Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tous mes visionnages de classiques, coups de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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dimanche 30 novembre 2025

Nana - Christian-Jacque (1955)


 La vie d'une cocotte sous le Second Empire. Pulpeuse, vulgaire, Nana chante l'opérette et soumet les hommes à ses lois. Tour à tour, le banquier Steiner, le duc de Vandeuvres, le cabotin Fontan et surtout le comte Muffat, chambellan de l'empereur, gravitent autour d'elle qui sème la ruine, le déshonneur et la mort.

Le succès commercial de Caroline Chérie de Richard Potier (1951) avait fait de Martine Carol une star, et installée sa persona filmique de séductrice à la fois ingénue et sulfureuse dont les atours faisaient perdre la tête aux hommes. La suite Un caprice de Caroline chérie (1952) enfoncerait le clou, et Martine Carol va devenir la plus grande vedette féminine du cinéma français des années 50 en capitalisant sur ce registre. Ce sera notamment le cas à travers ses collaborations avec Christian-Jaque, son futur mari rencontré sur le tournage de Adorables créatures (1952) et qui va lui offrir des écrins sur mesure dans Lucrèce Borgia (1953), Madame du Barry (1954) et donc Nana par ce même cocktail de film d'époque et héroïne séductrice - il travaillerons ensemble sur 6 films jusqu'à leur divorce en 1959.

Cette adaptation du roman éponyme d'Emile Zola, le neuvième volume de son cycle des Rougon-Macquart, cherche donc en premier lieu à s'appuyer sur ce lustre luxueux et provocant qu'incarne l'actrice. Les changements par rapport au livre vont dans ce sens, que ce soit dans le fait de ne pas évoquer le passé misérable de Nana qui expliquerai en partie sa conduite (éléments présents dans L'Assommoir, précédent roman des Rougon-Macquart et adapté l'année suivante par René Clément dans Gervaise (1956)) ou encore la mort plus tragique et flamboyante du personnage dans le film alors qu'elle succombait à la petite vérole à l'écrit. Christian-Jaque fait de la tenue formelle du film une illusion comparable à la promesse d'amour et de volupté que représente Nana pour les hommes qui la désirent. Plus ce désir est ardent, plus Nana exige d'eux et plus les environnements traversés s'avèrent fastueux - même si dans un terrible déterminisme, le seul homme, pauvre, a qui elle voudra donner à son tour, la rejettera. Les nouveaux riches, spéculateurs et aventuriers tels que le banquier Steiner (Noël Roquevert) ou le duc de Vandeuvres (Jacques Castelot) savent à quoi s'en tenir, et font de leur relation avec Nana un plaisir éphémère qu'ils peuvent se permettre tant qu’ils en ont les moyens. 

Il faut voir la scène de "séduction" entre Steiner et Nana où, en guise de déclaration, il va lui ouvrir son coffre-fort pour la faire sienne. Le Comte Muffat (Charles Boyer), chambellan de l'empereur, est présenté d'emblée comme un homme rigide, trop droit et vertueux, dénué du cynisme qui le prémunirait face à une séduction plus sournoise. Christian-Jaque capture à merveille les petites attentions, les regards en coin et la proximité physique innocente propre à troubler cet homme qui n'a jamais exercé la débauche. Il constitue à la fois un défi et une respiration pour Nana qui, entretenue par d'autres amants, noue avec lui une romance désintéressée. Mais à partir du moment où il comprendra ce qu'elle est et acceptera à son tour d'en devenir le protecteur, Muffat perdra toute sa spécificité aux yeux de Nana qui le malmènera comme les autres.

Martine Carol livre une prestation étincelante alliant la gouaille urbaine de la lorette, la prestance de la grande dame et cette dimension sexy irrésistible qui justifie de voir les hommes perdre la tête et leur fortune. Christian-Jaque, calqué sur son héroïne, allie avec brio le trivial et le grandiose dans sa mise en scène. Les costumes de Marcel Escoffier et Pierre Cardin exacerbent le sex-appeal de Nana durant les scènes de cabaret, dévoilant ses chairs avec la toge grecque du premier spectacle, ou la laissant deviner avec le costume justement couleur chair laissant croire à l'œil distrait qu'elle est entièrement nue sur les rares traces visibles de tissu. Le prisme distant de la scène s'estompe pour l'émoi rapproché des scènes de loges où Nana n'a aucune pudeur à se déshabiller devant ses visiteurs. Dès lors, pour posséder ce corps affolant, ils devront le déplacer dans un cadre à la hauteur des exigences de Nana, et à la profondeur de leur portefeuille tant qu’ils pourront.

Dès lors les décors de Robert Gys se chargent de nous en mettre plein la vue sublimée par les couleurs, la teinte de l'Eastmancolor amenant ce sentiment mitigé de faste et d'artificialité correspondant aussi à la nature factice des sentiments et relations unissant les personnages. Ce sous-texte sordide empêche d'ailleurs le film, malgré les tenues affolantes et les décolletés vertigineux de Martine Carol, de dégager la même sensualité qu'un Caroline Chérie. Une ellipse précède ou suit toutes les coucheries, qui ne dégagent jamais, à défaut d'amour, une notion de plaisir, nous sommes toujours dans la négociation et la transaction. Un seul ne semble pas l'accepter et tout céder à Nana pour aller sciemment à sa perte, c'est Muffat superbement incarné par un Charles Boyer magistral. Il impressionne à montrer sa droiture et ses principes lentement s'effriter au contact de Nana, la prestance et le charme naturel passé de l'acteur vieillissant exprimant parfaitement ce sentiment.

Plus Christian-Jaque s'abandonne à la grandiloquence, plus le récit se fait sombre et impitoyable. Le réalisateur avait déjà montré sa capacité à adopter une imagerie opératique dans sa mise en scène (notamment sur La Symphonie fantastique (1942) et il s'en donne ici à cœur joie dans la dernière partie, notamment une séquence finale d'une grande puissance évocatrice et à la théâtralité assumée. Une belle réussite pour cette forme de quintessence de Martine Carol, qui subira le rejet du public lorsqu'elle essaiera de montrer le versant plus sombre de cette incarnation de courtisane dans Lola Montès de Max Ophüls (1955).

Disponible en dvd chez René Château 

vendredi 28 novembre 2025

Scarlett et l'éternité - Hateshinaki Sukâretto, Mamoru Hosoda (2025)

 Scarlet, une princesse médiévale experte en combat à l'épée se lance dans une périlleuse quête pour venger la mort de son père. Son plan échoue et grièvement blessée elle se retrouve projetée dans un autre monde, le Pays des Morts. Elle va croiser la route d'un jeune homme idéaliste de notre époque, qui non seulement l'aide à guérir mais lui laisse également entrevoir qu'un monde sans rancœur ni colère est possible.

Depuis sa véritable révélation au grand public avec La Traversée du temps (2007), Mamoru Hosoda a construit œuvre aussi passionnante que cohérente thématiquement, nous promenant par des mondes et postulats imaginaires dans des questionnement intime autour de la famille et l’enfance. Hosoda creuse ce sillon avec talent mais, depuis Le Garçon et la bête (2015) voire Les Enfants loups (2012) avait cessé de surprendre, était entré dans une certaine routine, tout attachants et réussis que soient Miraï, ma petite sœur (2018) et Belle (2021). Scarlett et l’éternité, malgré ses imperfections, constitue donc une réelle prise de risque par ses partis-pris formels et narratifs, tout en s’inscrivant en parfaite continuité au sein de l’œuvre d’Hosoda.

L’esthétique alternant animation 3D, décors photoréalistes, atmosphères oppressantes et brutales de dark fantasy surprend vraiment par la rupture avec les univers bariolés habituels du réalisateur. Sur les prémices d’un récit inspiré d’Hamlet, Scarlet et l’éternité dépeint une douloureuse quête de vengeance. Dans la pièce de Shakespeare, l’appel à la vengeance pouvait se questionner entre l’inconscient coupable, la santé mentale vacillante d’Hamlet, ou la réelle apparition du fantôme de son père roi du Danemark désignant à son fils le nom de son assassin, l’oncle Claudius. Mamoru Hosoda inverse les niveaux de perception en faisant échouer d’emblée cette vengeance durant une introduction « réaliste » et médiévale, Scarlett devant surmonter ses démons dans un ailleurs incertain, entre enfer et paradis, passé et présent.

Cet autre monde semble se plier à ce qu’y recherche ses êtres de passages. Pour Scarlett, c’est une boucle d’éternels combats sanglants, un défilement incessant d’antagonistes lui barrant le chemin dans l’assouvissement de sa haine. Hosoda est coutumier de la création « d’outre-monde » servant la catharsis de ses personnages : les mondes virtuels de Summer Wars (2010) et Belle, le continuum espace-temps de La Traversée du temps et Miraï, ma petite sœur. Les rencontres inattendues faites dans ces environnements détournent la trajectoire uniforme des protagonistes, développent leur empathie et noient leur égoïsme pour en faire des êtres neufs. Ici il s’agira d’un secouriste échappé de la réalité contemporaine dont l’inaltérable empathie et bienveillance aura progressivement raison de la hargne de Scarlett.

On pourrait donc penser qu’Hosoda est sur ses rails habituels mais, à sa ligne claire narrative habituelle, il a privilégié cette fois quelque chose de plus expérimental, erratique et rugueux. Cela se ressent de manière la plus visible dans l’atmosphère profondément sombre, violente et anxiogène de ce monde déployant une imagerie cauchemardesque et grandiloquente. Le réalisateur lorgnait vers ce type de tonalité, notamment dans le climax de Le Garçon et la Bête, mais il se déleste de la progression plus attendue du récit initiatique pour nous perdre dans un espace mental torturé. La quête individualiste est vouée à l’échec et condamne au tourment dans ce monde, mais laisse entrevoir la sérénité et la paix intérieure si l’on s’y ouvre à l’autre. 

Dès lors les ruptures de ton lumineuses offrent des moments fort envoûtants et formellement inspirés. Hosoda semble avoir eu recours à un mélange de rotoscopie (proche de la technique de Takehiko Inoue sur le furieux The First Slam Dunk) pour deux moments de grâce proposant des scènes de danses, l’une délicieusement maladroite s’inspirant des rituels d'Asie centrale, et une autre plus moderne défiant l’espace et le temps. C’est dans cet abandon et l’acceptation de ce que la vie a à offrir de plus beau que pourra se dissoudre la haine de Scarlett, héroïne torturée et en plein doute comme les affectionne Hosoda. 

Le ton assez singulier pour perdre certains spectateurs en route (le film semble d’ailleurs rencontrer un échec commercial au Japon) et la noirceur de l’ensemble écarte d’office un trop jeune public. Malgré une certaine confusion par instant (mais qui s’estompera à coup sûr à la revoyure), on saluera cette belle prise de risque d’Hosoda qui nous laisse imprégné d’images fortes – dont l’une des scènes finales revisite la séquence la plus iconique du Picnic de Shunji Iwai (1996).

Vu au Festival du Carrefour de l'animation, sortie en mars 2026 

mercredi 26 novembre 2025

Géant: Vie et mort de Rock Hudson - Adrien Gombeaud

Rock Hudson gagne ses galons de star au début des années 50 et, représente l’un des derniers avatars d’une certaine idée du rêve et de la perfection de l’âge d'or hollywoodien. Il en symbolisera aussi tous les pans secrets, puritains et discriminants lorsque sa mort tragique en 1985 dévoilera une existence placée sous le signe du mensonge. Lui, l’icône virile, le sex-symbol admiré par les femmes et envié des hommes, était homosexuel. Cette vérité éclate malgré lui aux yeux du monde lorsqu’il sera la première grande star contaminée et fauchée par le virus du sida, qui fait ses premiers ravages plus particulièrement auprès de la communauté gay.

Le passionnant ouvrage d’Adrien Gombaud s’attache donc à placer l’homme ainsi que la star Rock Hudson face à son époque, et sa manière d’y former une image cachant cette autre part de lui-même, avant que celle-ci se dévoile à tous tragiquement. Bien que survolant toute la carrière d’Hudson, le livre n’est pas à proprement parler une biographie mais davantage une étude de caractère. La construction même du livre participe à cette dualité de Rock Hudson. La première partie est découpée à travers des chapitres dépeignant en ouverture le présent fragilisé d’un Hudson découvrant son mal parallèlement au reste du monde (scientifique, communauté gay, média) et le reste consacré au passé avec les premières failles mais surtout l’ascension glorieuse d’Hudson dans le microcosme hollywoodien, l'élaboration de sa persona filmique et publique. La seconde partie resserre l’étau en débutant les chapitres par les premiers ravages du sida, l’impuissance du monde médical et l’indifférence des politiques, puis en parlant du déclin progressif d’Hudson, vestige du passé dans un monde en pleine mutation sociale - notamment une communauté gay se construisant ses codes culturels et esthétiques, espaces dédiés, qui influenceront le mainstream.

Très bien documenté, tant dans le traitement d’Huston que de celui de la mue sociétale des Etats-Unis et que des prémices du combat scientifique et médiatique contre le sida, Adrien Gombaud fait montre d’un remarquable talent de narrateur et de portraitiste faisant de l’ensemble un tout cohérent et captivant. C’est en particulier le cas lorsqu’il s’agit de cerner la personnalité complexe d’Hudson, mais aussi de dépeindre avec une verve digne de James Ellroy le climat de paranoïa et de suspicion agitant l’usine à rêve, l’autre chasse aux sorcières visant une communauté gay ostracisée. En ayant construit son aura de star sur une masculinité toute puissante, il est d’autant plus difficile pour Hudson de cohabiter avec « la fillette qui vit en lui » selon ses termes. Les liens entre sa double vie et ses rôles emblématiques sont bien vus à travers des réflexions pertinentes, que ce soit le monumental Géant de George Stevens, les drames de Douglas Sirk, les comédies avec Doris Day gorgées de sous-textes gay, et certains chefs d’œuvres inclassables comme Seconds de John Frankenheimer.

Pour qui n’a pas vécu ces heures sombres, la dernière partie de l’ouvrage s’avère très poignante par son évocation de l'hécatombe de l'épidémie du sida, la stigmatisation des premiers malades et leurs morts dans des conditions sordides, avant de ramener l’emblème imposante de l’Americana à sa vulnérabilité en exposant le sida comme un mal auquel tout un chacun est exposé. Le drame d’un homme se fait le miroir d’une époque de souffrances et de luttes auxquelles il se mêlera bientôt malgré lui, et contribuera à une évolution des mœurs par l’exposition d’une vie de dissimulation.

Publié chez Capricci 

lundi 24 novembre 2025

Original Sin - Shinde mo ii, Takashi Ishii (1992)

 Mariée à un agent immobilier d’âge mûr, Nami entame une liaison avec leur nouvel et jeune employé. Obsédé par sa maîtresse, celui-ci fomente un plan pour se débarrasser du mari…

Takashi Ishii est à l’origine un mangaka ayant réussi à se frayer un chemin au cinéma à travers les adaptations de ses sulfureuses œuvres papiers. Le studio Nikkatsu alors en plein dans son virage vers la production érotique avec ses « Roman Porno » va plusieurs fois se pencher sur Nami, héroïne phare d’Ishii à travers la série des Angel Guts : Angel Guts : High-School Co-Ed (1978) et Angel Guts : Red Classroom de Chusei Sone (1979), Angel Guts : Nami de Noboru Tanaka (1979) et Angel Guts : Red Porno de Toshiharu Ikeda (1981). Déjà controversées en manga, les excès d’Ishii sont exacerbés par la surenchère du cinéma d’exploitation, ainsi que la maestria des réalisateurs en faisant de forts tourmentés voyages au bout de la nuit. Takashi Ishii va s’atteler au scénario de plusieurs de ces adaptations, se rapprochant ainsi de Toshiharu Ikeda qui deviendra un de ses collaborateurs réguliers puisqu’il écrira pour lui certaines œuvres cultes comme Scent of Spell (1985) ou le film d’horreur Evil Dead Trap (1987).

A la fin des années 80, Takashi Ishii passe enfin à la réalisation même si ses galops d’essais le maintiennent sur ce créneau du cinéma d’exploitation notamment en filmant à son tour un volet d’Angel Guts en 1988. La donne va changer avec Original Sin, vrai film d’auteur nourrit de ses travaux passés mais délesté des outrances du cinéma bis. Il adapte là un roman de Bo Nishimura, lui-même inspiré du fait divers qui vit un jeune employé devenir l’amant de la femme de son patron, homme plus âgé que le couple va assassiner. L’affaire étant encore fraîche dans l’opinion (l’épouse coupable sort de prison peu avant le lancement de la production), Ishii fictionnalise le drame en imaginant les sentiments agitant les protagonistes. Un des moyens de s’approprier le récit sera notamment de nommer « Nami » l’héroïne interprétée par Shinobu Otake. Cela l’inscrit ainsi dans son corpus papier et filmique, Nami étant la figure récurrente de la femme outragée, tourmentée, parfois vengeresse et en tout cas reflet de l’oppression subie par les femmes au sein de la société japonaise.

Takashi Ishii se réapproprie donc pour la première fois sa création dans une œuvre personnelle. Cette fois Nami est l’épouse de Hideki (Hideo Murota), homme de douze ans son aîné avec lequel elle gère une agence immobilière. Tout bascule lorsque le marginal Makoto (Masatoshi Nagase) entre dans leurs vies. Secrètement amoureux de Nami, il se fait engager par l’époux et va profiter du premier moment seul avec Nami pour abuser d’elle. Les réactions de chacun vont s’avérer très inattendues et constituer un étrange triangle amoureux. Ishii nous prépare en partie à ce virage durant les scènes introductives. L’ouverture dans un train oscille entre deux niveaux de réalité, celle concrète de Makoto endormi sur une banquette et celle, fantasmée et onirique le montrant encore coincé en enfance cherchant l’attention de sa mère. 

Sa manière de choisir son trajet en sortant de la gare se rapproche également de jeu d’enfant, et ce n’est finalement pas un hasard s’il tombe amoureux de la première femme croisée, Nami, comme le ferait un enfant s’entichant arbitrairement d’une figure adulte. Quant à Nami, sa place au sein de son mariage s’avère insatisfaisante sur plusieurs points. Elle apparaît davantage comme une employée plutôt qu’une associée au sein de l’agence, et dans l’intimité le manque d’investissement de l’époux apparaît de façon crue et triviale quand il se refuse à jouir en elle après un rapport, ce qu’elle lui reproche. Elle semble être un trophée pour cet homme mûr, qui par ailleurs ne semble pas gêné pour la tromper dans les bars à hôtesses et parfois amener ses maîtresses à l’agence.

Si Ishii cède malheureusement à la veine crapoteuse d’antan avec une scène de viol, les conséquences de cet acte s’avère passionnantes dans la dynamique des personnages. Ishii expose une certaine réalité des rapports maritaux au Japon, avant de les faire imploser. Makoto est un homme/enfant ayant exprimé son amour de la seule façon brutale et maladroite dont il était capable, mais Nami y voit paradoxalement un investissement plus sincère que celui de son propre époux – là aussi par le côté très cru le voyant jouir en elle. Elle va alors le guider pour qu’il lui témoigne son attirance de façon plus tendre et douce, chose dont elle ne profite pas lors des étreintes furtives et égoïstes avec son époux. Passé ce rebondissement controversé et transgressif, Takashi Ishii se montre d’une sobriété rare pour dépeindre l’évolution des protagonistes.

Nami semble partagée entre le sentiment de protection social et matériel d’un époux prévenant qu’elle n’aime pas, et la vraie passion pour un marginal sans avenir. Ishii donne dans l’imagerie d’un bonheur domestique ordinaire pour traduire le lien rattachant Nami à son mari. A l’inverse, il installe les silences complices des moments volés et éphémères entre Nami et Makoto, notamment en étirant la durée des plans comme lors de la scène de l’auberge où il se font longuement face et se regarde tendrement, sans se toucher. Si Nami ne sait lequel des deux choisir, c’est parce qu’ils se rejoignent en définitive dans leur inconséquence masculine. Makoto ne se résout pas à être, même pour un temps, simplement l’amant et veut que Nami lui appartienne corps et âme. Hideki l’époux ne voit pas d’inconvénients à tromper sa femme, mais sort de ses gonds et retrouve lui aussi des instincts de possessions dès lors qu’il découvre sa liaison avec un être inférieur socialement, son employé de surcroît. 

Les deux hommes s’avèrent pathétiques par la menace physique voire le meurtre qu’ils annoncent s’ils étaient abandonnés pour l’autre, mais entre lâcheté et forfanterie seuls les tristes hasards mèneront à cette escalade criminelle. Ishii n’est cependant pas manichéen et unidimensionnel, le bonheur menacé entrouvrant une facette plus tendre et vulnérable chez l’époux et l’amant. Nami trouve en Makoto un homme de son âge, proche de ses origines sociales (la scène où elle le retrouve dans son quartier d’enfance) et n’hésitant pas à lui exposer avec douceur ses sentiments – la scène de viol, concession à l’ancienne veine d’exploitation, excepté bien sûr. Le mari se montre quant à lui moins volage, plus attentionné et en définitive plus vulnérable face à la perspective d’être quitté.

Les trois acteurs sont remarquables pour traduire cette gamme d’émotions contradictoires, en particulier Shinobu Otake exprimant un trouble qui culmine lors de la séquence finale. Dans le même mouvement, son visage exprime l’apaisement et le choix résolu après avoir commis l’irréparable, tandis que les larmes coulant de ses yeux traduisent la nostalgie et le regret d’un bonheur perdu à jamais. Takashi Ishii filme la scène comme dans un rêve éphémère, la photo diaphane traduisant la nature factice de cette union enfin accomplie – et ce que l’issue du vrai fait divers viendra confirmer. C’est une grande réussite pour Takashi Ishii qui extirpe « Nami » des affres parfois putassières mais inventifs du cinéma d’exploitation pour l’inscrire dans l’émotion des grands drames intimistes.

Sorti en bluray françis chez Carlotta 

vendredi 21 novembre 2025

The Killer - Dip huet seung hung, John Woo (1989)

 Jeff est un tueur professionnel. Lors de l'exécution d'un contrat, il blesse accidentellement aux yeux une jeune chanteuse, Jenny. Rongé par le remords, il accepte d'éliminer un parrain des Triades afin de réunir la somme nécessaire à la transplantation de cornée dont Jenny a besoin. L'affaire tourne mal et Jeff se retrouve à la fois poursuivi par ses employeurs et par un policier acharné, l'inspecteur Li.

Le Syndicat du crime (1986) avait été l’œuvre de la libération pour John Woo, lui permettant d’enfin s’épanouir dans son genre de prédilection, le polar, et d’y déployer à la fois ses thèmes fétiches et sa mise en scène novatrice. C’est cependant avec The Killer que le réalisateur va pleinement exprimer son potentiel, atteindre la quintessence de son art et attirer l’œil du public ainsi que de la critique internationale. Malgré un climax dantesque, Le Syndicat du crime 2 (1987) restait une concession commerciale nécessaire après l’immense et inattendu succès du premier volet, ayant initié la vague du polar héroïque à Hong Kong.

Pour son film suivant, John Woo aspire donc à s’atteler à un vrai projet personnel, et en particulier la possibilité de narrer une histoire d’amour. Le postulat de The Killer lorgne sur Le Samouraï (1967), un des chefs d’œuvre de Jean-Pierre Melville (un des modèles de Woo) avec ce tueur à gage froid et impitoyable fendant l’armure – Woo cherchant aussi à prolonger la prestance d’Alain Delon à travers le charisme de Chow Yun-fat. La dimension de pur mélodrame vient d’une autre inspiration, le film japonais An Outlaw de Teruo Ishii (1964) dont la romance, le final tragique et la droiture morale du tueur incarné par Ken Takakura ont profondément marqué John Woo. 

C’est d’ailleurs le drame davantage que l’histoire d’amour liant le tueur Jeff (Chow Yun-fat) à sa victime collatérale dont il va se faire le bienfaiteur qui fonctionne le mieux aujourd’hui. La naïveté et la candeur fonctionnant sur un premier degré total provoqua parfois une hilarité involontaire auprès des spectateurs occidentaux lors de la distribution internationale du film au début des années 90. Au sein de la production même, ce parti-pris narratif ne fit pas l’unanimité dans le cadre d’un polar et John Woo parvint à aller au bout de sa démarche dans un climat de doute.

N'en déplaise aux cyniques, l’émotion sans calcul de The Killer fonctionne pleinement car John Woo lui confère une intense incarnation par la force de sa mise en scène. Toute la contradiction entre le métier violent de Jeff et sa quête d’un ailleurs paisible s’exprime durant la première scène, par le contraste entre le lieu, une église, et la transaction qui s’y noue, la désignation de sa prochaine cible. Cette dualité opère aussi lors de la première exécution durant laquelle, sous les balles et le chaos, la rédemption et l’amour s’offrent à lui lorsqu’il rend malencontreusement aveugle la chanteuse Jenny (Sally Yeh). La violence et la compassion surgissent simultanément et de façon cathartique lors de cet enchaînement bref de plans voyant partir la balle du revolver, le mouvement de tête de Jenny exposée à bout portant et ses yeux désormais éteints. D’abord par culpabilité, puis par amour, Jeff a désormais une autre raison d’être que celle de tuer. En rendant cela palpable par l’image plutôt que le discours, John Woo confère une forme d’universalité et évidence à l’émotion qu’il souhaite véhiculer.

Il en va de même sur le terrain plus familier pour lui des amitiés viriles et fraternelles. Lorsque Jeff reçoit la visite de son ami Sidney (Chu Kong) qui s’apprête à le trahir pour leur commanditaire, un panoramique accompagne l’arrivée de ce dernier mais le mur séparant les deux amis lors de ce mouvement d’appareil exprime implicitement le doute et la rupture qui va s’instaurer entre eux. Sidney passera le reste de l’histoire à regagner, au péril de sa vie, l’estime de son ami. 

A l’inverse, le mimétisme des antagonistes Jeff et Li (Danny Lee) le policier qui le pourchasse, se noue aussi par la mise en scène. Woo travaille cela en montage alterné lorsque Li reproduit la posture de Jeff dans son appartement la veille, adoptant son mode de pensée et comprenant la manière dont il a répliqué à ses assaillants. John Woo refait le même travelling et adopte la même composition de plan pour nous faire comprendre que les deux ennemis sont de la même trempe, et par extension nous prépare à l’improbable amitié qui va les unir.

C’est cette émotion à vif qui porte le film, par cette sentimentalité exacerbée, cette tension de tous les instants (la mythique séquence du mexican stand-off) et bien sûr par ses explosions de violence. Si A toute épreuve (1992) poussera plus loin la démesure pyrotechnique de l’action, The Killer est un véritable sommet de virtuosité opératique. La scène d’ouverture ainsi que plus tard la poursuite en hors-bord et le face à face à l’hôpital sont des démonstrations de la précision et du sang-froid de Jeff (avec leur pendant pour Li durant la scène du bus). 

Le défilement à différentes vitesses des ralentis, le génie du montage dans ses partis-pris (le choix de montrer brutalement les impacts puis de dilater voir de couper avant la chute des antagonistes) aboutit à une forme d’emphase poétique de violence et de chaos par laquelle l’influence de Sam Peckinpah autant que celle de la comédie musicale se ressent. Après avoir annoncé de façon séparée le lien entre Jeff et Li, Woo l’exprime par le jeu des raccords en mouvement, du découpage qui rend leurs actions coordonnées et complices dans la dernière partie. Là encore, avare de mots, le réalisateur fait comprendre cette amitié de façon purement sensorielle et organique.

La confrontation finale dans l’église est un sommet, se délestant des ultimes et déjà bien fragiles carcans de réalisme avec les adversaires innombrables, les munitions comme illimitées et les balles surgissant comme une émanation physique de la rage intérieure des personnages. La symbolique religieuse appuyée se fond à l’approche viscérale de Woo, annoncée dès le début en faisant des blessures de Jeff les stigmates de sa rédemption, jusqu’à la conclusion tragique où il perd la vue en ultime sacrifice. Même s’il aura d’autres grandes réussites par la suite, la place de John Woo dans l’histoire du cinéma était déjà assurée avec le sommet que constitue The Killer.

Ressortie en salle le 26 novembre 

jeudi 20 novembre 2025

La Souris qui rugissait - The Mouse That Roared, Jack Arnold (1959)

 Le duché de Fenwick, modeste État d'Europe, exporte son vin aux États-Unis. Quand un businessman décide de fabriquer une contrefaçon de ce délicat breuvage, c'est la ruine pour le duché. Mobilisation générale, déclaration de guerre. Une centaine d'archers sont dépêchés vers le Nouveau Monde. Ils arrivent à New York en pleine alerte atomique et leur tenue ahurissante les fait prendre pour des Martiens.

La Souris qui rugissait est une savoureuse fable moquant contexte politique tendu de la fin des années 50. L’état imaginaire du duché de Fenwick et ses modestes réclamations est le miroir de toutes les peurs et tensions internationales du moment et passées. Ainsi, victime impuissante d’une contrefaçon sur ses exportations de vins aux Etats-Unis, le Fenwick décide de bénéficier des apports du plan Marshall sans les dommages collatéraux d’une vraie guerre mais le plan va presque trop bien fonctionner. Dans un triple rôle, Peter Sellers gagne ici ses galons de stars en incarnant trois visages du pouvoir de Fenwick. 

Il y a le pouvoir distant et détaché des réalités de la Grande Duchesse Gloriana XII, celui roublard et calculateur du premier ministre Rupert Mountjoy et enfin celui naïf et désintéressé de Tully Bascombe, chef des armées ou du moins ce qu’il en ressemble. Cela préfigure les rôles multiples de Sellers dans une satire bien plus corrosive sur la guerre et la peur du nucléaire, Docteur Folamour de Stanley Kubrick (1964). Tully Bascombe annonce aussi les personnages de candides faisant vaciller les institutions, qu’elle soit Hollywoodienne dans The Party de Blake Edwards (1968) ou politiques dans un de ses grands rôles tardif, le merveilleux Bienvenue Mister Chance de Hal Hashby (1979).

Jack Arnold, par ses choix d’adaptation du roman éponyme de Leonard Wibberley renforce grandement la dimension caustique du récit. L’inspiration des personnages de Sellers diffère du roman pour moquer des personnalités britanniques emblématiques. Du papier à l’écran, la Grande Duchesse passe de jeune fille moderne pleine d’allant (inspirée de la reine Elisabeth II) à la vieille rombière sénile lorgnant sur la reine mère Victoria, tandis que Rupert Mountjoy par ses instincts calculateurs et belliqueux à pour source Benjamin Disraeli, ancien premier ministre conservateur à poigne. 

Certains rebondissements sont édulcorés pour accentuer la farce, comme la confrontation de l’armée de Fenwick avec la police américaine bien plus sanglante dans le livre et tournant à la pantalonnade dans le film. Sous les rires, les angoisses du moment sont pourtant bien là, la réussite inattendue de « l’invasion » de Fenwick aux USA venant d’un exercice qui n’est pas sans rappeler ceux effectués en cas d’attaque nucléaire – et Fenwick est confondu avec des extraterrestres, métaphore de la peur de l’invasion communiste.

La peur de la bombe plane sur l’ensemble du récit, d’authentique images de champignon atomique laissant augurer le sort du monde en cas de possession de l’arme atomique entre les mains de bougres moins avenant que le Duché de Fenwick. Jack Arnold exploite avec brio son faible budget pour exploiter des images bucoliques, pastorales et délicieusement factices de l’inoffensif Duché de Fenwick, les autres puissances mondiales ayant largement plus d’idées nocives et d’ambitions pour exploiter la possession de l’arme nucléaire. Tout reste cependant ici très bienveillant à l’image de la romance entre Tully et Helen (Jean Seberg), fille du scientifique en charge de la bombe, mais le charme opère par les gags farfelus (l’hilarant détournement du logo de Columbia en ouverture, la partie de football avec la bombe) et somme toute par une résolution harmonieuse telle qu’on aimerait en voir plus souvent entre les grands de ce monde.Le film connaîtra un succès inattendu et bénéficiera même d'une suite quatre ans plus tard avec La Souris sur la lune réalisé par Richard Lester (1963).

Sorti en dvd zone 2 français chez Wild Side et actuellement visible en streaming sur MyCanal 

mercredi 19 novembre 2025

4 mouches de velours gris - 4 mosche di velluto grigio, Dario Argento (1971)

Voilà plusieurs jours que Roberto Tobias, batteur d'un groupe de rock, est suivi par un homme dans la rue. Lorsqu'il finit par intercepter l'inconnu, la situation dérape et un meurtre s'ensuit. Pris en photo l'arme à la main lors du crime, Roberto reçoit bientôt des menaces d'une mystérieuse personne ayant assisté à toute la scène. Il devient alors victime d'un odieux harcèlement tandis que d'autres assassinats sont commis autour de lui...

4 mouches de velours gris est le dernier volet de la trilogie animalière de Dario Argento, à travers laquelle il aura posé les bases du giallo. L’Oiseau au plumage de cristal (1970) et Le Chat à neuf queues (1971) installent ainsi un format bien rôdé fait de suspense hitchcockien, de récit à mystère sous forme d’enquête dont la résolution reposera sur une révélation rattachée par un motif scénaristique et/ou formel à son titre animalier. Au premier abord, 4 mouches de velours gris obéit à ce schéma, mais en définitive s’n éloigne grandement pour préparer les mues à venir d’Argento sur Profondo Rosso (1975), mais surtout Suspiria (1977) et Inferno (1980).

L’Oiseau au plumage de cristal et Le Chat à neuf queues fonctionnaient encore en partie sur la structure policière littéraire du giallo, avec comme point de départ un crime dont le mystère et la résolution avaient pour fil rouge une enquête. Profondo Rosso se détachera en partie de cela en faisant de son mystère une « image manquante » prolongeant la démarche d’Antonioni sur Blow up (1966), tandis que Suspiria et Inferno se délestent de toute la logique inhérente au schéma policier par leur quasi-absence de scénario structuré et la bascule explicite dans le fantastique.  

4 mouches de velours gris amorce cette démarche puisque, si crime il y a, le coupable accidentel n’est autre que le héros Roberto (Michael Brandon). Le mystère repose sur l’identité du témoin du drame, une étrange silhouette masquée. L’aspect tangible se dérobe au niveau de l’intrigue avec ce témoin ne réclamant rien pour son possible silence, et se délectant des abîmes d’anxiété dans lesquels il plonge Roberto par jeu de piste sadique.

La mise en scène d’Argento et la narration du film prolongent ce sentiment d’incertitude. La caméra flottante progresse comme dans un rêve, ou plutôt un cauchemar, par ses transitions étranges, sa temporalité incertaine et sa gestion de l’espace absurde. Nous sommes tour à tour dans la psyché du tourmenté et du tourmenteur, l’angoisse de l’un se substituant au voyeurisme de l’autre à différent niveaux de perceptions - la photo désaturée des cauchemars de Roberto étant un miroir de l'imagerie infra-rouge des clichés pris par le méchant. 

Ces partis-pris brillent particulièrement lors de la scène du parc où les figurants s’estompent du décor dans une pure bascule onirique, qui se prolonge par l’altération de l’espace prenant au piège sa malheureuse victime. Pas toujours réussies, les ruptures de ton humoristiques participe néanmoins à cela, par l’apparition de protagonistes farfelus comme le facteur, le détective privé gay incarné par un surprenant Jean-Pierre Marielle, ou encore Bud Spencer. La résolution abrupte, alambiquée et brutale n’atteint pas encore l’inquiétante étrangeté implacable des films suivants mais s’avère suffisamment surprenante dans son entre-deux (tout fait sens mais semble encore plus "autre") pour marquer les esprits. La fin d’une ère et le début d’une autre pour Argento.

 Sorti en bluray français chez Carlotta