Un jeune officier de marine, le lieutenant Jim, embarque comme second à bord d'un navire pour convoyer un groupe de pèlerins. Mais quand surgit la tempête, il fuit par lâcheté, laissant les passagers à leur funeste destin. Pris de remords et animé d'un désir de rédemption, il se lance dans une aventure en Malaisie. Il participe au soulèvement de la population contre un dictateur et brille par son courage. Mais l'orgueil le rend imprudent et trop téméraire.
Du Kurtz dans Au cœur des ténèbres à Willems dans Un paria des îles, ou encore Nostromo dans le roman éponyme, Joseph Conrad se sera plu à dépeindre des personnages partis chercher l’aventure, la rédemption et un idéal dans des contrées exotiques tentaculaires. Cette quête les aura souvent menés à leur perte à l’image de Lord Jim, cinquième roman de Conrad et totalement dans cette veine. Au cœur des ténèbres dépeignait un tyran soumis à sa mégalomanie, Un Paria des îles un homme s’abandonnant à ses sens, et Nostromo un aventurier guidé par l’orgueil et l’ambition. Lord Jim est également autant une affaire de voyage intérieur que physique avec un héros faisant face au danger afin de guérir son terrible sentiment de culpabilité. Chacun des ouvrages précités aura donné lieu à une adaptation mémorable avec Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola ou Le Banni des îles de Carol Reed (1952), tandis que Nostromo constitue l'un des grands rendez-vous manqué de l’histoire du cinéma puisque ce devait être l’ultime film d’un David Lean qui aurait su mieux que quiconque en traduire la fureur et la complexité.
Le Lord Jim de Richard Brooks (suivant une première adaptation muette de Victor Fleming datant de 1925, malheureusement perdue) ne jouit pas exactement de la même réputation et fut un des échecs commerciaux les plus retentissants des années 60. La Columbia, au sortir du triomphe de Lawrence d’Arabie, va en effet laisser carte blanche à Richard Brooks - les exécutifs n’ayant pas lu le livre - d’autant que la présence de Peter O’Toole dans le rôle-titre entretien la continuité avec le classique de David Lean. Lui-même romancier avant d’intégrer Hollywood, Richard Brooks s’était déjà montré brillant pour transposer un matériau littéraire complexe à l’écran, que ce soit Tennessee Williams avec La Chatte sur un toit brûlant (1958), F. Scott Fitzgerald dans La Dernière fois que j’ai vu Paris (1954) et plus tard Truman Capote sur De sang-froid (1967). S’attaquer à Lord Jim est pour le réalisateur un rêve longuement préparé durant trois ans à force de relectures et d’annotations afin de capturer l’essence du propos du livre.
Le cadre exotique et les moyens imposants feront illusion, mais ce n’est
pourtant pas au supposé et attendu héroïsme du personnage principal
qu’ils servent d’écrin mais plutôt au fantasme qu’il en a. Idéaliste en
quête de gloire et de perfection, l’officier de marine Lord Jim possède
un vrai code d’honneur et une éthique qu’il rêve d’exposer au monde en
accomplissant de hauts faits. Ces élans vertueux vont pourtant se briser
dès qu’il faudra les mettre à l’épreuve, alors qu'il abandonne son
navire et ses passagers à l’approche d’une tempête. Le navire finalement
sauvé sera une terrible réponse à sa lâcheté et le verra jugé et déchu
par ses pairs pour son acte. Pour tout homme l’humiliation et la honte
seraient déjà manifestes, mais pour Jim et ses rêves de grandeur stoppés
sur l’autel de sa propre faiblesse, la vérité est encore plus cruelle.
Richard Brooks césure d'ailleurs brutalement dans son montage la
transition entre le capitaine vertueux et le lâche en fuite sur sa
barque, comme s'il s'agissait de deux êtres différents.
S'ensuit une lente déchéance avant que son intervention dans un conflit
local ne lui offre une seconde chance de devenir celui qu’il se rêvait
être. Brooks cède ainsi au spectaculaire pour enfin mettre en valeur
Jim, notamment un siège de forteresse à la montée en puissance
stupéfiante. Les rencontres faites au cours de l’aventure poursuivent
pourtant l’interrogation quant au changement opéré chez notre héros, que
ce soit Eli Wallach en despote voisin d'un certain Colonel Kurtz, Curd
Jurgens en Némésis haineuse et veule de Jim, ainsi que le grand James
Mason parfait en mercenaire manipulateur. Jim n’a pas réellement
changé et si sa lâcheté servait son propre intérêt et sa survie aux
dépens de ses passagers, il en va de même de ses manifestations de
courage plus au service de sa gloire que du destin des autochtones - qui
le vénèrent et lui attribuent ce fameux titre de "Lord Jim".
Le vrai
héroïsme s’exprime par le désintéressement et le souci d’autrui, ce que
va cruellement apprendre Jim qui ne méritera ce statut que par son
sacrifice final lors de l’intense climax. Peter O’Toole est absolument
fascinant, arborant l’allure, l’assurance et la tenue d’un héros
baroudeur en puissance (voir les affiches promotionnelles jouant à fond
sur ce registre) mais avec cette lueur de doute et d’incertitude dans le
regard qui le rend faillible et humain.
C’est précisément en arrêtant de se rêver en icône et en acceptant sa
propre faiblesse que Jim accède à cette aura à laquelle il prétend, et
que Brooks fusionne enfin l’homme et le héros dans une dernière
apparition magnifique. Le voyage s’arrête et il peut devenir légende.
L’acteur ne se montrera pourtant guère satisfait du rôle qu’il
n’acceptera que dans la perspective d’un tournage dépaysant en Asie -
Curd Jurgens étant animé des mêmes "motivations" d’ailleurs - à Hong
Kong et surtout dans un Cambodge peu visité par le cinéma jusque-là,
notamment Angkor. S’attendant vivre une même expérience et rapporter
d’aussi beaux souvenirs que sur Lawrence d’Arabie,
O’Toole déchantera vite tout comme le reste de l’équipe. Aux conditions
climatiques difficiles de cette jungle s’ajoute la défiance et l’accueil
hostile de Norodom Sihanouk affichant désormais sa défiance envers les
Etats-Unis. Persuadé que la CIA souhaite le renverser, Sihanouk se sera
rapproché de l'URSS et de la Chine et gèle en partie les avantages
consentis à la production en plein tournage, notamment en remplaçant les
figurants par 300 soldats cambodgiens chargés d’espionner le
déroulement des opérations.
Richard Brooks se sortira tant bien que mal de ce guêpier et le plus dur est finalement à venir au moment de la sortie du film. Tout le projet se sera construit dans la perspective d’une continuité avec Lawrence d’Arabie - Brooks engageant même Freddie Young à la photo - alors que les deux œuvres n’ont rien de commun si ce n’est un personnage principal martyr mais pour des motifs différents. Les démons de Lawrence parviennent à embrasser la grande Histoire et la vraie aventure, alors que Lord Jim n’use de son cadre imposant que pour la reconstruction bien plus intimiste d’un homme torturé. Si le résultat demeure brillant, il désarçonne la critique et le grand public qui lui réservera un accueil glacial. Brooks signe l'une de ses plus belles réussites mais n’atteint pas tout à fait l’équilibre entre grand spectacle et film d’auteur, poursuivant ici superbement la thématique de la seconde chance courant tout au long de sa filmographie : Elmer Gantry (1960), Doux oiseau de la jeunesse ou, dans une veine musclée, Les Professionnels (1966) ou La Chevauchée sauvage (1975). Loin de ce contexte, il convient de redonner sans comparaison hasardeuse à Lord Jim la place qu’il mérite, celle d’un classique.
Trouvable facilement en dvd zone 2 français
Extrait
Tótem (2024) de Lila Avilés
Il y a 3 heures
Oui, ce film est passionnant, la réalisation est très belle et l'on est sensible à la souffrance et au besoin de restauration du personnage principal.
RépondreSupprimer(Lawrence d'Arabie est constamment présent à l'esprit mais cela ne gâche pas le plaisir du spectateur.)
Il paraîtrait que ce film n'a pas eu un grand succès lors de sa sortie?
Isabelle
Oui le film n'a pas marché à l'époque, vendu comme un nouveau Lawrence d'Arabie mais le côté très sombre et le héros en plein doute ont sans doute rebuté le public. Dommage c'est clair que ce film est injustement oublié !
RépondreSupprimerC'est marrant Justin mais je n'ai vraiment pas réussit à regarder ce film. J'ai trouvé que ça puait la vieillesse et l'exotisme en toc ce truc. Peter'O'Toole c'est vraiment pas ma came. Mais incroyable, comme souvent, bin ça me donne vraiment envie de le revoir à nouveau. T'es doué ya pas. :)
RépondreSupprimerOui redonnes lui sa chance à l'occasion c'est vraiment plus qu'un simple film d'aventures exotiques (même s'il y a de ça avec les anons de l'époque) j'ai vraiment trouvé ça passionnant et très intelligent. J'avais vu que t'aimais pas trop (ici allez lire c'est un ordre ^^http://www.iletaitunefoislecinema.com/chronique/5103/le-cinema-de-joseph-conrad-la-depouille-dun-autre) je t'avais trouvé sévère. Après si tu sortais de la lecture des bouquins ça aiguise le regard sur le moindre détail ça m'a déjà fait ça aussi faut laisser reposer avant de tenter les adaptations ;-)
RépondreSupprimerPromis j'essayerai à nouveau. :)
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