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jeudi 22 février 2018

La Bête aveugle - Mōjū, Yasuzo Masumura (1969)


Un sculpteur aveugle enlève et séquestre dans son atelier un modèle pour la soumettre à l'empire des sens afin qu'elle devienne une statue idéale. Comprenant après plusieurs vaines tentatives qu'elle ne pourra fuir ce cauchemar, la victime est peu à peu attendrie et envoûtée par son bourreau...

La Bête aveugle est considéré à juste titre comme l’œuvre maîtresse de Yasuzo Masumura. Le film illustre à merveille l’équilibre ténu du réalisateur entre influence européenne et imaginaire japonais. C’est particulièrement vrai ici avec une intrigue adaptant un roman d’Edogawa Ranpo (dans son versant Ero Guro plutôt que policier à mystère) tout en convoquant dans son postulat et son esthétique des tendances fortes du cinéma occidental d’alors. L’artiste fou séquestrant des jeunes femmes pour les refaçonner et les fondre dans une œuvre totale et aberrante, voilà une idée exploitée notamment dans Le Voyeur de Michael Powell (1960), L’Obsédé de William Wyler ou encore La Prisonnière d’Henri-Georges Clouzot (1968). Yasuzo Masumura s’inscrit dans ce courant, en plus de reprendre à son compte l’imagerie d’avant-garde pop art typiquement occidentale, notamment l’extraordinaire décor de l’atelier du sculpteur.

Yasuzo Masumura parvient pourtant à proposer une œuvre assez unique au-delà de tous ces éléments, en creusant ses thématiques propres dans l'intrigue de Ranpo. Plus influencé par la culture  occidentale que japonaise, le fait qu'il choisisse d’adapter le roman de Ranpo dans la foulée des films évoqués plus haut n’est donc pas innocent. Le roman peut être vu comme un récit de serial killer, avec ce tueur aveugle qui enlève des femmes qu’il va soumettre à sa perversion tactile avant que ces dernières n’y découvre finalement à leur tour des plaisirs insoupçonnés. Le livre était divisé en deux parties, l’une portée sur le mode opératoire du tueur et les outrages subit par une de ses victimes, puis une seconde où il repartait en chasse. Le thème majeur des meilleurs films de Masumura est l’amour obsessionnel, fiévreux et sensitif qui constitue pour les amoureux un véritable refuge face à un environnement oppressant. Les amants se réfugient de la guerre dans L’Ange rouge (1966), de leur milieu bourgeois dans Passion (1964), d’un contexte patriotique avec La Femme de Seisakou (1965) et son toujours animés par une pulsion de mort tel La Femme du Docteur Hanaoka (1967). La Bête aveugle est l’apogée abstraite de cette obsession chez Masumura qui ne choisit d’adapter que la première partie du roman, transformant ainsi le postulat criminel de Ranpo en romance psychotique et masochiste.Il faut chercher l’originalité du propos dans la dimension « tactile » de la perversion du sculpteur aveugle Michio (Eiji Funakoshi). Son handicap le fait ainsi bloquer sur les formes plutôt que l’image du mannequin Aki (Midori Mako incroyable de présence lascive), son attirance ayant été éveillée par des descriptions qu’il en a entendu et son désir maladif par la palpation d’une statue réalisée d’après le corps d’Aki. L’abandon ou la culpabilité face aux instincts et désirs primitifs guidera alors la relation toxique entre Aki et son kidnappeur Michio. Lorsqu’Aki surprend Michio tâter la statue dont elle est l’inspiration, les sentiments contradictoires s’affirment entre un dégoût de se voir ainsi « tripotée » par procuration et une forme d’excitation devant l’attention maladive de cet homme à cette réplique de son corps. Dans une autre scène où Michio se fait passer pour un masseur professionnel pour pouvoir toucher directement Aki, celle-ci devant sa timidité initiale demande à être massée plus brutalement avant de le rejeter quand le contact se fait plus sensuel et trahit son excitation. Cela se trouvera bien évidemment exacerbé quand la situation deviendra plus folle lorsque Michio enlève Aki ne devant être libérée que quand il aura façonné une sculpture d’après ce corps et cette peau qui le fascine.

Les élans de pudeur et de civilisation, et d’histoire personnelle douloureuse (le lien quasi incestueux de Michio à sa mère (Noriko Sengoku)) sont source d’une violente opposition entre Michio et Aki. La mise en scène de Masumura joue de cette ambiguïté de sentiment en filmant le fabuleux décor de l’atelier par un mélange de monstruosité et de fascination. Les pures ténèbres laissent progressivement apparaître de façon démesurée et grotesque divers attributs physiques (œil, nez, oreilles, seins) étalés sur les murs avant que d’immense corps féminins aux formes généreuses ne se révèlent au centre de la pièce. Cet environnement illustre l’imaginaire paradoxalement asexué de Michio ne connaissant des femmes pour ce qui est des relations physiques, et suscite le rejet d’Aki qui voit en son kidnappeur un malade mental plutôt qu’un artiste. Masumura aura pourtant disséminé les signes avant-coureurs d’un rapprochement inattendu entre eux, reposant justement sur cette proximité physique et tactile amorcée en amont. 

Un dialogue et la voix-off laissent deviner qu’Aki est lasse de son métier de mannequin où elle est considérée comme une silhouette parmi d’autres et une image à exploiter au service de l’imaginaire du photographe. A l’inverse l’obsession et l’inspiration artistique de Michio ne s’appuie que sur elle, les courbes de son corps et les volutes de sa peau qu’il palpe maladivement et dont il cherche méticuleusement à rendre l’équivalent dans sa sculpture. Quant au fil de l’intrigue l’isolation va éliminer les entraves sociales et familiales, les deux personnages pourront alors céder à leurs penchants les plus retenus pour Michio, et enfouis pour Aki. L’absence de morale classique de ce cinéma d’exploitation laisse donc cette fascination tactile céder d’abord au désir sexuel le plus frénétique. 

La quête de sensations et de stimuli extrême fait peu à peu basculer cette connexion (symbolisé par leur cécité commune désormais) vers le sadomasochisme, le vampirisme, le cannibalisme et se termine dans la mutilation mutuelle, plaisir ultime avant la mort. Masumura s’approprie tout un imaginaire érotique amené à être en essor, mais anticipe également toute une sexualité maladive et morbide à venir dans le cinéma japonais. On pense évidemment à L’Empire des sens de Nagisa Oshima (1976), mais aussi certains des meilleurs films de Noboru Tanaka comme La Maison des perversités (1976 et à nouveau adapté d’Edogawa Ranpo), Bondage (1977) ou La Véritable histoire d’Abe Sada (1975 et d’après le même fait divers que L’Empire des sens). Le réalisateur fusionne par la seule image la quête artistique, de jouissance et de douleur de ses personnages par des idées formelles brillantes. Une composition de plan met en parallèle le corps soumis et aimant d’Aki avec celui de la statuette achevée et, dans un bel élan poétique, l’amputation finale montre les membres de pierre plutôt que de chair tomber au sol.  Eros et Thanatos, plaisir et douleur, art cérébral et délice de la chair, tout n’est désormais plus qu’un. 

 Sorti en dvd zone  français chez Zootrope Films et en bluray sous-titré anglais chez Arrow

 

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