Vincente Minnelli relève un défi immense en transposant à l'écran la pièce éponyme de Robert Anderson, jouée à Broadway à partir de 1953. Le projet est proposé à Minnelli par le producteur Pandro S. Berman avec lequel il vient de collaborer sur La Vie passionnée de Vincent van Gogh. Robert Anderson signe lui-même le scénario adaptant sa pièce et censure oblige il devra évidemment gommer toute allusion explicite à l'homosexualité quant à la nature du jeune Tom Lee. Ce qui pourrait paraître trop prude aujourd'hui s'avère en fait un choix judicieux où le film délivre un message universel sur la différence et questionne en fait l'identité masculine. En faisant explicitement de Tom Lee un personnage gay, cela aurait entraîné une dichotomie maladroite entre l'homme ordinaire décérébré, viril et macho et celui délicat, sensible et cultivé qui est forcément homosexuel. Ici l'ambiguïté demeure dans les évènements et les attitudes des personnages tout en sécurisant le scénario pour la censure (l'allusion finale au mariage de Tom), ce qui n'empêchera pas le film d'être interdit au Royaume-Uni à sa sortie.
Dès l'ouverture (passée l'introduction du flashback), la solitude des deux héros se distingue à travers les deux espaces qui constitueront leur lien mais aussi leur impossible rapprochement. Tom (John Kerr) joue seul de la guitare dans sa chambre d'étudiant, observant à sa fenêtre Laura Reynolds (Deborah Kerr) cultiver son jardin. L'isolement de l'un par rapport à ses camarades absents en cette journée ensoleillée et de l'autre abandonnée par son mari préférant les atmosphères bruyantes et viriles de ces mêmes étudiants plutôt que la promiscuité de son épouse s’amorce, tout en exposant la relation tendre entre Tom et Laura. Tom, jeune homme n'ayant pas connu l'affection maternelle ni la douceur d'un foyer se sentira ainsi proche de Laura qui comprend et partage sa sensibilité artistique tout en plaquant aussi sur lui le souvenir d'un premier époux prématurément disparu au même âge. Les tabous et les codes du monde extérieur s'estompent lorsqu'ils sont ensemble, à l'image de cette robe de théâtre que Laura rajuste pour Tom qui la revêt sans honte. Pourtant la liberté de ton du jardin s'estompe lorsqu'il entre dans la demeure qui les ramène à leur "statut", lui l'étudiant devant demeurer détaché et insouciant et elle l'épouse et la maîtresse de maison ne devant offrir que thé et sympathie à ses hôtes. La gêne lors d'une amorce de leçon de danse, la porte devant rester ouverte pour éviter toute promiscuité suspecte, tout cela exprime déjà le poids du regard des autres avant que l'environnement se révèle pleinement.
La logique de groupe et de ses comportements machistes constitue un obstacle à l'épanouissement des deux personnages. Jusque-là neutre pour ses camarades, Tom en affichant ses aptitudes à la couture en compagnie de femmes (qui partagent les mêmes stéréotypes, l'une lui disant en riant qu'il ferait une parfaite épouse) s'attire l'opprobre des autres étudiants, le qualifiant du surnom infamant de "sister boy" et lui réservant désormais leurs brimades. Ces codes virils dessinent un cadre oppressant pour Tom, Minnelli jouant de l'origine théâtrale de l'histoire pour rendre le film de plus en plus étouffant à travers les différents rites d'apprentissage tel ce bizutage nocturne violent et cruel. Les adultes y voient un ordre naturel des choses destiné à faire de ces jeunes gens des hommes, et l'on en voit le triste résultat chez eux entre le père de Tom (Edward Andrews) honteux d'avoir engendré une "mauviette", et le professeur de sport et époux de Laura (Leif Erickson) incapable de manifester la moindre affection ou terriblement maladroit quand il s'y essaie.
Ce cadre brutal s'avère d'ailleurs assez uniforme, impossible de réellement distinguer un étudiant (hormis le compagnon de chambre joué par Darryl Hickman) parmi cette nasse de silhouette bourrue et coiffure en brosse à la mode de ce monde de sportif, et chez les adultes le même mimétisme chargé de testostérone joue aussi (voir les retrouvaille entre l'époux de Laura et le père de Tom, ancien compagnon de chambrée). Aux prémisses de la vie d'adulte comme dans ce qui constitue un de ses accomplissements avec le mariage, le paraître machiste empêche toute sensibilité.
La profonde délicatesse du récit se ressent autant dans la détresse que les rares moments chaleureux. John Kerr exprime magnifiquement ce mal-être, figure gauche et rêveuse loin des préoccupations terre à terre de son entourage. L'alchimie avec une merveilleuse Deborah Kerr (les deux reprennent les rôles qu'ils tenaient déjà dans la pièce) fonctionne pleinement, dessinant une captivante ambiguïté dans la tendresse de leur relation. Mère de substitution ou possible amante compréhensive pour Tom, Laura voit également en lui un fantôme du passé mais aussi un compagnon plus attentif que son propre époux. Tous ces sentiments contradictoires se ressentent lors de la scène où Laura tente d'empêcher Tom de prouver sa virilité en allant voir la peu farouche Ellie Martin (Norma Crane). Les confessions, les rapprochements physiques maladroit et la séduction implicite de la séquence provoquent un trouble certain mais sans concrétisation dans l'espace inquisiteur de la maison. La gaucherie de Tom relève autant de l'homosexualité que de l'inexpérience ne pouvant se surmonter qu'à travers de vrais sentiments, la cauchemardesque tentative d'étreinte avec Ellie Martin constituant le pendant inversé de la scène précédente pour réveiller les démons complexés de Tom.
La lenteur et les hésitations du rapprochement expriment autant la maladresse et l'émotion que le sous-texte homosexuel, la scène d'amour signifiant à la fois un sincère rapprochement charnel qu'une manière pour Laura de "sauver" Tom en le rassurant sur sa masculinité que n'interdit pas son caractère sensible. Le retour au présent final altérant le décor d’un jardin de texture chromatiques plus automnales exprime magnifiquement la force de cette relation, existant désormais par la nostalgie à la fois fantasmée (le récit que l'on vient de voir venant sans doute de la vision idéalisée du livre de Tom) et réelle (la lettre de Laura dont le "sauvetage" aura aidé Tom à surmonter sa différence sans l'effacer, cela reste sous-jacent). Une grande réussite pour Minnelli qui parvient à tirer une œuvre magnifique d'un matériau difficile sans le dénaturer.
Sorti en dvd zone français chez Warner
Ce film est un des mes préférés de Minnelli. C'est vraiment une œuvre magnifique, comme tu le soulignes, et d'une telle sensibilité.
RépondreSupprimerEt incroyablement subtil dans sa manière d'introduire le sujet de l'homosexualité tout en traitant du machisme et de l'exlusion au sens large. Pas sûr le film serait aussi fin en étant refait avec un côté plus frontal sur la question aujourd'hui d'ailleurs, il a fait de la censure un atout pour rendre le thème plus universel encore.
SupprimerUn trés grand Minelli, un de ses meilleurs films.
RépondreSupprimerJe n'ai vu ce film qu'une fois, il y a un bail au CC de Brion certainement, et j'avais été marquée par la représentation homosexuelle Tom, qui m'avais touchée de par sa subtilité et la tendresse que lui porte Minelli, il n'est pas caricatural, ni rebelle torturé et incompris comme pouvait l'être Sal Mineo dans La Fureur de Vivre par exemple, c'est un film assez osé pour 1956, et même maintenant il peut déranger encore ...
RépondreSupprimerDe plus on peut aussi y voir une leçon de tolérance sur le fait qu'un homme avec une sensibilité un peu exacerbée peut aussi être un hétéro, sus aux clichés donc !!
Minelli avait d'ailleurs dans le meilleur sens du terme une sensibilité "féminine", c'est aussi ce qui fait sa force dans les mélos, qui ne sont jamais mièvres mais flamboyants.
Et Deborah est comme d'hab magnifique, de sensibilité en détresse avec son propre mariage...
Pff...il faudrait que je me relise des fois: 3 fois trop de "sensibilité(s)" !!
RépondreSupprimerUn autre réalisateur de l'âge d'or qui a exprimé sa féminité, mais d'une autre façon, c'est J.L Mankiewicz.
RépondreSupprimerTout le système hollywoodien était globalement macho et très codé, mais certains artistes, comme Mankiewicz, ont offert des portraits de femmes d'une extrême justesse et heu ...sensibilité ?
Joseph Leo, l'homme qui aimait les femmes, en essayant déjà de les comprendre et de le restituer avec une grande variété de personnages féminins tous très forts (Maria Vargas, Eve ...) mais aussi des femmes middle-class (les seconds rôles aussi).
Sans oublier Ernst Lubitsch et ses personnages de femmes, intelligentes (!!)(c'est déjà un acquis pour lui); ce qui fait de ces cinéastes des pionniers féministes certainement!!
Et je rajouterai George Cukor, le cinéaste au féminin par excellence!
SupprimerOui bien sûr Cukor (^-^), qui a fait fort aussi avec Sylvia Scarlet, une femme qui se fait passer pour un homme (bon après il y aura aussi Victor Victoria ...mais je m'égare)...
RépondreSupprimerAussi le personnage plus "névrosée dynamique", interprété par Katharine Hepburn dans Indiscrétions...
J'ai vu peu de film de lui, à part Adam's Rib et My Fair Lady, Two Faced-Woman (avec Constance Bennett, Greta Garbo et Melvyyyn !!)est dans une pile de futures projections, à savoir pour bientôt.
Du coup je pense à l'acteur Rex Harrison, que je considère comme un immense acteur, a dans les comédies des moments d'hystérie complètement féminines, et il y est souvent hilarant, comme le chef d'orchestre schizophrénique qu'il interprète dans le film de P.Sturges "Unfaithfully Yours"...
J'aimerais beaucoup voir "Staircase" de Stanley Donen, où il forme un couple homo avec Richard Burton, malheureusement toujours inédit en dvd décent, ouin.
http://chroniqueducinephilestakhanoviste.blogspot.fr/2014/12/infidelement-votre-unfaithfully-yours.html
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