Les Roseaux sauvages est un des films les plus personnels et réussis d'André Téchiné pendant sa fructueuses période des années 90. Il s'agit au départ d'un projet modeste répondant à une commande d'Arte pour leur cycle Tous les garçons et les filles de leurs âge. Il s'agissait de téléfilms proposant différents portraits de l’adolescence, ouverte à des réalisateurs débutant comme confirmés en leur laissant le choix de la période où se déroulerait l'histoire (et facilitant ainsi un traitement souvent autobiographique). Les réalisateurs devaient néanmoins se plier à certaines contraintes économiques et techniques - livrer une fiction d’une heure, d’un budget restreint de 5 millions de francs, se soumettre à un tournage de 25 jours et de tourner en format super 16 - et narrative avec l'obligation d'inclure une scène de fête. André Téchiné relève le défi et se montre très inspiré avec un scénario écrit de son propre aveu à une vitesse record, pour une version téléfilm baptisée Le Chêne et le Roseau. Cependant Téchiné est frustré de ne pas avoir pu développer davantage les situations et personnages (le téléfilm se conclut lorsque François lit la fable de La Fontaine en classe et laisse encore les protagonistes dans une certaine confusion), notamment celui d'Élodie Bouchez. Suit à un accord avec Arte, Canal+ et le producteur Alain Sarde, Téchiné obtient de pouvoir en faire une version longue pour le cinéma, partageant cet honneur avec L'Eau froide d'Olivier Assayas (1994, La Page blanche pour la version téléfilm) ou encore Travolta et moi de Patricia Mazuy (1994) qui obtinrent aussi un montage cinéma augmenté ainsi qu'une vraie reconnaissance.Les Roseaux sauvages nous dépeint comment les soubresauts historiques d'une époque viennent bousculer les certitudes de la société française et par extension de ses adolescents. Ces certitudes peuvent être liées à l'identité sexuelle pour le personnage de François (Gaël Morel) qui prend conscience de son homosexualité, au contraire de l'absence ou la fuite du désir pour son amie Maïté (Élodie Bouchez), ses perspectives et cette même orientation sexuelle avec Serge (Stéphane Rideau) ou encore les opinions radicales du pied-noir exilé Henri (Frédéric Gorny). L'élément perturbateur par la piqûre de réel qu'il constitue viendra en ouverture avec le frère aîné de Serge, mobilisé en Algérie et revenant en permission pour se marier, espérant que cette union l'empêchera d'y retourner. Ce protagoniste furtif et au sort funeste amène dans le récit et par son statut l'interaction initiale entre les héros, annonçant leur mue mais aussi les démons qui hanteront les plus solides d'entre eux en apparence, telle la professeur madame Alvarez (Michèle Moretti) impuissante à sauver un ancien élève. François est le symbole de cette confusion tout en étant celui qui l'assume le plus, laissant son désir naviguer sans toujours franchir le pas entre les différents camarades qui l'entoure. Téchiné excelle à filmer cette promiscuité masculine trouble et ambigüe, mélange de retenue, de gêne, puis à l'inverse de pulsions crûment assouvies ou de dialogues directs pour évoquer l'interdit. L'expérience difficile de leur jeune vie et le contexte socio-politique incitent les personnages à l'intransigeance. Abandonnée par son père et ayant vue souffrir sa mère Maïté ressent comme une gêne la moindre proximité d'un garçon (sauf François forcément inoffensif) susceptible de lui témoigner du désir, Serge ayant perdu vainement un frère n'attend plus que de s'établir dans la ferme de ses parents et épouser la première venue. Le plus fascinant reste le Henri, rappel constant du réel par ses opinions extrémistes, sa rancœur et fascination pour l'OAS. Frédéric Gorny est absolument magnétique par son regard glacial, sa vision prématurément désabusée de l'existence, qui imprègne toute sa gestuelle raide, son phrasé cinglant et contamine même ses rédactions scolaires. Téchiné construit une narration où le sentiment d'impasse semble dominer, tout en laissant une lueur d'espoir dans l'incarnation des personnages bien moins figée qu'elle n'en a l'air. La camaraderie se ressent à travers l'alchimie des acteurs, et l'humain est toujours plus complexe que la simple idée qu'il croit poursuivre comme le montrera la belle dernière demi-heure transcendant le déterminisme social comme la radicalité politique.Les deux protagonistes les plus opposés en apparence, Maïté (fille de professeur communiste) et Henri (pour toutes les raisons évoquées) voient leur route se croiser et l'amour naître entre eux malgré les différences. Téchiné sème un doute idéologique et charnel chez les deux protagonistes (la très belle scène où Maïté lit une lettre de sa mère à Henri) qui oublient leurs supposées convictions pour se rapprocher. Téchiné orchestre cela dans un cadre naturaliste, primitif et quasi hors du temps lors d'une scène de baignade qui les éloigne de l'école et des résultats du bac, de la ville et de ses actualités, pour laisser en parallèle les deux couples du film s'accepter. C'est assez captivant et il semble que le tournage à l'économie ainsi que le contact d'acteurs quasis débutants aient contribué à une forme de spontanéité de Téchiné qui évite toute lourdeur dans cet équilibre entre autobiographie, récit d'apprentissage et capsule temporelle d'un moment complexe de la société française (l'instant presque muet où Jacques Nolot présente son épouse algérienne). Belle réussite qui récoltera pas moins de quatre César : Meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur scénario et Meilleur espoir féminin pour Élodie Bouchez.
Sorti en dvd zone 2 franaçais chez Studiocanal
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