Marieme vit ses 16 ans comme une succession d’interdits. La censure du quartier, la loi des garçons, l’impasse de l’école. Sa rencontre avec trois filles affranchies change tout. Elles dansent, elles se battent, elles parlent fort, elles rient de tout. Marieme devient Vic et entre dans la bande, pour vivre sa jeunesse.
Céline Sciamma poursuit sa veine du récit d’apprentissage au féminin avec Bande de filles. Le film diffère cependant de Naissance des pieuvres (2007) et Tomboy (2010) du fait de ne pas relever de l’intime et du vécu de la réalisatrice. L’idée lui vient plutôt d’une observation, celle de jeunes filles noires et banlieusardes arpentant en bande les quartiers populaires comme Les Halles ou Gare du Nord, gouailleuses, rieuses et dansantes. Céline Sciamma ne va cependant pas réaliser un film sur la banlieue, mais une œuvre roman d’apprentissage inspirée de Jane Austen pour la littérature, ou Jane Campion versant cinéma, où les questionnements ordinaires de la jeune fille s’adaptent à ce contexte de banlieue.
La scène d’ouverture est un beau condensé de l’approche à venir du film. On découvre un groupe d’adolescentes s’adonnant au football américain (en hommage à la série Friday Nights Lights dont Sciamma est fan) avec fougue, férocité et en fait liberté, magnifiée par les ralentis et la bande-son électronique de Para One. Le match terminé, elles rentrent chez elles, dans leur cité. On passe du jour à la nuit, de l’immensité du stade au chemin étroit dominé par les barres d’immeubles et les guerrières sportives redeviennent des filles chétives épiées et interpellées par les garçons qui les encerclent. Cette vulnérabilité est amplifiée par leur séparation progressive jusqu’à ce qu’il ne reste plus que celle dont nous allons suivre l’histoire, Marieme (Karidja Touré). Plus l’on se rapproche du cadre quotidien, plus les figures féminines sont ramenées à leur condition et affaiblie. Dans son foyer, Mariem chuchote donc désormais en présence d’un grand frère (Cyril Mendy) tyrannique tandis qu’une mère absente subvient modestement au revenus de la famille. Cette notion d’espace d’abord vu collectivement en ouverture se poursuit également là, le frère libre de ses allées et venues restreignant ses sœurs à la seule chambre exiguë qu’elle partage.Ses lacunes lui empêchant l’émancipation par l’école, l’horizon de Mariem va se faire au contact de trois filles de son quartier, Lady (Assa Sylla), Adiatou (Lindsay Karamoh) et Fily (Mariétou Touré). Ces dernières semblent libres de tout entraves par leur allure, leur parole et actions. Leur look commun fait de piercing, maquillage et coiffure en tissage constitue une armure contre le regard des autres, que ce soit celui inquisiteur de leur milieu ou celui lesté de préjugé du monde extérieur. Céline Sciamma, loin des clichés d’imagerie brute ou de caméra à l’épaule associés au contexte de la banlieue, choisit au contraire le format cinémascope et la photo stylisée de Crystel Fournier pour magnifier les déambulations de cette bande de filles. Les scènes contemplatives grandioses déploient ainsi une majesté certaine à la manière de ce mouvement de grue qui accompagne l’arrivée du quatuor au Forum des Halles. Le sommet de cette volonté est bien évidemment la scène où les filles entonnent en play-back le Diamonds de Rihanna, merveilleux moment d’hédonisme et de spontanéité ponctué par une danse endiablée. Cette scène porte pourtant les germes de cette liberté fragile où tout est une nouvelle fois question d’espace à conquérir ou bien où se replier. Nos héroïnes ont en effet réservées une chambre d’hôtel pour boire, fumer et donc danser à l’abri de regards de leur quartier. Pour être elles-mêmes entre filles, ou vivre sans contraintes leurs amours pour Mariem (qui entame une romance avec un ami de son grand frère, impensable) elles doivent s’isoler en vase-clos et/ou loin des codes de leur environnement. Sans cela, elles sont obligées de se plier à ses codes pour survivre. Ce sera notamment par un déni de féminité progressivement introduit dans le récit. Les filles se réunissent donc dans une sorte de ring à ciel ouvert du quartier pour régler leurs comptes avec des rivales et selon l’issue de la joute y gagnent ou perdent des parcelles de liberté. Comme un symbole et tel Samson, Lady perd sa coiffure en tissage après avoir subi la défaite et l’humiliation aux yeux de tous. A l’inverse, Mariem en sortant victorieuse et vengeant son amie gagne le « respect » de tous et notamment de son frère qui l’invite à une partie de jeu vidéo dans sa chambre (dont il l’a exclu pour un même loisir en début de film). L’expression affirmée de cette féminité est une faiblesse quand elle n’est pas cadrée par les codes du patriarcat, comme le soulignera un dialogue où le petit ami de Mariem lui suggère le mariage qui rendrait tout « plus simple ». Mais dès qu’elles manifestent la libre expression de cette identité féminine et notamment par le désir, l’étau oppressif se resserre par la « mauvaise réputation » et les réactions qu’elle suscite. Que Mariem ait couché et que cela c soit su est donc un déshonneur pour son frère. La dimension romanesque fonctionne à plein puisque l’on pourrait raconter exactement le même récit dans d’autres contextes historiques contraints pour les femmes (ce que fera d’ailleurs Sciamma avec Portrait de la jeune fille en feu (2019)) et leurs aspirations à travers une domination masculine et des codes sociaux oppressifs. Du coup la réalisatrice s’abstient de tout constat sociétal ethnologique ou religieux, tandis que la bande-originale véhicule énergie et émotion sans se plier la facilité de placer du rap (le morceau de Rihanna est plus le symbole de ce qu’est être une jeune fille aujourd’hui plutôt qu’un marqueur social et géographique qu’aurait amené le rap). Du coup bien qu’éloigné du milieu où elles vivent, Céline Sciamma est tout à même de comprendre les difficultés universelles (avec certes des spécificités) que les héroïnes rencontrent. C’est un âge fragile où il est difficile de se situer, Mariem ivre de s’affirmer cédant momentanément à la brutalité de son frère pour sa cadette et les fantômes de Tomboy planent quand elle décide masquer la visibilité de sa féminité en quittant son quartier. Sous la complexité et la dureté de son sujet, on retiendra pourtant avant tout de Bande de filles ce qui lui donne son titre. Les joies, les rires, les petites disputes et réconciliations de ce microcosme féminins donnent lieu à de sublimes moments d’émotions. De l’amusement d’une partie de mini-golf à une réconciliation entre sœurs durant un trajet de RER, en passant par la révélation du vrai prénom d’une des protagonistes, c’est cette merveilleuse complicité magnifié par l’interprétation impeccable des comédiennes débutantes (clairement on s’étonnera de ne pas avoir plus revu Karidja Touré depuis). Juste, poignant et moderne.Sorti en dvd chez Arte
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