Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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dimanche 14 juin 2020

Model Shop - Jacques Demy (1969)


George est sur le point de partir au service militaire. Auparavant, il veut sauvegarder son seul bien, une voiture de sport. Pour cela il doit trouver cent dollars. En poursuivant l'argent, il rencontre Lola, jeune française qui survit en faisant des photos sexy.

L'immense succès américain et les nominations aux Oscars de Les Parapluies de Cherbourg (1964) et Les Demoiselles de Rochefort (1967) permirent à Jacques Demy d'effectuer deux voyages aux Etats-Unis. Lors du premier séjour il fait la connaissance de Jerry Ayres, cadre Columbia avec lequel il sympathise et à sa seconde venue, Ayres lui propose de réaliser un film pour le studio. Jacques Demy qui s'ennuyait alors en France ne la quitte pas dans l'optique d'un film mais pour des vacances durant lesquelles il va totalement tomber en fascination pour Los Angeles. Du coup ce sont ces impressions d'européen face à la Cité des Anges qu'il souhaite capturer dans Model Shop, et la Columbia lui en donnera l'opportunité avec une totale liberté à condition de respecter l'enveloppe impartie d'un million de dollars.

Model Shop est le dernier volet d'une trilogie formée par Lola (1961) et Les Parapluies de Cherbourg. Le fil rouge le plus évident du cycle est Lola (Anouk Aimé), amour insaisissable dans le film éponyme et dont le souvenir hante encore Roland Cassard (Marc Michel) dans Les Parapluies de Cherbourg. Mais le vrai lien des films est pourtant le désir de Jacques Demy de marier la rêverie au réel dans ses choix esthétiques et son arrière-plan sociaux politiques. Comme souvent dans les premiers films de Demy (Lola, La Baie des anges (1963)) nous suivons un jeune homme irrésolu et passif quant au tournant à donner à sa vie. Ici ce sera George (Gary Lockwood), en plein impasse à la fois dans sa carrière d'architecte (où son désir créatif se heure aux contraintes des commanditaires) et sa vie sentimentale puisqu'il étouffe toute possibilité de socle officiel (mariage, enfant) à sa relation avec sa petite amie Gloria (Alexandra Hay) lasse de ses atermoiements.

On accompagne ainsi George le temps d'une journée où le réel s'impose à lui de façon intime avec la rupture imminente avec Gloria, plus triviale et matérielle avec la menace de perdre sa voiture aux traites impayées, mais surtout tragique avec la nouvelle de sa mobilisation pour la guerre du Vietnam. Tout cela, George le fuit en errant dans les rues de LA au volant de sa voiture, son poste de radio faisant voguer ces pensées au gré de ce réel dont il veut échapper (les flash infos sur le sommet parisien pour discuter d'accords de paix aux Vietnam), d'une mélancolie baignée dans son environnement (la bande-son psyché envoutante du groupe Spirit qui fait d'ailleurs une apparition) et d'un spleen plus existentiel qui passe par les morceaux de musiques classiques. La rêverie s'invite à lui en la personne de Lola, silhouette vaporeuse qu'il va filer durant cette journée.

Gary Lockwood adopte un jeu éteint à l'image de la lassitude de son personnage, mais la peur de la mort que réveil l'appel du Vietnam et le désir de vie que représentent ses sentiments pour Lola avivent constamment une étincelle dans son regard, sa gestuelle. Il est dans la totale continuité de Roland Cassard par sa poursuite d'un amour impossible car pas réellement réciproque (Lola), mais aussi victimes des soubresauts politiques d'alors (Guerre d'Algérie et Guerre du Vietnam). Jacques Demy nous promène ainsi entre Venice Beach, Sunset Strip ou Santa Monica Boulevard, pour nous montrer la ville telle qu'il l'a découverte et appréciée (en roulant en voiture). Los Angeles avait pour lui les parfaites proportions pour épouser les contours d'un écran de cinéma, et il la capture ainsi dans une veine documentaire pour ses recoins les moins glamour (les diner, la demeure isolée de George près d'un aéroport et d'une exploitation de pétrole, le model shop ou le magasin de développement de pellicule au tenancier libidineux), mais aussi ses vues les plus majestueuses comme cette scène où George surplombe la ville et savoure son paysage s'étendant à perte de vue.

Lola incarne à elle seule toutes ces facettes, le fantasme, les espoirs déçus, le départ forcé mais aussi et surtout l'inconditionnel amour pour la ville et ses spécificités. La seconde rencontre de George et Lola conjugue condense ainsi toute l'ambition du projet filmique de Jacques Demy. Lorsque Lola rattrape en voiture un George dépité, les ruelles de Los Angeles revêtent (magnifique photo de Michel Hugo) une dimension à la fois rêvée/romantique et réaliste dans cette urbanité nocturne et ses éclairages. La discussion des deux personnages est captivantes entre celui qui découvre vraiment le sentiment amoureux et celle qui l'a connu, souffert et ne souhaite plus en revivre les tourments. C'est l'occasion de découvrir ce qu'il est advenu de Lola depuis la fin idéalisée du film de 1961, et pour Demy d'assumer une continuité toute Balzacienne entre les films. Un album photo nous fait ainsi revoir le marin américain, Roland Cassard, un magazine qui traîne a Catherine Deneuve en couverture, et quand Lola évoque l'amante qui ruina son époux au jeu, elle parle d'une "Jackie" ne peut être que le personnage du même nom incarné par Jeanne Moreau dans La Baie des Anges.

La solitude et les sentiments de George et Lola se rejoignent donc le temps d'une nuit avant que le rêve ne s'évapore et que la réalité reprend ses droits. Ce réel submerge George dans la tragique dernière scène ou tu lui échappe le temps d'une conversation téléphonique, mais une nouvelle fois Jacques Demy joue magnifique des émotions contrastées. La déception pousse certes George au bord des larmes, mais la vivacité de sa voix tremblante et son discours positif nous montre qu'il n'est plus le jeune homme éteint et passif du début du film. Il s'accrochera à la vie et recherchera encore le bonheur. La sortie se fera en catimini et le film sera un échec au box-office, le faisant longtemps qualifier à tort d'opus mineur de Jacques Demy.

Il n'en est rien et cette revigorante expérience américaine a été récemment une influence majeure pour deux classiques contemporains, La la land de Damien Chazelle (2017) et Once upon a time... in Hollywood de Quentin Tarantino (2019). Le mimétisme dans les atmosphères (Brad Pitt roulant sans but dans LA au son de sa radio, la fascination de LA, contemporaine pour Demy, nostalgique chez Tarantino), les situations (la jeune hippie que George/Cliff prennent en stop) et la fatalité réaliste et intime planant sur le récit (fin d'un amour/départ pour le Vietnam chez Demy, mort de Sharon Tate/fin d'un idéal hollywoodien pour Tarantino) en font même la vraie matrice du Tarantino.

Sorti en bluray anglais chez Arrow et doté de sous-titres anglais

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