Le Fil du rasoir met en scène les amours et la destinée de deux
jeunes riches américains, Larry et Isabel, à partir de 1919. Bien
qu'épris l'un de l'autre, et fiancés, ils se séparent en raison des
aspirations métaphysiques insatiables de Larry, qui a été profondément
marqué par la Première Guerre mondiale, à laquelle il a participé comme
pilote de chasse.
The Razor's Edge est une grande
curiosité de l'âge d'or Hollywoodien de par ses thématiques baignées de
mysticisme et anticipant les questionnements des mouvements hippies.
Adapté d'un des derniers romans Somerset Maugham (paru en 1944), le film
doit essentiellement son existence à la volonté d'un Darryl Zanuck
obsédé à l'idée de le porter à l'écran. On le verra dans les nombreuses
embûches surmontées la production. Ayant acheté les droits du roman pour
la coquette somme de 50 000 dollars en mars 1945, Zanuck s'engage à
verser à nouveau ce montant à l'auteur si le tournage n'a pas débuté
d'ici à février 1946. Les atermoiements de producteur vont pourtant
dangereusement le rapprocher de la date fatidique. George Cukor
initialement envisagé est remplacé par Edmund Goulding et Zanuck ne
voyant que Tyrone Power dans le rôle principal va attendre la
démobilisation militaire de celui-ci qui n'interviendra qu'en janvier
1946. Somerset Maughan (auteur d'une première version du scénario qui
sera rejetée, le dégoutant d'Hollywood) recommande son amie Gene Tierney
pour le premier rôle féminin mais Zanuck choisit Maureen O'Hara tout en
lui enjoignant de garder le silence pour ne pas s'attirer les foudres
de l'auteur. Celle-ci s'étant confiée à Linda Darnell et Zanuck l'ayant
appris il la punit en confiant finalement bien le rôle à Gene Tierney.
Dernière péripétie, alors que le réalisateur et le casting ne sont pas
arrêtés, Zanuck filme lui-même les scènes de seconde équipe en aout 1945
pour le passage supposé se dérouler en Himalaya mais tourné dans les
montagnes du Colorado avec une doublure figurant Tyrone Power.
Le
récit s'interroge sur la quête qui anima nombre de jeune gens au
lendemain de la Première Guerre Mondiale. La "Génération Perdue" se noya
dans un tourbillon de fêtes et de plaisir divers en Europe durant les
années 20 dont certains parvinrent à tirer une vraie matière artistique à
l'instar des Ernest Hemingway ou F. Scott Fitzgerald. D'autres
retournèrent aux Etats-Unis pour s'y construire une fortune balayée par
le krach de 1929. Face à ces questionnements "concrets", Larry Darrell
(Tyrone Power) est indifférent et semble attendre autre chose que la
frivolité ou la richesse matérielle. Tout son environnement l'invite
pourtant à céder à cette conformité. La scène d'ouverture retarde
d'ailleurs son arrivée dans une tonitruante soirée mondaine dont on a
tous le loisir de contempler le faste et l'hypocrisie avant de le
laisser apparaître, visage pur et étranger à ce monde. Sa fiancée Isabel
(Gene Tierney) le pousse à endosser une lucrative carrière tout comme
Elliott Templeton (Clifton Webb), l'oncle snob de celle-ci. Seul le
personnage et narrateur Somerset Maughan (Herbert Marshall) - le Madame Bovary
(1949) de Vincente Minnelli poursuivra cette tendance à mettre en scène
l'écrivain dans sa propre adaptation - semble saisir le souffle
romanesque de Larry et le comprendre.
Le récit suit donc en parallèle la
destinée de Larry et celles d’Isabel et ses amis dont il s'est détourné
pour poursuivre sa quête. Edmund Goulding le fait d'abord de manière
ludique avec les manœuvres de l'oncle Elliott en voix-off pour faire
entre Larry "dans le monde" contredites par l'existence janséniste à
laquelle s'astreint ce dernier expérimentant les métiers les plus rudes
(marin, mineur...) et fréquentant la population la plus modeste. Peu à
peu, plus l'existence des amis laissés à la civilisation se fait
dramatique (faillites, deuils...) plus celle de Larry prend un tour
mystique avec comme sommet l'apprentissage spirituel en Inde et la
véritable épiphanie vécue dans l'Himalaya.
Edmund Goulding parvient à
façonner un vrai spectacle étrange et mystique qui captive tout en
conservant son caractère intangible à la quête de Larry. Au début du
film lorsqu'il est frustré par le monde moderne, on comprend le manque
qu'il ressent sans pouvoir définir ce qu'il recherche. L'assurance et la
maturité du héros traduisent l'accumulation de savoir et d'expérience
sans que l'on ait assisté à de vraies péripéties et enfin l'expérience
mystique de l'Himalaya reste en ellipse et seul le visage transfiguré et
apaisé de Larry expriment sa mue. Ces choix judicieux évitent au film
de sombrer dans le ridicule kitsch qui lui tendait les bras, l'exotisme
et l'onirisme de l'épisode indien restant sobre.
Le film perd
pourtant de son bel élan et originalité avec le retour à la civilisation
de Larry. Quand il voudra concrétiser ce savoir pour aider les siens,
cela se résumera à une ridicule scène d'hypnose. Par la suite il se
montrera impuissant à guérir les maux de ses amis tous punis là où ils
ont péchés, le matérialisme pour Isabel, le snobisme et le poids des
apparences pour l'oncle Elliott (très bon Clifton Webb pince sans rire
et maniéré). Seul le personnage sacrificiel et marqué par la vie de
Sophie (Anne Baxter) semble sortir des stéréotypes mais son destin ne
sera guère plus enviable. Alors sans forcément faire de Larry une sorte
de messie, il y avait matière à rendre plus profitable son expérience et
savoir à son entourage mais tout cela reste très flou et tire en
longueur.
Il y néanmoins quelques belles fulgurances comme cette très
touchante scène d'agonie paisible (on en attendait pas moins de Goulding
avec la poignante scène de mort de son chef d'œuvre Victoire sur la nuit (1939)), la sexualité étonnement explicite et une reconstitution
d'un Paris des bas-fonds dénués de toutes l'imagerie "Année Folle" - en
plus d'oser de nombreuses scène en français (l'accent méridional alterne
avec ceux des titis parisiens) pour plus de réalisme. Malheureusement
malgré l'ambition du propos et l'interprétation habitée de Tyrone Power
le film est plus original que réussi et passe un peu à côté de son
sujet.
Sorti en dvd zone 2 français chez Fox
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