Quelques années après
la Guerre de Sécession, le chasseur de primes John Ruth, dit Le Bourreau, fait
route vers Red Rock, où il conduit sa prisonnière Daisy Domergue se faire
pendre. Sur leur route, ils rencontrent le Major Marquis Warren, un ancien soldat
lui aussi devenu chasseur de primes, et Chris Mannix, le nouveau shérif de Red
Rock. Surpris par le blizzard, ils trouvent refuge dans une auberge au milieu
des montagnes, où ils sont accueillis par quatre personnages énigmatiques : le
confédéré, le mexicain, le cowboy et le court-sur-pattes. Alors que la tempête
s’abat au-dessus du massif, l’auberge va abriter une série de tromperies et de
trahisons.
Huitième film de Quentin Tarantino, Les Huit salopards est une de ses œuvres les plus surprenantes et
audacieuses. Le film constitue en apparence une sorte de digest Tarantinien où le réalisateur concentre divers éléments
ayant fait le sel de sa filmographie : huis-clos en forme de jeu de
massacre évoquant l’inaugural Reservoir
Dogs (1992), le genre western irriguant toute sa filmographie à nouveau
abordé après Django Unchained (2013),
casting d’habitués (Tim Roth, Samuel L. Jackson, Michael Madsen, Zoé Bell)
déclamant une logorrhée plus prépondérante que jamais et la référence culte qui
va bien avec l’ombre du The Thing (1982)
de John Carpenter planant dans l’atmosphère enneigée paranoïaque et les
emprunts de la bande-son. De plus après la poursuite en voiture ultime ou le
combat d’arts martiaux le plus virtuose entre autres, Tarantino se lance un
nouveau défi technique avec un tournage dans le format monumental et oublié du
70 mm, le tout pour un récit se déroulant pour l’essentiel entre les quatre
murs d’une cabane exiguë. Un programme qui sent bon l’autosatisfaction et qui
laisserait penser que pour la première fois l’auteur se répète. Ces craintes
vont assez magistralement voler en éclat.
Depuis les années 2000 Tarantino aura entamé un passionnant
cycle méta où il s’interroge sur le pouvoir du cinéma et sa capacité à nourrir
nos pulsions primaires à travers la thématique de la vengeance. Kill Bill Volume 1 (2003) donne ainsi le
versant le plus jubilatoire et référencé (films de la Shaw Brothers, chambarra
au féminin de Meiko Kaji, films de yakuza…) de ce thème de la vengeance avant
un retour sur terre plus désenchanté dans Kill
Bill Volume 2 (2004). Sous sa légèreté, son hommage au slasher et son concept ludique, Boulevard de la mort (2007) constitue une vraie œuvre de transition où le film fait
déjà du cinéma une arme contre une forme de tyrannie, le machisme. La
testostérone motorisée et meurtrière incarnée par Kurt Russell après avoir
décimé des victimes innocentes dans la première partie trouvait à qui parler
avec les jeunes femmes dures à cuire et cascadeuse de la seconde, leur lien au cinéma
en faisant des êtres aptes à tenir tête
au tueur.
Tarantino allait plus loin en vengeant les génocides et barbaries de
la grande Histoire dans Inglourious Basterds (2009) et Django Unchained
(2012) où les juifs et les esclaves prenaient une cathartique et jubilatoire
revanche sur les nazis et les esclavagistes américains. Des grands succès où l’on
accusait pourtant Tarantino de flatter les bas-instincts des spectateurs, quand
bien même les indices d’un propos moins manichéen se laissaient deviner (la
folie meurtrière du Bear Jew n’a pas exactement le même effet que la punition finale
complice de Christopher Waltz dans Inglourious
Basterds, et le méchant le plus retors de Django Unchained est un noir).
Les Huit Salopards
tout en concentrant dans une certaine épure tous les motifs Tarantinien va être
à la fois une réponse, un prolongement et un pendant inversé du cheminement des
œuvres précédentes. Dans des Etats-Unis post Guerre de Sécession, les
circonstances vont réunir en pleine tempête de neige différents archétypes
faisant office d’instantané du pays. Le chasseur de prime John Ruth « The
Hangman » (Kurt Russell) est supposé représenter le bras impitoyable de la
justice, lui qui doit son surnom à sa volonté d’amener ses proies bien vivantes
au gibet pour qu’elle soient pendues en bonnes et dues formes. Le Major Marquis
Warren (Samuel L. Jackson) ancien gradé de l’armée nordiste et érudit correspondant
de Lincoln semble lui être un symbole d’un pays prêt à l’émancipation des noirs
tandis qu’à l’inverse Chris Mannix (Walton Goggins) fils de renégat sudiste
représente au contraire cette Amérique arriérée et raciste.
Les trois
protagonistes se rencontrent par hasard et partagent une diligence où au gré de
la conversation, leur attitude (la brutalité de John Ruth envers sa prisonnière
Daisy Domergue (Jennifer Jason Leigh)), la révélation de leur pédigrée (le
tableau de chasse sinistre de Marquis Warren) et caractère (la bonhomie, l’accent
sudiste chantant et la gouaille de Chris Mannix le rendant étonnamment
sympathique) vont commencer à fissurer ces archétypes initiaux. Une fois
coincés dans cette cabane, les personnages vont croiser un autre archétype
avec le général sudiste Sanford Smithers (Bruce Dern) lui aussi tiraillé entre
un passif sanglant et une certaine vulnérabilité par la quête de son fils
disparu. Enfin, en lieu et place de la maîtresse d’auberge Minnie on trouvera
trois mystérieux protagonistes figurants d’encore plus grossiers archétypes (le
mexicain (Demián Bichir), l’anglais éloquent (Tim Roth) et le plouc taciturne
(Michael Madsen)) possiblement complices pour faire évader Daisy Domergue.
L’aspect whodunit est
rondement mené par Tarantino et sert d’argument pour nous introduire à une
fable impitoyable. Délestée de cause et de personnages positifs pour la servir,
la violence illustre ici la haine pure et simple d’une société américaine à vif. La
tournure des évènements et les révélations rendront les protagonistes d’une
monstruosité équivalente. Marquis Warren sous le maniement du verbe aura rendu
la pareille d’une manière ignoble à la cruauté de l’homme blanc (l’ignominie
étant psychologique ou concrète selon la véracité d’un saisissant flashback, l'éloquence suffisant à capter l'attention de l'assistance),
changeant le regard sur lui pour finalement en faire un avatar dégénéré du si
cool et chevaleresque Django du film précédent. Pire, cette vilénie s’avère
nécessaire dans l’enfer que semble être cette Amérique pour l’homme de couleur,
le MacGuffin de la lettre de Lincoln changeant le regard des supposés plus
tolérants (voir la remarque cinglante d’un John Ruth désabusé). Tarantino fait
voler en éclat son regard sur les victimes, l’ambiguïté latente dont il
teintait ses « revanches » cinématographique n’ayant plus cours.
Le
racisme trouve une réponse abjecte avec Marquis Warren et toute velléité de
féminisme s’estompe devant la véritable harpie qu’incarne une extraordinaire
Jennifer Jason Leigh. Tout comme le « noir » perd son statut d’opprimé
par sa propre monstruosité, la « femme » nous partage entre rire
coupable et dégout face aux outrages qu’elle subit et le sadisme dont elle est
capable. Cette approche frontale en forme de jeu de massacre recèle d’ailleurs
plusieurs couches qui rendent le tableau plus sombre encore. Le chapitre quatre
nous révélant les évènements précédant l’arrivée des voyageurs sèment ainsi le
chaud et le (très) froid. On a la surprise de découvrir que la tenancière était
noire tout en se souvenant d’un rebondissement ayant révélé sa haine des
mexicains, le progressisme et le rejet de l’autre s’incarnant dans ce qui
apparait pourtant comme le personnage le plus doux et innocent du film.
Le format 70mm dans les extérieurs majestueux évoque un
monde vide et en désolation avec ce paysage neigeux et immaculé à perte de vue
dont le seul bastion de vie est un terreau de haines insurmontables. Le score d’Ennio
Morricone n’a rien de celui d’un western classique et n’existe que pour
exprimer la tension sourde et les rancœurs, Tarantino empruntant certaines des
pistes les plus inquiétantes et glaciales du maestro italien (et inutilisées
par Carpenter) issues du score de The
Thing pour traduire ce sentiment de déshumanisation et cette paranoïa. Le
réalisateur en jouant sur les focales et la profondeur de champs unit ou divise
les protagonistes au gré des évènements, sa caméra arpente le décor dont il fait
une métaphore en miniature des conflits idéologiques et personnels qui se jouent.
Personnage à part entière cet environnement s’étend ou se resserre pour figurer
le fossé ou le lien profond de la haine qui imprègne la pièce et ces occupants.
Le film s’avère particulièrement oppressant et déplaisant tout en montrant un
Tarantino à son sommet stylistique. La musicalité des dialogues à travers le
jeu sur les accents, l’emphase des joutes verbales et les gimmicks (la
récurrence interrogative et menaçante Are
you got it ?) sont un véritable délice pour l’oreille avec des
interprètes à l’onctueuse éloquence comme Samuel L. Jackson, Walton Goggins et
un Kurt Russel génial et tout en éructations agressives. Même une
interprétation au premier abord faible célèbre en fait le génie de Tarantino
avec un Tim Roth qui semble faire du sous Christopher Waltz par sa préciosité
mais qui participe en fait au jeu de faux-semblant et à la théâtralité assumée
de l’ensemble. Une théâtralité d’ailleurs célébrée dans le chapitre quatre qui
se conclut en faisant endosser à chacun son rôle, en mettant littéralement la « scène »
en place pour les nouveaux arrivants et le spectateur.
C’est ce plaisir du
conteur qui rend le film ludique en dépit de sa profonde noirceur, tel ce
génial panoramique arpentant le décor lors de la scène du café empoisonné (clin
d’œil évident à la légendaire scène du test sanguin de The Thing) où tout s’équilibre miraculeusement dans la tension :
le jeu vicieux de Jennifer Jason Leigh, le mouvement savamment étudié de la
caméra, le jeu sur la profondeur de champ avec les possibles buveurs du breuvage
et l’explosion gore laissant éclater les macabres effets. C’est sans doute le
film le plus violent du réalisateur, avec des débordements sanglants donnant
dans la pure comédie noire outrancière mais figurant également un mal profond à
expulser (d’ailleurs Tarantino ne recycle-t-il pas un autre thème de Morricone
issu de L’Exorciste II (1977) de John
Boorman ?) ou dans lequel baigner avec délice telle une Jennifer Jason Leigh
aux allures de Carrie dans la
dernière partie.
C’est à croire que la naïveté et la croyance qui guidaient les
revanches cinématographiques, historiques et sociales de ses derniers films s’étaient
brisées sur l’écueil de son engagement récent et bien réel contre les
brutalités policières envers les noirs aux Etats-Unis. La société américaine à
couteaux tirés du film n’est finalement qu’un reflet de celle d’aujourd’hui où
le policier à la gâchette fébrile face au noir forcément dangereux, où ce noir naît
dans la haine de l’uniforme et où la population revendique son droit à s’armer
librement comme l’y autorise le 2e amendement. Le final cinglant
fait d’ailleurs de cette violence le seul lien surmontant les clivages (puisque
le symbole apaisé qu’était la lettre de Lincoln s’avérera factice), le noir et
le sudiste raciste appliquant une justice sommaire avec une jubilation commune.
Cette fois pourtant, Tarantino est indéterminé entre le bourreau et la victime quant
au plus monstrueux. Un vrai grand film, déplaisant, rugueux et d’un profond
pessimisme sur la nature humaine.
En salle
Merci pour la chronique. Ca donne doublement envie d'y aller.
RépondreSupprimerJ'ai eu la chance de le voir projeté en 70MM avec "roadshow" à l'ancienne. Je suis passé outre les avis négatifs "de salon" (ah, ce snobisme qui consiste à brûler les icônes à leur énième œuvre !, et l'ai regardé l'esprit libre. Vous avez entièrement raison, c'est un vrai grand film. Votre blog m'est essentiel, merci.
RépondreSupprimerMerci beaucoup Silvano, j'ai pu voir le film aussi en 70mm c'était assez stuéfiant effectivement lors des extérieurs enneigés et assez vertigineux dans la gestion de l'espace quand le huis-clos s'installe une sacrée expérience. Sinon pour l'accueil mitigé je pense que le film sera réhabilité rien qu'au moment des tops de fin d'années et sur la durée on reviendra dessus comme un des Tarantino majeurs à coup sûr.
RépondreSupprimerBonjour, la composition musicale de Morricone a t-elle été pensée pour ce film ou sont-ce uniquement des chutes du film de Carpenter ??
RépondreSupprimerPoint de précisions sur IMDb.
Je m'apprête découvrir ce métrage...
Salut Catherine,
SupprimerLe score a été spécifiquement écrit pour le film (et c'est le premier score original pour Tarantino) par Morricone mais use effectivement par moments de celui de The Thing y compris des pistes entendues seulement sur l'album et pas dans le film de Carpenter.
Merci de ta lumière, ô grand Stakha !! ^-^
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