Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

Pages

jeudi 20 février 2025

Yōkai - le monde des esprits - Spirit World, Eric Khoo (2025)


 Claire, une célèbre chanteuse, s’envole au Japon pour un dernier concert à guichet fermé. Lorsque le concert prend fin, sa vie sur terre s’arrête aussi. Une nouvelle vie inattendue s’offre alors à elle : un au-delà dans lequel Yuzo, l’un de ses plus grands fans, l’attend.

Dans Hôtel Singapura (2015), un de ses meilleurs films, Eric Khoo capturait les regrets d’une vie et le sentiment du temps qui passe par le prisme d’un lieu. Cette émotion explorée dans plusieurs de ses œuvres s’exprime dans Yokai – le monde des esprits à travers un des grands mystères de l’existence, la vie après la mort. Le scénario entrecroise une approche universelle de la question, avec le personnage de Claire (Catherine Deneuve), à un environnement bien particulier dans son rapport aux esprits et son interprétation de l’au-delà, le Japon.

Le titre international, Spirits World, semble mieux capturer la volonté d’Eric Khoo en éliminant toute l’attente plus folklorique qu’induit le mont « yokai » pour le spectateur occidental. Le récit met en scène trois solitudes. Il y a tout d’abord celle d’une vie pleine d’accomplissements professionnels mais meurtrie par une profonde douleur intime avec Claire, chanteuse française inspirée de Françoise Hardy et France Gall. On trouve une vie plus modeste, voire ratée, mais cette fois pleine d’un profond apaisement apporté par sa passion pour la musique avec le vieillard Yuzo (Masaaki Sakai), éternel admirateur de Claire. Enfin, il y a la solitude de Hayato (Yutaka Takenouchi), quarantenaire fils de Yuzo, dont l’existence semble être à l’arrêt, noyé dans l’alcoolisme et des perspectives professionnelles floues.

Eric Khoo nous induit volontairement en erreur quant aux protagonistes les plus égarés de son récit. C’est notamment le cas avec Claire dont le décès en pleine tournée japonaise pose une interrogation passionnante : qu’en est-il d’un fantôme errant sur une terre étrangère ? Le réalisateur joue furtivement d’un exotisme nippon attendu (la rencontre avec le yokai d’un samouraï, une séquence dans un temple) avant d’exprimer une approche introspective qui rappellera davantage le beau Vers l’autre rive de Kiyoshi Kurosawa (2015). L’admiration de Yuzo pour Claire et le fait que tout deux soient musiciens fait du premier le guide idéal durant cet entre-deux où ils errent encore sur terre après leur décès commun et presque simultané. En accompagnant Hayato dans une forme de pèlerinage vers son passé incomplet, Claire surmonte progressivement le deuil de sa propre fille tandis que le rôle de passeur espiègle de Yuzo va révéler des maux plus profonds.

Eric Khoo multiplie les idées à la fois simples et brillantes pour exprimer les différents niveaux de lecture du récit. Les filtres du monde réel n’ont plus cours pour les fantômes, voyant Claire et Yuzo échanger et se comprendre en s’exprimant chacun dans leurs langues respectives. Le travail sur le cadrage et le montage nous fait partager leurs perceptions du temps désormais différente des vivants, dans leur manière d’apparaître durant les pérégrinations de Hayatto dont on partage concrètement les déplacements physiques à pied et en voiture, la façon de s’inscrire dans les espaces naturels ou intérieurs. Durant les premières scènes du film où elle est encore vivante, Claire ne semble que de « passage » et détachée du monde qui l’entoure, prenant avec distance et politesse l’admiration de ses fans japonais.

Cette terre étrangère japonaise ne va réellement lui parler qu’une fois morte, lorsqu’elle va la parcourir pour mieux se découvrir elle-même. La cause de sa dépression est à la fois explicitée et nébuleuse (le décès de sa fille, sans que l’on en sache les circonstances), mais Eric Khoo ne fait pas des retrouvailles ou d’une possible réconciliation l’enjeu final du personnage. C’est en observant la douleur d’une autre filiation meurtrie qu’elle va à son tour trouver la paix. Le voyage et le deuil d’Hayatto le conduit à une mère qu’il n’a jamais connu, ce qui semble renforcer son désespoir et c’est le soutien d’une autre mère, étrangère et fantôme, qui va raviver son désir de bonheur. L’universalité recherchée par Eric Khoo sur ces questionnements se joue notamment sur la musique. La bande-son oscille entre les chansons de Claire (qui comme évoqué plus haut lorgne grandement sur la mélancolie des meilleurs titres de Françoise Hardy grâce aux composition inspirée de Jeanne Cherhal), le tube rock sixties composé jadis par le groupe de Yuzo et chanté par la mère d’Hayatto, et la bande-originale plus atmosphérique composée par le fils du réalisateur Christopher Khoo.  

Ces trois motifs musicaux se conjuguent aux trois lignes narratives et destins du film, dans un mélange de nostalgie, de spleen et d’attente de quelque chose. Le tournage semble s’être déroulé dans un même climat de compréhension naturelle, avec un pays dont la langue était étrangère au réalisateur et à sa star française, eux-mêmes ayant des échanges restreints du fait de l’anglais limité d’Eric Khoo. Loin d’être une limite, ces conditions favorisent à l’écran cette volonté d’expression organique des émotions, jamais appuyée par les dialogues ou une symbolique lourde, malgré le passif que charrie une icône comme Catherine Deneuve ou encore un pays aussi fertile en imaginaire surnaturel que le Japon.

La belle conclusion nous révèle ainsi que l’aide entre les fantômes était à deux sens, et que ce n’est qu’avec leurs maux communs résolus qu’ils pourront partir en paix. Eric Khoo insère avec brio à cela la notion de création avec le personnage d’Hayatto qui est réalisateur, comme pour nous faire comprendre qu’à base de toute œuvre il y a une mystique plus ou moins admise par l’artiste. Yokai – le monde des esprits est un film très touchant dont le bel équilibre réside entre la richesse de son propos et l’épure de son approche. 

En salle le 26 mars

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire