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mercredi 22 janvier 2025

Carmen 1945 - Nikutai no mon, Hideo Gosha (1988)


 Les prostituées du ghetto incendié de Tokyo, au Japon de l'après-Seconde Guerre mondiale, vendent leur chair et économisent un tiers de leur argent pour un projet de salle de danse qui s'appellerait Paradise. Les prostituées vivent dans un immeuble bombardé, mais elles acceptent la situation précaire avec une détermination typique.

Carmen 1945 est une œuvre appartenant au cycle de mélodrame féminin de Hideo Gosha qui après les chambaras des années 60 et les films de yakuza des années 70, se réinventait à nouveau dans cette dernière partie de sa carrière. Il s’agit pour la plupart de cette série de films de récit d’époque  (Dans l’ombre du loup (1982), Yohkiroh, le royaume des geishas (1983), La Proie de l’homme (1985),Tokyo Bordello (1987)) évoquant le thème de la prostitution. 

Il s’agit là de la seconde adaptation (sur quatre) d’un roman de Tajiro Tamura (publié en 1947), ayant déjà donné un chef d’œuvre avec La Barrière de la chair de Seijun Suzuki (1964). On en retrouve le postulat avec ce groupe de prostituées survivant dans un Tokyo dévasté et sous occupation américaine durant la Seconde Guerre Mondiale. Si le film de Suzuki était une étude de caractères dont l’esthétique pop servait un récit désabusé et sombre sur la nature humaine, Gosha va livrer un plus authentique mélodrame. Il partage cependant avec Suzuki une approche stylisée et assumant une certaine artificialité, tout en ayant malgré tout un vernis plus authentique dans ses environnements principalement filmés en studio. Ce semi-réalisme sert davantage à théâtraliser les décors et magnifier l’élégance des héroïnes, quand les expérimentations chromatiques de Suzuki installait avant tout un espace mental quasiment abstrait par moments.

Nous suivons donc un groupe de prostituée solidaires, meurtries chacune à leur manière par les ravages de la guerre et contraintes à vendre leur corps. Menée par Sen (Rino Katase), elles entretiennent pourtant le doux rêve de transformer la bâtisse abandonnée leur servant de refuge en salon de danse en unissant les gains de leurs passes. L’arrivée de deux protagonistes va contrarier leurs projets. Un ancien soldat blessé (Tsunehiko Watase) qu’elles vont recueillir ravivent en elles les souvenirs de blessures passées, tandis qu’une nouvelle venue sème la discorde et lorgne sur la cagnotte commune accumulées. La grande différence amenée par la version de Gosha est la profonde solidarité entre ces femmes meurtries, dont il travaille profondément la révélation des maux anciens. En appuyant sur la dimension de film yakuza d’époque, Gosha renforce la dureté de façade à laquelle sont contraintes ces femmes pour survivre et n’exploite leurs interactions qu’à travers la fraternité aveugle ou la confrontation violente. 

On comprend que les hommes, dont les héroïnes souhaitent se détacher hors rapport tarifés sont cependant le prisme de leurs douleurs passées et présentes, matérielles et psychologiques. Ainsi sous la forfanterie, une poignante vulnérabilité se révèle, que ce soit par Sen dans son rapport réel au soldat (le somptueux gros plan où elle le reconnaît, plus le beau flashback en noir et blanc), Maya entretenant le souvenir de son frère tué au front à Bornéo, ou au contraire le traumatisme d’une autre violée par un soldat américain dont elle souhaite se venger. L’immeuble abandonné fait l’objet de la convoitise des yakuzas, que les filles tiennent en respect par la bombe non amorcée qui s’y trouve, mais lorsque les évènements cristallisent ce passé tragique, l’unité va difficilement perdurer. 

On est ici plus proche du contemporain Femmes de yakuzas (1987) et sa sororité contrariée que des précédents mélos de Gosha. Hormis une ouverture volontairement putassière, la prostitution en soi est au second plan de l’intrigue et n’est qu’un moyen pour les personnages d’arriver à leurs fins. L’idée principale est plutôt la poursuite d’un rêve afin d’échapper à la fois aux traumatismes passés et au dénuement du présent. 

Gosha le filme d’ailleurs ainsi, la photo de Yuko Morita travaillant une pure artificialité mettant en avant le glamour des héroïnes, le cauchemar de leur condition, et un environnement stylisé dans sa noirceur (les scènes de sexe dans la pénombre des ruelles du quartier des plaisir) et ses tranches de vie tels les scènes grouillantes de marché, ou encore les maquettes et matte-painting amplifiant certains décors. Cela donne un côté à la fois grandiose flattant la rétine par sa reconstitution soignée, mais aussi étriqué, factice et explicitant la contrainte des héroïnes coincées dans ce ghetto se résumant à des décors dont on a finalement vite fait le tour.

L’ombre de la guerre plane avec les attitudes discutables qui s’en dégagent. C’est l’instinct de survie chez les femmes, avec une poursuite rigide du rêve qui va fissurer le groupe. C’est une revanche pour les chefs yakuzas qui après avoir perdu la bataille des armes et de l’idéologie, veulent gagner celle du profit par le crime et l’association douteuse avec l’occupant américain. Le personnage de soldat et gangster repenti joué par Tsunehiko Watase est un beau point d’équilibre. Amer quant à ses actes passés, c’est une sorte de preux chevalier désintéressé qui ravive cependant la sentimentalité enfouie de ces femmes, en particulier la dure à cuire Sen qui n’ose se l’avouer. 

Malgré les conflits, le sentiment de division dominant la version de Suzuki laisse donc place ici à une compassion et un romantisme plus prononcé. La poésie des deux sacrifices finaux travaille un onirisme et un sens du baroque cette idée d’accomplissement par la vengeance tragique, ou du rapprochement amoureux tardif et morbide qui estompent les dernières strates réalistes pour choisir le pur rêve. L’ouverture et la conclusion sur les buildings imposants du Tokyo contemporain représente ainsi les espérances souillées des plus faibles, au profit de l’argent et du pouvoir.

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