Michèle Leblanc est
agressée et violée dans sa grande maison de banlieue parisienne où elle vit
seule. Elle ne porte pas plainte par la suite et reprend sa vie entre sa
société de jeux vidéo qu'elle dirige avec son amie Anna, sa liaison avec Robert
le compagnon de celle-ci, son fils Vincent, son ex-mari Richard, ses voisins
Patrick et Rebecca.
Nous avions laissé Paul Verhoeven sur l’époustouflant Black Book (2006) et depuis la nouvelle
provocation du « hollandais violent » se faisait attendre. Il adapte
ici le roman de Philippe Dijan Oh et
faute de financement aux Etats-Unis se plie à un tournage en France avec le
langage et casting idoine. Ce changement de contexte n’empêche pas de signer
une œuvre singulière typique de son cinéma. La nature dominant/dominés des
relations hommes/femmes a toujours constitués une notion subversive chez
Verhoeven qui en donne un versant clinique et déroutant ici. La femme d’affaire
Michèle Leblanc (Isabelle Huppert) est violée par un inconnu vêtu de noir et
cagoulé dans le pavillon de banlieue où elle vit seule. Le film s’ouvre sur ce
traumatisant moment dont la brutalité se révèle d’abord par le son des cris et
du mobilier brisé sur fond d’écran noir, avant de se le laisser voir crument
par l’image. Ce choix amorce l’idée du déni de l’héroïne de cette agression - dont
les circonstances se dévoileront de manière fragmentée -, ou du moins d’une
acceptation placide de ce qui constitue le pire des abus pour une femme.
Isabelle Huppert excelle à exprimer cela par un détachement qui relève du
maladif, rangeant machinalement l’appartement dévasté, commandant chinois et
prenant un bain. La tâche de sang
apparaissant dans le blanc immaculé du bain moussant exprime pourtant
subtilement la brisure mentale et physique indélébile sous la normalité de
façade.
Chez Verhoeven la sexualité féminine est tout à la fois un
instrument de pouvoir et de souffrance. Les personnages les moins subtils en
font une simple arme de manipulation de la gent masculine telle la Sharon Stone
de Total Recall (1990) et Basic Instinct (1991). Souffrance et
pouvoir se conjuguent chez les figures les plus fascinantes comme l’innocente
Jennifer Jason Leigh abusée dans La Chair et le Sang (1985), le passif douloureux que l’on devine chez l’héroïne
white trash et ambitieuse de Showgirls
(1995) et bien sûr la résistante juive infiltrée de Black Book. Dans chacune de ces œuvres, Verhoeven dilue habilement
les repères moraux, les héroïnes s’avérant insaisissables et ambiguës dans leur
rapport à ceux dont elles voulaient se venger. Jennifer Jason Leigh hésite
entre trahison et amour qui ne s’avoue pas envers le brutal Rutger Hauer,
Elizabeth Berkeley se confronte aux contradictions de son ambition dans Showgirls, et le mal prend un visage plus
trouble que le seul nazisme pour Carice Van Houten dans Black Book.
Le sens de la provocation de
ses œuvres hollandaise explorant les mêmes questions (Business is Business (1971), Katie
Tippel (1975) ou Le Quatrième Homme
(1983)) trouvaient leur équivalent dans l’outrance et la démesure de sa période
américaine, dessinant des sociétés corrompues où les femmes devaient
s’astreindre de toute vertus morales ou physiques pour s’imposer. Paul
Verhoeven y agissait comme un véritable agent du chaos bousculant la bienséance
de la société hollandaise ou l’hypocrisie de la société américaine. Le problème
de Elle est de vouloir reprendre ces
motifs avec une sorte de retenue, de subtilité. Ce n’est pas le registre de
Verhoeven qui n’est jamais aussi bon que dans l’outrance, le portrait au
vitriol et la violence (physique, sexuelle, psychologique) exacerbée jusqu’à
l’absurde qui fait tout s’annuler. Une démarche qui fonctionne parfaitement
dans les contextes hauts en couleurs de ses films américains, le Moyen Age
paillard et bigot de La Chair et le sang,
Las Vegas terre de tous les vices dans Showgirl,
le néo noir hypersexué de Basic instinct
sans parler des futurs cauchemardesques de Robocop
(1987) et Starship Troopers (1997).
La banalité du cadre franchouillard de Elle
ne s’y prête pas et ne fait jamais décoller le propos de Verhoeven.
Cette retenue se justifie dans un premier temps par la
nature froide et « sous contrôle » d’Isabelle Huppert dont la dureté d’apparence
est mise à mal en sous-texte par son rapport aux hommes – les raisons de la
séparation avec l’ex époux joué par Charles Berling, la défiance de ses
employés et le passif douloureux avec son père. Le traumatisme ressurgit au gré d’une construction habile (le montage
révélant le rôle malheureux du chat dans l’agression), d’un décalage comique
réjouissant et inattendu - la désinvolture avec laquelle l’héroïne révèle les
faits à ses amis – avant de tenter de refaire naître la tension lorsque le
violeur nargue Isabelle Huppert, lui faisant comprendre qu’il l’observe et est
prêt à récidiver. La banlieue pavillonnaire terne, le milieu du jeu vidéo vu de
façon très superficielle et la galerie de personnage grossièrement dessinée
(mention spéciale à l’amant queutard joué avec de gros sabots par Christian
Berkel) tisse un environnement trop quelconque pour faire basculer le film dans
cet ailleurs monstrueux et immoral que sait si bien éveiller Paul Verhoeven.
Il
se repose avant tout sur une extraordinaire Isabelle Huppert perdue entre
attente et crainte de son agresseur dont l’identité peut aisément s’anticiper.
En poussant jusqu’à l’absurde vulgaire et violent ces autres films, Verhoeven
balayait d’un revers tout jugement moral des pourfendeurs de ses films (Basic Instinct provoquant les foudres du
milieu gay, Starship Troopers accusé
de nazisme) tandis que Elle par une
approche plus subtile et/ou timorée (selon les gouts) provoque des réactions
certes injustifiée des féministes y voyant une apologie du viol, mais que la
froide bienséance du film ne contredit pas avec suffisamment de conviction. La
force des autres films de Verhoeven était d’interroger par la satire sa
Hollande d’origine ou ses Etats-Unis d’accueil, difficile de voir un vrai
regard sur une France résumée à des banlieues pavillonnaires et adultères
bourgeois qu’on trouverait partout ailleurs. Les quelques pistes lancées avec
le personnage du fils sont trop grossières (et desservie par l’interprétation
de Jonas Bloquet et Alice Isaaz en jeune fiancée) pour rétablir cette faille.
Le cadre qui oppresse/brise l'héroïne n'existe pas assez pour rendre son redressement aussi spectaculaire et puissant que dans les autres films du réalisateur. Paul Verhoeven pèche par une retenue qui ne lui sied guère et facilite les interprétations hasardeuses pour les moins familiers à son cinéma
dans ce qui est son film le plus faible avec Hollow Man (2000).
En salle
Je suis fan de Verhoeven, mais c’est vrai que dans ce film-là il a pas trop l’air dans son élément.
RépondreSupprimerOui c'est ça autant Isabelle Huppert est formidable mais il y a quelque chose qui sonne faux dans l'environnement et les personnages qui gravitent autour d'elle, dommage.
SupprimerBonjour Justin Kwedi, je vous remercie pour cette critique qui tranche singulièrement avec un accueil critique dans l'ensemble plutôt dithyrambique (faisant de ce film le plus marquant de la compétition du dernier festival de Cannes).
RépondreSupprimerJe vois pour ma part le résultat d'un processus propre à la réhabilitation de ce cinéaste si décrié - certes injustement - naguère, désormais encensé notamment pour sa "trilogie politique" (cf. le texte de Josué Morel chez Critikat).
Je ne peux me joindre à cette "politique d'auteur" typiquement française, qui sous prétexte d'une cohérence certaine et d'une dimension critique évidente, porte aux nues un réalisateur certes talentueux et courageux mais abusivement placé sur les marches les plus hautes...
Merci ! C'est un phénomène qu'on rencontre souvent où comme pour s'être excusée d'être injustement passée à côté auparavant la critique est excessivement élogieuse avec une oeuvre plus discutable d'un cinéaste. Vu ce que Verhoeven a pu prendre par le passé l'accueil est proportionnellement positif au virulentes attaques d'antan. Le fait qu'il soit encensé par les Cahiers du Cinéma qui l'ont presque toujours ignoré par le passé veut tout dire.
RépondreSupprimerCa peut être un bien si le cinéaste confirme après cette attention enfin accordée de la critique (Michael Mann encensé pour Révélations après la reconnaissance à postériori de la grandeur de Heat)et parfois c'est un peu triste comme un John Carpenter chouchou de la critique quand sa grande heure est déjà passée.