Las, comme usé par la
vie, Beauvoir, surnommé « l'Œil » par la pègre, travaille dans l'agence de
détectives de Madame Schmitt-Boulanger. Des années auparavant, il avait une vie
de famille et une petite fille prénommée Marie mais sa femme l'a quitté, emmenant
avec elle leur fille qu'il n'a jamais revue et dont il ne conserve qu'une
vieille photo de petite écolière. À l'occasion d'une enquête, il croise la
route de Catherine Leiris, jeune femme instable d'une vingtaine d'années qui
assassine et dévalise des hommes fortunés. Plutôt que de la dénoncer, « l'Œil »
décide de la protéger et il va la suivre dans son périple meurtrier à travers l’Europe.
Mortelle randonnée
sera l’occasion de reconstituer l’équipe gagnante de l’immense succès Garde à
vue (1981) : Claude Miller à la réalisation, Michel Audiard à l’écriture
et Michel Serrault pour l’interprétation. C’est au départ un sujet porté par Michel
Audiard, séduit par le roman de Marc Behm dont il achète les droits puis se
lance dans l’adaptation avec son fils Jacques Audiard pour leur première
collaboration. C’est donc sans la contrainte ou la perspective concrète d’un
projet que se fait l’écriture, le scénario étant imprégné de la noirceur de
certains des derniers travaux d’Audiard (Mort d’un pourri (1977) ou Garde à vue
justement). L’auteur a été en effet profondément marqué par la mort de son fils
François dans un accident de voiture et ce deuil jamais cicatrisé imprègne tout
Mortelle randonnée. Cette facette se
verra appuyée lorsqu’Audiard confie le scénario à Michel Serrault ayant lui
aussi perdu sa fille Caroline dans un accident de la route en 1977 - et là aussi
un drame qui guidera ses choix vers des rôles plus sombres et ambigus. Claude
Miller va apporter une part de mystère et de recherche formelle qui amènera une
facette plus atmosphérique qui empêche le film de sombrer dans la pure veine
dépressive.
L’intime se marie donc à la fiction par la manière
fascinante dont le scénario et la mise en image dilue habilement le drame
personnel des personnages. Dès la scène d’ouverture où L’œil (Michel Serrault)
cherche sa fille sur une vieille photo de classe, la douleur et le manque se
font ressentir. On les associe à la longue séparation du personnage de sa femme
et sa fille mais logiquement au vu de son métier de détective il aurait sans
doute pu aisément retrouver cette fille qui doit désormais avoir l’âge adulte.
La manière obsessionnelle dont s’exprime ce manque dans l’attitude renfrognée
et le soliloque à voix haute permanent de Serrault laisse donc deviner ce deuil
plutôt que la simple distance. Néanmoins cette obsession intime va trouver un
objet concret dans lequel s’exprimer quand dans le cadre d’une enquête,
Serrault croise la route de la meurtrière caméléonne Catherine Leiris (Isabelle
Adjani).
Celle-ci change d’allure, d’identité et d’attitude au fil des amants
fortunés qu’elle détrousse et assassine dans un périple meurtrier et incertain
à travers l’Europe. Là encore c’est le déroulement du récit qui laissera
entrevoir les fêlures de Catherine qui s’enchâssent dans sa mythomanie. L’absence
et la mort tragique qu’on devine de son père s’inscrit ainsi dans les rares
confidences qu’elle livre à ses futures victimes. C’est le moment où le visage opaque
et tout de séduction calculatrice s’estompe pour laisser voir le regard triste,
la mélancolie de la fille paumée et solitaire. Cette « mortelle randonnée »
est donc une manière de d’oublier et fuir son mal-être, tout comme Serrault en
la poursuivant fait un transfert sur sa propre fille en âge d’être Catherine.
Claude Miller par les trous volontaire de sa narration (ellipses
improbables, transitions déroutantes, effets de montage incongrus) nous plonge
dans une ambiance rêvée fascinante où le visuel plutôt que le dialogue révèle
la finalité du récit. La sophistication des images s’adapte ainsi constamment
au nouveau personnage que s’invente Catherine, constamment contrebalancé par
ses écarts sanglants. L’étudiante aux cheveux longs et à l’allure virginale est
magnifiée par les lueurs de l’aube tandis qu’elle balance pourtant d’une barque
le cadavre empaqueté de sa dernière victime. Plus tard la facticité publicitaire
du cadre d’une cure thermale se révèle par un travelling marquant l’uniformité
des figures féminines alanguies en maillot de bain noir. Là encore tout en
arborant une même superficialité, Catherine se distingue par une folie
intérieure qui n’explose que le temps d’un meurtre au rasoir lorgnant sur le
giallo. Et à l’inverse le seul moment possiblement sincère lors de la romance
avec le riche aveugle (Sami Frey) voit le raffinement de sa demeure opposée à
une Catherine presque dénuée d’artifices, Pierre Lhomme baignant le visage
aimant d’Isabelle Adjani dans une lumière diaphane.
Plus l’histoire avance, plus le poursuivant et la poursuivie
s’enfonce dans le rôle qui les a conduit à cette situation. Michel Serrault
comme pour compenser la protection qu’il n’a pu apporter à sa fille disparue
qui son rôle d’observateur pour couvrir après coup tous les meurtres de
Catherine. Lorsque la fuite en avant semble peut-être pouvoir s’arrêter, c’est
lui qui provoquera plus ou moins volontairement les conditions du statu quo.
Quand à Catherine, lasse de semer la désolation et la mort, elle semble comme
rajeunir au fil du récit pour ne plus incarner que la jeune fille vulnérable et
sans re(père)s et plus la vamp insaisissable. Sorti de quelques personnages
truculents (le duo Guy Marchand/Stéphane Audran), le monde extérieur se fait de
plus en plus artificiel et fantomatique pour ne plus laisser exister que cette
connexion, implicite, télépathique et/ou concrète entre Isabelle Adjani et
Michel Serrault.
Les personnages finissent par tisser une interaction qui
ouvrent des belles possibilités d’interprétations, notamment celle que l’un ou
l’autre soit déjà mort et ait inventé son poursuivant/poursuivi pour préserver
son équilibre mental. C’est une idée qui marque notamment la scène où ils
brisent ensemble un barrage de police côte à côte. La séparation finale
tragique n’est ainsi pas une acceptation du deuil mais une manière d’accompagner
l’autre dans l’oubli et « rentrer dans la photo ». Le film sera
malheureusement incompris à sa sortie et se verra reprocher son esthétique « publicitaire »
marquée 80’s (Claude Miller délaissant cette voie formaliste pour revenir au
récit intimiste par la suite) mais demeure un fascinant classique et une
proposition singulière de film noir.
Sorti en bluray et dvd chez TF1 vidéo
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