L'action se situe en
1911, lors de son voyage de retour à Vienne, à un moment où Mahler, malade, ne
sait pas encore qu'il n'a plus que quelques jours à vivre. Tout au long de ce
voyage, le compositeur, habité par un désespoir profond, revit les étapes
importantes de sa vie : son enfance marquée par l'antisémitisme et la violence
de son père contre sa mère, son amour pour sa femme Alma, sa conversion au
catholicisme, qui facilite son accession à la tête de l'orchestre de Vienne et
la disparition de ses proches : le suicide de son frère et la mort de sa fille.
L’amour de la musique tient une place fondamentale chez Ken
Russell, se manifestant dans une part à la fois secrète et visible de son
œuvre. Dès ses débuts à la BBC, Russell consacre une série de documentaires à
des compositeurs fameux : Prokofiev
(1961) Elgar (1962), Bartok (1965), The Debussy Film (1965), Song
of Summer (1968) sur Frederick Delius ou encore Dance of the Seven Veils (1970) un film sur Richard Strauss. Son ton
audacieux et provocateur s’y manifeste déjà alors, que ce soit la mise en abyme
de The Debussy Film (un film dans le
film guidant le documentaire) ou sa vision d’un Richard Strauss nazi dans Dance of the Seven Veils (au point de se
voir retirer les droits musicaux, le film étant interdit de projection jusqu’en
2019). Ce style tapageur s’épanouira dans la veine romanesque de Love (1969) adapté de D.H. Lawrence et
surtout les visions infernales de Les Diables (1971), chef d’œuvre scrutant avec fureur le fanatisme religieux.
Ken Russell pouvait ainsi déployer cette maîtrise acquise en revenant au biopic
musical avec le superbe The Music Lovers : La Symphonie Pathétique (1970) là aussi bercé du parfum de
scandale puisqu’évoquant un Tchaïkovski torturé par son homosexualité. Mahler
sera la biopic musical le plus accompli d’un Ken Russell qui y voyait un de ses
meilleurs films.
Le film prend comme point de départ l’ultime voyage de
Gustav Mahler (Robert Powell) avec le voyage en train qu’il effectue pour
Vienne où il fait son retour après des passages à Paris et New York. Ce sera
l’occasion pour Mahler, malade et dépressif, de se replonger dans les souvenirs
et rêveries ayant baigné son parcours d’homme et d’artiste. Cela ne signifiera
pas pour autant une narration classique et chronologique ou un biopic
académique pour Russell. Chaque élément (une image, un dialogue, un conflit…)
du présent servira à rebondir sur un élément ancré dans le passé et/ou dans
l’œuvre de Mahler. Il ne s’agira pas de
suivre la vie de Mahler, mais bel et bien de nous faire partager son imaginaire.
Pour lui composer une symphonie revenait à créer un univers qui devait tout
embrasser. C’est donc à un mariage entre musique et image intime et universel
que nous invite Ken Russell. Les hauts et les bas du couple entre Mahler et son
épouse Alma (Georgina Hale) tiennent donc à une incompréhension, à un équilibre
ténu entre l’amour et la création.
Dès le rêve d’ouverture cela s’exprime avec
cette image d’Alma s’extrayant telle une larve de sa chrysalide pour tenter de
se rapprocher de Mahler, figure totémique d’artiste inaccessible dont le visage
est taillé dans la pierre. Le couple n’existe que dans la soumission de
l’épouse à l’art de son époux. Russell l’illustre avec grandeur et poésie durant
les scènes où ils séjournent à la campagne, Mahler irascible et enfermé dans sa
cabane pour composer. Dans un caprice absurde, il exige qu’Alma réduise au
silence tout l’environnement sonore de cette campagne paisible mais encore trop
bruyante pour lui. L’épouse dévouée se plie pourtant à la tâche impossible,
décrochant les clochettes des troupeaux de vaches, arrêtant le carillon de
l’église et interrompant les danses des paysans.
Ce cadre éteint dans son cycle
de vie va alors renaître, plus beau et flamboyant car littéralement réinventé
et magnifié par les notes dont Mahler peut enfin noircir sa partition. Ken
Russell embrasse cette idée avec humour (les danses silencieuses des paysans
suivant désormais la musique extradiégétique de Mahler) mais surtout une vraie
majesté formelle où l’artiste ne fait plus qu’un avec cette nature (la
silhouette du visage de Mahler dans l’ombre avec le paysage en arrière-plan),
tout comme l’accomplissement artistique et la passion amoureuse – les
mouvements de chef d’orchestre de Mahler et Alma se répondant pour refaçonner
ce réel. C’est le versant le plus romantique et lumineux de Mahler qui se
dévoile ainsi par ce baiser baigné de la photo élégiaque de Dick Bush où les
rayons du soleil se reflète dans les mouvements du lac
D’autres séquences montrent au contraire le conflit
qu’entraîne l’art sur la vie et inversement. Les élans morbides de sa de sa
sixième symphonie semblent ainsi précéder et presque annoncer le décès tragique
de sa fille aînée. C’est cependant lorsqu’il marie les tourments de Mahler à
des visions véritablement autres que Russell captive. La musique dessine ainsi
un monde intérieur torturé où le réalisateur glisse par l’image certaines
obsessions de Mahler notamment son intérêt pour la psychanalyse. Des discussions
avec Freud aidèrent le musicien à résoudre ses problèmes de couple et une
symbolique marquée accompagne le cauchemar où il assiste à ses funérailles sous
l’œil d’une Alma lascive et de son amant.
Russell y marie d’ailleurs ses
propres marottes et se montre toujours capable de désamorcer une solennité trop
précieuse. Le rapport complexe de Mahler entre sa judéité (qu’il ne reniait pas
sans pour autant s’en réclamer) et sa passion pour la mystique catholique
entraîne donc une séquence onirique absurde pour signifier sa conversion
chrétienne, tant par intérêt pour surmonter l’antisémitisme ambiant que par
vraie fois. Ken Russel enrobe tout cela dans une parodie de film muet (Robert
Powell si habité jusque-là pouvant se lâcher dans le jeu expressif et
outrancier) où Mahler séduit Cosima Wagner (épouse de Richard) pour pouvoir
diriger l’Opéra de Vienne. Le symbolisme Wagnerien y est détourné ironiquement
et grossièrement associé à l’idéologie nazie.
La force de Russell est ainsi de pouvoir alterner les
humeurs et atmosphères, tout en donnant sa vision de l’art de Mahler. La
naissance de ce monde intérieur offrira également une magnifique scène
d’enfance où la nature naît à Mahler et inversement. La musique s’élève tandis
que le petit garçon se perd dans l’ombre d’une forêt qu’il a appris à regarder
et qui peut s’orner de l’onirisme et de la fulgurance sur songe le plus
enchanteur avec cette saisissante apparition d’un cheval blanc. La
caractérisation des personnages achève de donner une vraie force à l’ensemble. Les furtives apparitions familiales (le père violent et ambitieux, la fratrie
aimante et fragile) suffisent à forger les traits les plus significatifs de
Mahler et le scénario sait constamment rebondir entre les époques pour donner
de la profondeur aux conflits – le machisme supposé de Mahler envers les élans
créatifs de sa femme prenant une autre dimension avec le destin tragique de son
ami Hugo Wolf devenu fou.
Georgina Hale gagne une vraie épaisseur au fil du
récit, tour à tour distante, charnelle et dévouée. C’est par Alma que le lien
entre Mahler et l’humanité se noue puisque dans une belle déclaration finale,
il lui avouera que la beauté de sa musique ne peut naître que de ses sentiments
pour elle. Toutefois Mahler n’existe qu’en associant toujours romantisme,
beauté et tragédie, cette dernière se manifestant en rappelant l’existence en
sursis de l’artiste. Un des grands Ken Russell qui n’égalera pas cette réussite
avec ses autres odyssées musicales, Lisztomania
(1975) et Tommy (1975).
Sorti en dvd zone 2 français chez Doriane Films
Sorti en dvd zone 2 français chez Doriane Films
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire