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vendredi 5 novembre 2021

The French Dispatch - Wes Anderson (2021)

The French Dispatch met en scène un recueil d’histoires tirées du dernier numéro d’un magazine américain publié dans une ville française fictive du 20e siècle.

On oublie souvent que chez Wes Anderson, l’extrême sophistication formelle tient autant du pur plaisir pop que d’une vraie pudeur. Les cadrages à la symétrie maniaque, les personnages tirés à quatre épingles et le raffinement des décors servent avant tout d’écrin, de refuge à de profonds questionnements et fêlures intimes. Les personnages décalés et rêveurs d’Anderson échappent ainsi par leur fantaisie à l’obligation de grandir (Rushmore (1999), aux maux familiaux (La Famille Tennebaum (2001)), à la crise identitaire (Fantastic Mr Fox (2009)) voire aux heures sombres de l’Histoire (The Grand Budapest Hotel (2014)). Il n’est donc pas étonnant qu’avec The French Dispatch, Wes Anderson atteigne un pic inégalé de maîtrise tout en livrant un de ses films les plus touchants et introspectifs. 

Le réalisateur accomplit là un désir entretenu depuis longtemps, celui de signer un recueil d’histoires. S’inspirant des grandes heures du journal The New Yorker et de l’identité marquée de ses plumes, Anderson nous plonge dans le sommaire filmé du magazine imaginaire The French Dispatch. Il s’agit d’une revue américaine publiée en France et faisant d’annexe à un quotidien de Kansas City. On imagine aisément que c’est le genre de fenêtre rêvée sur l’Europe et sa culture qu’aurait aimé lire le jeune Wes Anderson depuis son Texas natal. Le magazine est ainsi le repère de journalistes américains exilés et plus excentriques les uns que les autres. C’est pour eux une bulle, un espace de liberté où ils peuvent exprimer leur singularité sous la férule du flegmatique rédacteur en chef Arthur Howitzer Jr. (Bill Murray). Dès la scène d’ouverture, le réalisateur marque cet environnement d’une aura de fantaisie mais aussi de nostalgie. L’échappatoire qu’incarne The French Dispatch dévoile ses prémisses mais également sa fin annoncée en nous narrant le parcours d'Arthur Howitzer Jr fuyant l’avenir étriqué promis par son Kansas natal, puis y retournant seulement à son décès marquant aussi la fin de publication de sa revue. Wes Anderson nous fait donc parcourir les pages de son ultime numéro tout au long de quatre articles/histoires formant un vrai film à sketch. 

Ce qui fait de The French Dispatch une œuvre très personnelle, c’est la façon dont la nature facétieuse des héros journalistes s’exprime dans leur métier et par prolongement dans les histoires qu’ils choisissent de raconter. Wes Anderson fonctionne ainsi à trois niveaux où il célèbre l’accomplissement intime, intellectuel et artistique : le sien par la jubilation d’un réalisateur en pleine possession de ses moyens, celle du journaliste par les ruptures de ton marquée entre les histoires et bien sûr celle des protagonistes sujets des articles. Après l’aparté dévoilant l’attrait pour les bas-fonds du baroudeur à vélo Herbsaint Sazerac (Owen Wilson), la première histoire se place sous le signe de l’excentricité. Celle de sa narratrice J. K. L. Berensen (Tilda Swinton) contant le destin du peintre au pulsions sanguinaires Moses Rosenthaler (Benicio Del Toro). Le cadre de la prison ainsi que de la présence sévère et bienveillante de la gardienne Simone (Léa Seydoux) canalise par l’amour les élans torturés de l’artiste dans des tableaux aussi flamboyants qu’abstrait. 

L’alternance de la couleur et du noir et blanc souligne l’ambivalence des sentiments, tour à tour apaisés quand ils se figent sur l’objet amoureux (magnifique première apparition nue de Léa Seydoux en pleine pose) ou plus tempétueux quand le bouillonnement guide la création. La toile de fond est mélancolique puisque l’on devine cet amour impossible, mais le cheminement aura élevé la muse et apaisé l’artiste tout en menant un récit délirant sur le monde de l’art. L’épure du décor de la prison se conjugue à la retenue des sentiments, dans les compositions de plans (Moses et Simone allongés nus dans des sens opposés), le montage et les dialogues (Simone n’osant réellement fendre l’armure que quand elle parle français et est incompréhensible pour Moses) qui séparent le couple. L’œuvre d’art dans sa réalisation exprime la sensualité et le désir à travers les poses de Simone, et l’amour sincère de Moses dans la contradiction que constitue l’abstraction et l’intensité de ses tableaux où se manifeste timidité et exubérance. 

Dans la seconde histoire au retrouve ce croisement de mélancolie et de romanesque masqués par la rébellion juvénile dans un cadre à la fois historique en référence à Mai 68, mais aussi cinéphile avec l’ombre de La Chinoise de Jean-Luc Godard qui plane - tous le film étant un grand ode au cinéma français qu'affectionne le réalisateur. Wes Anderson excelle à la manière de son The Grand Budapest Hotel à évoquer un arrière-plan socio-historique douloureux (la Guerre d’Algérie, l’enrôlement forcé de la jeunesse) dans un écrin bariolé. Le regard faussement distant et réellement attendrit de Lucinda Krementz (Frances McDormand) observe les soubresauts de la jeunesse politisée dont les slogans et autres dogmes politiques abscons expriment une soif de liberté et l’attrait amoureux contenus entre les leaders Zeffirelli (Timothée Chalamet) et Juliette (Lyna Khoudri).

L’inconséquence de l’adolescence se manifeste par la photogénie des acteurs où Timothée Chalamet donne une belle profondeur et vulnérabilité à sa persona dandy sarcastique et cultivé développé chez Woody Allen (Un jour de pluie à New York (2019) tandis que Wes Anderson icônise tout en caractérisant Lyna Khoudri par la grâce d’objets (le casque de mobylette pour la révolutionnaire farouche, le poudrier dont elle ne se sépare jamais pour le narcissisme de la jeune fille en fleur).  La Révolution est, parfois littéralement (cet assaut policier ne tenant qu’à l’issue d’une partie d’échec) qu’un immense terrain de jeu où du haut de sa solitude Krementz incite contrairement à elle la jeunesse à se plonger dans les bonheurs de la passion plutôt que le jansénisme de la pensée. Ils en ont bien le temps, pense-t-on, avant que la chute (là aussi au propre comme au figuré) du récit baigne l’ensemble d’une profonde nostalgie de temps plus innocents. 

Le troisième segment est le plus jubilatoire tant il brille à brouiller les pistes. L’introduction nous aura présenté succinctement les différents journalistes en soulignant les caractéristiques de leur style d’écriture. Celui de Roebuck Wright (Jeffrey Wright) se manifeste par une logorrhée qui l’amène à allégrement dépasser le nombre de signes impartis de ses articles. C’est un art de la digression que Wes Anderson traduit à l’écran par son attrait des multiples strates narratives en en ajoutant une nouvelle (sous forme de show télévisé) à celles déjà amenées à l’ensemble. L’idée est d’exprimer par l’image cette truculence et ce plaisir d’emmener son auditoire dans le cheminement d’une pensée faussement labyrinthique et sinueuse - dessein auquel se prête merveilleusement la topographie d'Angoulême où fut tourné le film. 

C’est presque un autoportrait de Wes Anderson dont les artifices ne sont là que pour ne pas exposer au grand jour sa sensibilité à fleur de peau et sa pudeur. Partant de l’idée d’écrire le portrait d’un grand chef cuisinier (Steve Park) servant dans un commissariat, Wright nous emmène dans un dédale de décors, d’environnements, de ton et de styles graphiques (le climax sous forme d’animation) où il peut dissimuler ce qu’il ressent sous l’esbroufe. La relation complice du commissaire (Mathieu Amalric) et son fils attendrit (chez Wes Anderson le rapport au père est souvent conflictuel comme dans La Famille Tennenbaum ou La Vie aquatique (2004 mais se rêve souvent dans cet idéal complice parfois dans un lien recomposé comme Bruce Willis et le garçon de Moonrise Kingdom (2012)) en écho à la nature de déraciné solitaire de Wright, la talent du cuisinier asiatique Nescaffier renvoie à son talent littéraire transcendant les différences sociales et raciales d’alors. 

Ce n’est pas pour rien que Wes Anderson confère à Roebuck Wright le style vestimentaire, la volubilité et l’orientation gay de l’écrivain-poète et militant francophile James Baldwin (auquel le générique de fin rend hommage). Il représente le marginal en son pays son pays qui aura sut s’épanouir intellectuellement et intimement dans un autre, et plus précisément dans la famille dysfonctionnelle (grand thème de Wes Anderson), aimante et sans préjugés qu’est la rédaction du French Dispatch. Wes Anderson insère ces éléments avec un tel brio narratif, thématique et ludique que la tirade la plus profonde du segment est presque amenée comme une blague. 

Finalement quand la réalité et l’arrêt imminent du magazine reprend ses droits avec la mort de son créateur, c’est dans l’unité de temps et de lieu de la salle de rédaction que s’exprime en miniature les tourbillons de sentiments masqués dans les figures de style des sketches/articles. The French Dispach célèbre ainsi magnifiquement ces lieux qui nous autorisent à nous accomplir et être nous-même, mais s’émeut aussi de leur possible disparition à travers les effluves du temps qui passe. 

En salle

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