Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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dimanche 3 janvier 2016

Je sais où je vais - I Know Where I'm Going, Michael Powell et Emeric Pressburger (1945)

Joan Webster, fille d'un employé de banque londonien, décidée depuis l'enfance d'avoir un jour beaucoup d'argent annonce à son père qu'elle va se marier à un homme qu'il n'a jamais vu, Sir Robert Gellinger, un industriel ayant fait fortune dans les produits chimiques. Elle doit le rejoindre sur l'île de Kiloran, située dans les Hébrides, en Écosse, pour l'épouser. Le soir de son arrivée, à Port Erraigh, sur l'île de Mull, dernière étape avant d'embarquer pour Kiloran, le brouillard la contraint de rester avec un jeune officier de la marine en permission, Torquil Mac Neil.

Michael Powell tout au long de sa filmographie exprima un regard d’anthropologue sur des contrées isolées et ses habitants, s’interrogeant à la fois sur leur possible fermeture au monde mais également la richesse qui pourrait imprégner les citadins à leur contact. À l'angle du monde (1937) inaugure cette thématique avec le récit des habitants d’une île des Hébrides s’interrogeant sur la perte de ses traditions alors que certains envisagent de la quitter pour gagner leur vie. A Canterbury Tale (1944) développait la question tout en maintenant la dimension ancestrale/mythologique, fustigeant l’insularité anglaise dans tout ce qu’elle peut avoir de repli sur elle-même tout en vantant cette culture quand elle daignait s’ouvrir à la l’autre. Dans une veine plus flamboyante ce sera l’incapacité des « étrangers » à s’imprégner des lieux investis qui causeront la perte des religieuses dans une Inde de fantasme sur Le Narcisse Noir (1947) tandis que l’hésitation entre deux mondes perdra Jennifer Jones dans La Renarde (1950). 

Je sais où je vais est une des plus belles réussites des Archers dans cette veine, la dernière en noir et blanc de Powell et Pressburger qui attendait le retour des équipements technicolor réquisitionnés pour s’attaquer à Une Question de vie ou de mort (1946). Le film part d’un postulat qu’imagine Emeric Pressburger, une jeune femme cherche à se rendre sur une île et alors que sa destination est à portée de regard elle ne parviendra jamais à s’y rendre. Le tout est de broder autour de cela et Pressburger signera en cinq jours un scénario magistral. La scène d’ouverture dresse avec humour la personnalité de son héroïne Joan Webster (Wendy Hiller), une jeune femme déterminée qui dès l’enfance aura su prendre les chemins les plus directs pour nourrir ses désirs et son ambition.

C’est tout naturellement ce qui la guide lorsqu’elle se rend sur l’île de Kiloran (dans les Hébrides en Écosse) pour y épouser un riche industriel. Powell moque visuellement l’urgence du tempérament de Joan en multipliant les effets durant son trajet comme ce chapeau haut de forme se confondant en fondu avec la cheminée d’une locomotive ou le parcours du train en accéléré dans un montage hypnotique. Cette marche en avant s’interrompt pourtant lors de la dernière étape, le brouillard la coinçant sur l’île de Mull. Au contact de Torquil Mac Neil, jeune officier en permission et originaire de Kiloran, Joan va voir ses sentiments et idéaux ébranlés au contact des autochtones et de leur mode de vie simple.

A Canterbury Tale avait été un échec commercial car son message trop philosophique était resté incompris. Je sais où je vais s’avère plus accessible en prenant l’argument d’une romance naissante pour exprimer les mêmes idées. Se confrontant à la nature pittoresque des locaux, Joan constate progressivement le fossé qui la sépare d’eux. Son attitude distante se heurte ainsi aux personnalités pittoresques rencontrées. C.W.R. Knight incarne ainsi un exubérant éleveur de rapace tandis que Pamela Brown dégage une fascinante présence en âme solitaire semblant faire corps avec cet environnement sauvage et ses créatures. On s’amusera aussi de ce trajet où l’héroïne surprend la discussion de locaux sur son futur époux, moquant la façon dont il s’est construit artificiellement un quotidien (se construire une piscine, se faire livrer du saumon depuis le continent) reproduisant sa vie urbaine quand tous les éléments (la mer pour nager comme pour pêcher) sont à portée de main. Enfin le clivage de classe, ultime élément de séparation, s’exprimera lors d’une discussion radio ou tout le mépris des anglais nantis pour ces écossais à l’existence archaïque se traduit par le ton arrogant du fiancé (qui demeurera invisible jusqu’au bout).

Joan aura beau feindre l’indifférence face à la magie des lieux et ces propres sentiments, elle est sous le charme de cette vie simple, de ces paysages à la beauté indomptés et de ce climat tempétueux. Et surtout elle se sent succomber à celui qui l’y initie et incarne au mieux ces aspects, Torquil Mac Neil. Ne sachant faire face à ce bouleversement de son pragmatisme, de son matérialisme citadin et moderne, elle ne verra d’autre issue que la fuite constamment contrariée par une nature plaçant brouillard puis tempête sur son chemin. 

Wendy Hiller (remplaçant Deborah Kerr initialement envisagée) est merveilleuse avec ce personnage dont la superficialité s’estompe, dans une lutte constante entre l’appel soudain de ses sens et celui de ses ambitions qui a jusque-là régit sa vie. En arrêtant de courir, Joan se rend soudain compte qu’elle a besoin d’autre chose sans oser se l’avouer. Les scènes où elle prie et invoque les superstitions locales pour partir au plus vite sont d’une rare force, le regard implorant de Wendy Hiller trahissant sa peur de succomber.

Ce parcours initiatique s’inscrit à travers le folklore et le mythe. L’appel de la gaieté simple lui fera préférer les noces de diamants d’un jardinier baignant dans les danses traditionnelles et le son des cornemuses plutôt que l’ennuyeuse partie de bridge envisagée par les amis snob de son mari. Il faut dire que la séquence aura été sublimement amenée par l’évocation les yeux brillants des fêtes de sa jeunesse par Mme Crozier (Nancy Price), les sons de cornemuses semblant surgir du passé par l’exaltation de son récit avant que la séquence suivante ne nous introduise aux vraies festivités. C’est là que l’amour naissant de Wendy et Torquill se révèlera (Torquill avouant ses sentiments au travers d’un chant traditionnel) mais c’est bien par le mythe qu’il s’épanouira. Le récit évoque plusieurs légendes celtiques où les sentiments auront été malmenés, ne trouvant leur assouvissement ou pertes que par un triomphe sur les éléments. 

C’est bien sûr la malédiction des Kiloran que Torquill n’ose défier ou celle de ce prince norvégien forcé de s’accrocher à la rive à l’aide d’un cordage « pur » pour gagner sa belle. Joan affrontera ses sentiments contradictoires sous la forme du mythique maelstrom marin de Corryvreckan, où en refusant d’être emporté par lui elle s’écarte d’un destin facile. Torquill lors du beau final voit également sa « malédiction » concrétiser son vœu le plus cher, Powell pliant à chaque fois la manifestation du mythe et de la légende à l’humain maître de son destin. Ce sera dans le tumulte des eaux pour le tempérament indécis et passionné de Joan et dans les ruines d’un château pour l’épicurien et flegmatique Torquill. La bonhomie et le charme rustique de Roger Livesey (remplaçant James Mason qui renonça au rôle à quelques semaines du tournage) font merveille pour exprimer la nature paisible et romantique du personnage, ne s’emportant que lorsque son cœur s’emballe.

Le tournage fut un véritable défi, l’esprit aventureux de Powell l’amenant à capturer au plus près la vérité de ces contrées sauvages. La beauté des Highlands est saisie avec une rare puissance évocatrice, toujours liée aux émotions profondes des personnages. La photo contrastée d’Erwin Hillier les baigne dans des paysages à l’imagerie tout autant naturaliste que légendaires, plaçant leurs silhouettes en ombres chinoises au sein de panorama aux compositions de plan somptueuses. Certains tours de force seront même invisibles : Roger Livesey engagé dans une pièce à Londres fut absent du tournage sur l’île, une foule d’astuces (doublures pour les scènes à distances, tournage studio pour les scènes d’intérieur et raccord savamment exécutés pour certaines transitions) entretenant intacte l’illusion. La séquence du maelstrom tient quant  à elle autant du tempérament casse-cou de Powell (allant faire ses prises de vue en s’approchant au plus près d’un vrai tourbillon) et de l’ingéniosité des techniciens anglais de l’époque avec certaines vues reconstituées en studio que le réalisateur aura la surprise amusée de retrouver dans des livres de géographe renommés.

La force du mythe ancestral se confond avec l’immédiateté du sentiment amoureux lors de la magnifique conclusion. Le son des cornemuses semble fêter un Torquill ayant su affronter son passé mais cette musique s’inscrit dans un réel qui lui annonce un bonheur plus concret, l’enchaînant à son aimée et à la légende des lieux. 

Sorti en dvd zone 2 français à L'Institut Lumière

Extrait

19 commentaires:

  1. Belle analyse de mon P&P préféré. Meilleurs voeux pour 2016 Justin.

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  2. Merci Moonfleet très bonne année à toi aussi. Beau choix (si difficile avec eux ^^) pour ton Powell/Pressburger favori !

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  3. Hello Justin, bel article en effet sur un beau Powell & Pressburger, si caractéristique de leur amour du romantisme anglais. Strum

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  4. Merci Strum et oui sur ce thème ça forme un bien beau diptyque avec l'excellent A Canterbury Tale.

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  5. J'adore Canterbury Tale. C'est un film unique en son genre, qui donne envie de faire un pélerinage à Canterbury. Mais mon film préféré du duo reste Colonel Blimp.
    Strum

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  6. Complètement d'accord pour A Canterbury Tale c'est une vraie épopée mystique et intimiste qui ne ressemble à rien d'autre ce fut une sacrée découverte. Grand amateur de Colonel Blimp aussi (ça risque d'être le prochain que je vais me revoir pour le blog avec Le Voyeur) mais s'il faut vraiment choisir je penche plus vers la veine opératique technicolor que constituent Une question de vie ou de mort, Le Narcisse Noir, Les Chaussons Rouges, Les Contes d'Hoffmann et La Renarde. C'est une période d'expérimentation assez folle et de quête d'un idéal de cinéma pur. D'ailleurs on eut vraiment distinguer une période de questionnement de l'identité anglaise pour les années 40 (Colonel Blimp, Canterbury Tale et Je sais où je vais) puis cette veine plus flamboyante qui suit (Une question de vie ou de mort semble faire la transition sur le fond et la forme) c'est assez passionnant à suivre comme évolution.

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    1. Formellement, je trouve Colonel Blimp assez fantastique aussi (il y a beaucoup d'idées visuelles dans le film), donc je ne le mettrais pas dans la veine purement néo-romantique de Je sais où je vais et Canterbury Tale. Et puis, il y a une mélancolie et une tendresse pour les personnages qui me touchent énormément dans Blimp, sans compter les affinités du film avec la littérature mittel europa et le thème du temps (voir ce que je dis de Blimp sur newstrum ou Classik). Et Deborah Kerr joue trois rôles (idée géniale de Pressburger, peut-être empruntée à Thomas Hardy). :)
      Strum

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    2. Oui c'est vrai qu'avec cette première tentative en couleur ça amène autre chose formellement tout en étant plus ancré dans le réel que les autres films couleurs qui suivront. Et sinon oui une triple dose de Deborah Kerr ça ne se refuse pas ;-)

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  7. Je n'imagine pas du tout James Mason dans le rôle de Torquil, trop ténébreux. Roger Livesey a ce côté insouciant, "épicurien et flegmatique" comme tu le dis + haut, inhérent au ton comédie romantique je n'ai même pas trouver ridicule la chanson sur le générique de fin (c'est dire combien j'aime ce film !!), l'explication de la "terrible curse" (dans le château où il ose enfin entrer) est une belle déclaration d'amour.

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  8. Roger Livesey a ce mélange de bonhomie lumineuse et d'authenticité qui le rend très touchant, cela aurait été différent avec James Mason effectivement même si il a su être convaincant dans un registre moins torturé sur certains rôles de sa carrière anglaise.

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  9. Moi qui suis énervée par la confusion souvent présente sur les textes du Net entre finir un verbe par "é" et "er", voilà que je m'aperçoit que j'ai moi-même fait la confusion !! ...il faut donc lire: "je n'ai même pas trouvé", of (strong) curse !!
    (smiling smiley)

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  10. Quand à l'aptitude du grand James Mason à être à être un 'comedy character' je ne suis convaicue, mais c'est je ne suis pas fascinée par les acteurs qui peuvent TOUT jouer, la personnalité propre à l'acteur est un atout majeur, de plus James a interprété quantité de personnages très différents. Deux de ses rôles qui me viennent en tête là maintenant ce sont Georgy Girl et Lolita, même si dans Lolita le personnage est plutôt comique malgré lui...

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  11. Voilà ce que c'est de taper trop vite (confused smiley) !! Jé fé plin de fôtes !!
    Il fallait lire:

    "Quand à l'aptitude du grand James Mason à être un 'comedy character' je ne suis convaincue, mais c'est que je ne suis pas fascinée par les acteurs qui peuvent TOUT jouer, la personnalité propre à l'acteur est un atout majeur, de plus James a interprété quantité de personnages très différents. Deux de ses rôles qui me viennent en tête là maintenant ce sont Georgy Girl et Lolita, même si dans Lolita le personnage est plutôt comique malgré lui..."

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  12. J'avais décrypté quand même pas de soucis (je suis un spécialiste de l'oubli de mot aussi ça doit se voir parfois dans certains textes). James Mason sait être piquant et léger mais malgré tout il y a forcément un moment où son côté torturé ressort, on le voit bien dans tous ses films Gainsborough. Ce n'est pas un Cary Grant mais il a d'autres immenses qualités. Ca doit vraiment être un de mes 2 ou 3 acteurs préférés et il est bien représenté sur le blog ;-)

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  13. "et il est bien représenté sur le blog" ==> Déjà avec Ava dans The Flying Dutchman (où là pour le coup JM est hyper-romantique) qui nous accueille sur ce blog c'est sûr !!
    Je trouve que Cary Grant est surestimé (aïe), il est justement "limité" lui aux comédies, même s'il a joué dans qq drames...James Mason c'est une autre dimension, un vrai rebelle dans Odd Man Out par exemple ...l'un des premiers films où je l'ai vu, avec Pandora, Le Prisonnier de Zenda, A Star Is Born...

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  14. Bonsoir Contrebande, ta dernière intervention que je découvre me fait réagir. Cary Grant "limité" ? Mais c'est une catégorie d'acteur à lui tout seul ! Il est prodigieux dans un mélodrame comme Elle et Lui de McCarey - la scène où il se remémore sa grand-mère les larmes aux yeux est une des plus émouvantes que je connaisse. Il est fantastique dans La Mort aux Trousses, La Main au Collet et Les Enchainés. C'était peut-être l'acteur comique le plus doué de sa génération, mais il savait jouer d'autres choses.
    Strum

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    1. Salut Strum, ben non cet acteur ne m'a jamais impressionnée,à part peut être dans "People Will Talk" (l'un de ses rôles préférés je crois)et dans "Indiscrétions" ...où il est quand même éclipsé par un délirant James Stewart. Ah la scène d'ivresse au bord de la piscine, anthologique !!

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  15. Cary Grant a créé un personnage de cinéma unique. Il n'y a qu'un seul Cary Grant, qu'on l'aime ou non. Je n'imagine personne d'autre que lui dans Elle et Lui, dans ses Hitchcock ou dans ses Hawks. Ce personnage qu'il a créé a l'air naturel parce que Grant rendait faciles et naturelles des choses difficiles, comme le disait Hitchcock (et Wilder qui l'admirait beaucoup, même s'il n'avait pas réussi à le faire tourner dans ses films, non sans avoir essayé plusieurs fois). Mais c'était le résultat de beaucoup de talent, entretenu par beaucoup de travail. Créer un personnage de cinéma unique, peu d'acteurs peuvent s'en vanter et cela aurait tendance à m'impressionner. :) Strum

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