Henry VIII, souverain redouté, eut six femmes toutes
aussi différentes les unes que les autres : la très convenable Catherine
d'Aragon, la malheureuse Anne Boleyn, la naïve Jeanne Seymour,
l'ingénieuse Anne de Clèves, l'ambitieuse Catherine Howard et la
sérieuse Catherine Parr. Henry VIII leur a réservé à chacune un destin
particulier sans jamais trouver le bonheur durable avec l'une d'entre
elles...
La Vie privée d’Henry VIII est un film fondamental pour le cinéma anglais. Son succès immense prouvera qu’il est possible de produire des films ambitieux et de qualité en Angleterre, faisant de son réalisateur/producteur Alexander Korda le grand mogul du cinéma local. Celui-ci est pourtant loin d’être un débutant avant ce triomphe et a déjà vécu plusieurs vies. C’est en Hongrie, son pays natal, qu’il s’aguerrira en signant 25 films entre 1914 et 1919 avant de fuir le régime communiste pour s’installer en Autriche puis en Allemagne. Là, il se frotte aux genres qui feront sa gloire en Angleterre avec le film d’aventures historique Le Prince et le pauvre (1920) et prendra déjà l’habitude de prendre une base littéraire hongroise pour des œuvres telles que Herren der Meere (1922) ou Die Tragödie eines verschollenen Fürstensohnes (1922). A fin des années 1920, il tente l’aventure hollywoodienne et effectuera même un passage remarqué en France puisqu’on lui doit Marius (1931), premier volet de la trilogie marseillaise de Marcel Pagnol. Tout au long de ce parcours, Alexander Korda nouera des amitiés et des contacts avec divers collaborateurs qui le rejoindront lorsqu’il s’installera au Royaume-Uni pour fonder la London Films en 1932. C’est entre autres le directeur photo Georges Perinal, le scénariste Lajos Biró, sans parler de ses frères Zoltan et Vincent qui le suivent dans cette nouvelle aventure.
La Vie privée d’Henry VIII est la première production d’envergure de London Films et une vraie prise de risque par ce choix du film historique alors que, jusque-là, la société avait donné dans la comédie contemporaine - Maryrose et Rosemary (1932), Men of Tomorrow (1932). Ce risque sera dans un premier temps financier, la compagnie n’ayant pas les moyens d’une reconstitution nantie, et il faudra un accord avec United Artists pour compléter le budget en cours de tournage. L’autre vraie difficulté viendra du ton à donner, Korda optant d’abord pour un récit centré sur Henry VIII et Anne de Clèves avant de finalement traiter des cinq autres épouses. C’est l’ensemble de ces facettes qui détermineront l’approche de chronique et de comédie plutôt qu’un film historique classique, car si la chronologie des évènements est respectée on privilégiera l’intimité de ces hommes de pouvoir en laissant la grande Histoire de côté. Les scénaristes Lajos Biró et Arthur Wimperis prennent ici leurs marques dans ce qui fera la saveur des autres « Vies privées » et ne cessera d’être affiné dans La Vie privée de Don Juan (1934), Rembrandt (1936), et dont le mélange des genres s’applique à d’autres productions Korda majeures comme Le Mouron rouge (1934) qui reprendra l’idée d’une scène d’exécution devant des spectateurs hilares. On savourera entre autres les dialogues brillants et bien plus corsés que les prudes productions hollywoodiennes - les demoiselles d’honneur comparant le physique d’Henry avec celui de son bébé jusqu’à évoquer un attribut qui n’est pas prononcé mais aisément compréhensible.
L’ouverture du film montre d’emblée à quel point cette approche est originale et novatrice. On assiste simultanément aux préparatifs du mariage entre Henry VIII (Charles Laughton) et Jane Seymour (Wendy Barrie), un évènement dépendant de l’exécution pour adultère d’Anne Boleyn (Merle Oberon) qui se déroulera juste avant. Les dialogues et situations piquantes alternent avec le mélodrame le plus pathétique. Le roi s’amuse de la bêtise de sa future épouse tandis que la précédente avance dignement vers l’échafaud. Charles Laughton impose d’emblée une présence ogresque et paillarde, un barbe bleue rigolard qui amuse et horrifie alors que parallèlement les compositions de plan quasi religieuses mettent en valeur la noblesse et le courage de Merle Oberon. Pourtant même le sort tragique d’Anne Boleyn sera source d’amusement avec la dispute entre le bourreau français et le bourreau anglais vexé qu’un étranger soit appelé pour la tâche, et ce mari promettant une nouvelle robe à sa femme pour son exécution quand celle-ci s’extasie sur la tenue d’Anne Boleyn. L'atmosphère sinistre conjuguée à cet humour noir partage ainsi le spectateur quand les coups de canons permettent à Henry et sa fiancée patientant devant l’autel de convoler joyeusement.
Tout le film est contenu dans cette ouverture, ces ruptures de ton symbolisant le caractère versatile et insatisfait d’Henry VIII. Le souverain sera ainsi tour à tour grotesque et touchant, vulnérable et tyrannique. Korda tourne une grande œuvre sur la solitude du pouvoir, où le mariage sera tout à la fois une obligation de protocole et d’alliance politique mais aussi une quête effrénée et impossible d’un amour sincère. Charles Laughton est parfait pour apporter ces nuances - ce moment où il s’apitoie sur la mort en couche de Jane Seymour pour dans la seconde s’enorgueillir de son nouveau-né masculin - et chacune des épouses fait basculer le film dans des genres très différents avec toujours ce même constat d’échec pour les amours du roi. La grandeur tragique d’Anne Boleyn et la superficialité de Jane Seymour nous auront donc frappés en ouverture quand plus tard la malice d’Anne de Clèves (Elsa Lanchester, épouse de Charles Laughton à la ville et une complicité palpable) donnera un des séquences les plus drôles où un divorce se jouera aux cartes. Enfin, le vrai mélodrame interviendra lorsqu’un Henry enfin apaisé et amoureux sera trahi par Catherine Howard (Binnie Barnes) et son favori Thomas Culpeper (Robert Donat).
Après la légèreté qui a précédé, Korda rend ce moment incroyablement tragique et si les affaires extérieures restent largement en arrière-plan, le lien du roi et de sa nation apparait tout de même ici. Les désirs et non-désirs de mariage d’Henry et l’humeur orageuse qui en découlent ("l’obligeant" à épouser Anne de Clèves puis "l’empêchant" ensuite de convoler avec Catherine Howard) rythment ainsi l’atmosphère de la cour silencieuse avec son roi broyant du noir ou hilare avec ce dernier lorsqu’il nage dans le bonheur. Les seuls moments où on le verra prendre des décisions d’Etat seront ainsi ceux de ses amours épanouis avec Catherine Parr où il libère les poètes et amnistie les condamnés à mort. La trahison tragique et la découverte de l’adultère seront traitées avec sobriété car cette fois sources de drame, et Korda l’amorce par des situations (Henry repu dans son lit tandis que Culpeper et Catherine s’enlacent, lorsqu’il les incite à danser ensemble peu avant de découvrir leur liaison) et des choix visuels marqués. L’atmosphère de trahison et de secret s’exprime ainsi par ces contours de décors constamment plongés dans l’ombre comme pour dissimuler l’impensable.
La crise de sanglots d’Henry est un vrai serrement de cœur où l'on oublie le roi pour s’émouvoir de l’amoureux blessé dans sa chair. Visuellement ce n’est pas le plus flamboyant des Korda du fait d’un budget plus limité que les productions plus fastueuses à venir. Cela sert finalement le film dans lequel la grandeur des lieux et des protagonistes alterne avec leur nature et leurs préoccupations terre à terre. Vincent Korda compose ainsi des décors qui même lorsqu’ils sont imposants donnent par leur nature factice un côté étouffant, enfermant les personnages dans leur destin et leur fonction. L’humain ressurgit de manière crue lorsque Alexander Korda fait alterner cette élégance visuelle avec des gros plans grossiers accentuant la comédie (la dernière scène où Henry dévore un gigot sans manière) ou le drame avec le visage usé et tendre d’Henry sur son lit, regardant une Catherine Howard cachant difficilement son dégout. Les mouvements de caméra, les travellings délicats mettant en valeur les compositions de plans évoquent une grandeur solennelle toujours désamorcée par les facéties ou les failles du souverain.
La dernière scène où le roi vieillissant et sénile semble enfin avoir trouvé une épouse dévouée (Catherine Parr sixième femme jouée par Everley Gregg) mais plus nourrice qu’amante résume parfaitement le tout par ce dialogue : « La meilleure des épouses mais aussi la pire ! » Le drame commun nourrit l’existence et donne vie à ces grandes figures historiques à travers le regard d’Alexander Korda. La Vie privée d’Henry VIII sera un immense succès en Angleterre et aux Etats-Unis, lançant la carrière de Charles Laughton et l’emprise d’Alexander Korda sur le cinéma anglais.
Sorti en dvd zone 2 français chez Elephant
Tótem (2024) de Lila Avilés
Il y a 3 heures
Ah, Charles Laughton, quel acteur ! Après lecture de ce billet, malgré les quelques réserves émises (lenteur, mise en scène un peu figée), j'ai vraiment envie de découvrir ce film.
RépondreSupprimerJe peux me tromper, mais il me semble qu'Alexandre Korda et Merle Oberon étaient très liés, ce qui expliquerait en partie la présence au générique de cette actrice douée, mais souvent réduite à jouer les utilités.
Effectivement Merle Oberon et Alexander Korda ont bien été ensemble. D'ailleurs un des intervenants des bonus du dvd affirme qu'elle s'est servie de lui pour faire carrière et du coup faisait un parallèle entre Henri VIII et Korda qui en tant que producteur prestigieux était en proie aussi aux flatteur souhaitant profiter de lui. Interprétation intéressante...
RépondreSupprimer... et un peu orientée, non ? ;)
RépondreSupprimerAvez-vous eu l'occasion de voir Merle Oberon dans l'adaptation des Hauts de Hurlevent qui date des années 1940, avec Laurence Olivier ?
Cette actrice a un visage étonnant : tantôt elle paraît très jeune, tantôt elle paraît beaucoup plus âgée.
Les bonus du dvd m'ont permis d'apprendre que toute sa vie, Merle Oberon s'est efforcée de cacher ses origines métisses : en effet, son père était anglais, et sa mère indienne ; apparemment, Merle Oberon faisait souvent passer cette dernière pour son employée de maison.
Je change de sujet pour vous dire que j'espère que vous chroniquerez un jour le très beau film qui sert de bannière à votre blog - Pandora and the Flying Dutchman - dont je suis tout comme vous (du moins, je le suppose) une admiratrice inconditionnelle. ;)
Et non pas vu l'adaptation des Hauts de Hurlevents mais le film me tente depuis un moment. Destin étonnant pour Merle Oberon je ne savais pas, c'est presque l'histoire de "Mirage de la vie" de Sirk dans la réalité !
RépondreSupprimerPour Pandora effectivement c'est un de mes films favoris, fasciné par l'histoire, le charisme de Mason, la beauté d'Ava Gardner... Du coup cadeau la chronique est mise ! Bon je ne suis pas encore si rapide pour faire du texte à la demande :-) j'ai donc remis quelque chose que j'avais écrit dans le cadre d'un dossier "Mélodrame fantastique" ici si vous souhaitez jetez un oeil sur les autres films traités...
http://www.iletaitunefoislecinema.com/thema/2946/le-melo-fantastique
Pour ce qui est des "Hauts de Hurlevent", j'avoue avoir été un peu frustrée par rapport à ce que j'en attendais, peut-être parce que j'avais le livre en tête en regardant le film, et que je l'ai davantage vu comme une adaptation que comme un film à part entière.
RépondreSupprimerAu passage, si par extraordinaire vous n'avez pas lu le livre d'Emily Brontë, sachez qu'il faut impérativement vous jeter dessus à la première occasion : là, vous êtes sûr de ne pas perdre votre temps, c'est un roman unique en son genre. ;)
William Wyler, le réalisateur du film, est sans doute celui qui a le mieux su en retranscrire l'essence, même s'il a laissé des pans de l'intrigue de côté : le noir et blanc est magnifique, les deux acteurs principaux sont très photogéniques et correspondent bien à l'idée qu'on se fait des personnages du livre.
Cependant, je suis ressortie du film en étant incapable de dire s'il était bon ou mauvais, ; conclusion, j'aimerais bien que vous le voyiez pour avoir votre point de vue... ;)
Sinon, j'inscris "Mirage de la vie" dans ma pile de films à voir, et vais commenter de ce pas "Pandora and the flying Dutchman".
PS : Merci pour le cadeau, j'ai l'impression d'être Aladin devant sa lampe merveilleuse ; j'ai lu votre article avec intérêt : je ne connais que deux des trois films que vous évoquez, mais "The ghost and Mrs Muir", auquel Pandora peut faire penser, fait partie de mes films préférés (sublime histoire ; très beau noir et blanc ; Gene Tierney, Rex Harrison et George Sanders tout simplement extraordinaires).