Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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dimanche 20 octobre 2024

Les Biches - Claude Chabrol (1968)

Frédérique, riche bourgeoise parisienne oisive et insouciante, remarque un jour une jeune fille bohème, Why, qui dessine des biches à la craie sur le pont des Arts. Elle la séduit puis l'entraîne dans sa villa tropézienne. Elles y passent d'agréables moments, jusqu'au jour où Why tombe amoureuse d'un séduisant architecte, Paul Thomas. Frédérique, dans un accès de jalousie incontrôlable, décide alors de séduire Paul.

Les Biches est l'œuvre qui inaugure le cycle "pompidolien" de Claude Chabrol. Les prémices de ce jalon majeur de sa filmographie ont lieu en 1967 lorsqu'il va faire la rencontre du jeune producteur André Genovès. Les années précédentes avaient été assez chaotiques pour Claude Chabrol, entre insuccès commerciaux et commandes indignes de son talent (le diptyque d'espionnage parodique Le Tigre aime la chair fraîche (1964) et Le Tigre se parfume à la dynamite (1965), Marie-Chantal contre Dr Kha (1965) dans la même veine). Après une première collaboration avec André Genovès sur La Route de Corinthe (1967), l'association va s'officialiser, assurant une liberté créative et une sécurité financière à Chabrol (salarié et rémunéré par Genovès chaque mois pour l'ensemble de ses travaux d'écriture, préparation, tournage et postproduction sur chacun des films) qui va trouver un rythme de croisière et creuser une veine personnelle tout au long des treize films réalisés pour Genovès jusqu'à Nada (1975).

Bien que pure fiction, le film anticipe grandement des œuvres comme Violette Nozière (1978) et La Cérémonie (1995) inspirées de faits divers réels. Violette Nozière dépeindra un terrible parricide tandis que La Cérémonie revisité l'assassinat commis par les sœurs Papin, domestiques, sur leurs employeurs. Les Biches est une sorte de fusion avant l'heure des éléments de ces deux œuvres, traitant à la fois du ressentiment meurtrier envers des parents et/ou des employeurs bourgeois. La jeune bohème et vagabonde Why (Jacqueline Sassard) va en effet devenir la nouvelle tocade de la grande bourgeoise Frédérique (Stéphane Audran) qui l'emmène vivre avec elle dans sa villa tropézienne. Chabrol entretient une relative ambiguïté (tenant notamment sur la phonétique du titre qui prononcé lesbisch" en argot allemand signifie lesbienne) sur la possible relation lesbienne entre elles, la scène scellant leur lien le suggérant explicitement mais le reste du film l'évacue pour essentiellement traiter de l'emprise mentale et sociale de Frédérique sur Why. 

Les premiers moments de "l'idylle" à travers un montage guilleret sont contrebalancés par le score dissonant et inquiétant de Pierre Jansen laissant planer un climat de menace latente. L'élément perturbateur interviendra avec le séduisant architecte Paul (Jean-Louis Trintignant). Constatant l'attrait de celui-ci pour Why, Frédérique préempte le cœur de Paul en faisant jouer son rang social, notamment lorsqu'elle renvoie Why à son statut subalterne en lui demandant comme à une domestique de lui apporter une boisson durant une soirée chez elle. La candeur, l'inexpérience et effectivement cette infériorité sociale vont reléguer Why en arrière et tuer dans l'œuf le possible triangle amoureux quand le choix de Paul se fera pour son "égal", Frédérique. 

Passé la douleur de ce rejet amoureux, Why va intriguer pour faire partir les autres pique-assiettes de Frédérique et en garder l'exclusivité. Il s'instaure peu à peu un ménage à trois avec l'installation de Paul dans la villa. Le couple manifeste à Why une tendresse condescendante l'enfermant à son tour dans un statut de domestique, tandis qu'elle-même est confuse quant à la manière dont elle espère être traitée. Elle rêve d'être une alternative amoureuse plus jeune pour Paul par son mimétisme de l'allure et des manières de Frédérique, elle pense conserver les faveurs saphiques de Frédérique à travers quelques gestes de tendresse ambiguës. 

L'autorité douce et latente que le couple a sur elle reproduit une étrange manière de figure parentale aux yeux de la jeune femme, exclue des loisirs de Frédérique et Paul hors de la villa comme pourrait l'être une enfant mise de côté des sorties de ses parents. Chabrol navigue entre ces sentiments incertains et trouble par une atmosphère érotique parmi les plus explicites à ce stade de sa carrière. Stéphane Audran est filmée amoureusement par Chabrol dans toute sa sensualité lascive, totalement dévouée à séduire la figure de mâle qu'incarne Trintignant. 

Le réalisateur met en parallèle les ébats stylisés se déroulant dans leur chambre à coucher, avec l'écoute fébrile de ceux-ci par Why l'oreille collée à la porte. Elle est à la fois l'amante éconduite, la cinquième roue du carrosse, mais aussi la petite fille découvrant et épiant la vie sexuelle de ses parents. D'ailleurs au sex-appeal ravageur et "adulte" de Stéphane Audran, Chabrol oppose une caractérisation "enfantine" de Jacqueline Sassard pourtant déjà âgée de 28 ans. Alors que l'actrice avait été très tôt filmée comme un objet sexuel dans Guandalina de Alberto Lattuada (1957), elle est destituée de cette aura de séduction ici. Chabrol la restreint à des tenues en jean et basket, ou des ensembles masquant ses formes (à une scène en chemise de nuit près) ce qui participe à sa mise de côté, à la nature d'enfant qu'elle est supposée représenter aux yeux du couple. Cette infantilisation amoureuse est aussi sociale puisque dans une dynamique primaire et féodale des rapports patron/domestique, le dominant fait presque figure de parent pour son subalterne.

Ce n'est que dans les ultimes séquences que Why arbore une robe et allure féminine adulte, l'émancipation passant au propre comme au figuré par "tuer la mère". C'est du moins ce qu'elle se sent obligé de faire pour là aussi assumer un improbable croisement d'œdipe, de soumission patriarcale et sociale. Les niveaux de lecture sont multiples et fascinants dans un ensemble complexe, sensuel et vénéneux.

Sorti en dvd zone 2 français chez Opening
 

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