Première réalisation de la courte mais précieuse filmographie de Phil Ridley, L’Enfant miroir est l’aboutissement de tous les multiples talents déployés par l’auteur avant ce passage au cinéma. Poète, dramaturge spécialisé dans les pièces pour enfants, peintre, il va ainsi tout naturellement finir par s’essayer au septième art, centre de toutes ses disciplines de prédilection. Il va notamment écrire le scénario de Les Frères Krays de Peter Medak (1990), et réaliser deux court-métrages remarqués avec Visiting Mr. Beak (1987) et The Universe of Dermot Finn sélectionné au Festival de Cannes en 1988.
L’Enfant miroir rejoint les rangs des récits d’apprentissage sombres et tourmentés, accompagnant le difficile passage de l’enfance à l’âge adulte dans des imageries inquiétantes. Les fantômes de L’Esprit de la Ruche de Victor Erice (1973), Cria Cuervos de Carlos Saura (1976) ou encore L’Autre de Robert Mulligan (1972) planent ainsi sur ce galop d’essai de Philip Ridley. La perte d’innocence du jeune Seth (Jeremy Cooper) se joue à un niveau intime et collectif dans cette Amérique rurale des années 50. C’est par le prisme déformant de son imagination que Seth interprète et observe avec distance les maux familiaux, mais fait aussi montre d’une certaine cruauté enfantine. La scène d’ouverture le voit faire une blague macabre en sacrifiant une grenouille. Son foyer brille par un père éteint et passif, et une mère au contraire bien plus agitée, dans l’attente fébrile du retour de Cameron (Viggo Mortensen) un frère aîné mobilisé dans le Pacifique. Seth ne retient systématiquement que l’interprétation fantasmagorique de la noirceur qui l’entoure. Lorsque Dolphin (Lindsay Duncan), une voisine dépressive, se confie maladroitement à lui pour lui expliquer sa « mort » intérieure depuis la perte de son époux, Seth va l’imaginer en vampire prête à sucer le sang de ses victimes pour une éternelle jeunesse. La vision déformée par la candeur de Seth se conjugue à celle des adultes, davantage guidée par l’intolérance et les préjugés. Ainsi la mort mystérieuse d’un enfant va immédiatement faire lever les soupçons sur le père de Seth (Duncan Fraser), dont l’homosexualité fut démasquée quelques années plus tôt et en fit un paria. Philip Ridley livre une vision archétypale, entre le conte halluciné et le cauchemar oppressant, d’une Amérique rurale mythologique. On a l’impression de voir se déployer en mouvement les inspirations picturales évidentes de Ridley, les célèbres tableaux du courant American Gothic (American Gothic de Grant Woods, House by the Railroad d'Edward Hopper, Christina’s World, Turkey Pond et Winter d'Andrew Wyeth). Mais le réalisateur ne se contente pas d’une reproduction déférente, et y amène une réelle interprétation en corrélation avec son propos. Lorsque Cameron revient au foyer familial, il évoque les tests militaires de la bombe nucléaire auxquels il a assisté. Les flammes incandescentes se déployant lors du suicide tragique du père, ainsi que la saturation du jaune dans la colorimétrie des grands paysages ruraux sont des réminiscences des enfers bibliques s’invitant dans une bucolique de façade. Les démons intérieurs hantent ces lieux, tant dans les secrets et douleurs des locaux qu’à travers la culpabilité d’une nation – ce jaune outré renvoyant bien sûr au feu nucléaire. Ridley l’exprime explicitement par la photo d’un bébé irradié conservée par Cameron, mais aussi par les stigmates de ce dernier, perdant ses cheveux, maladivement aminci et saignant des gencives. Trop jeune pour comprendre et accepter l’horreur, Seth invite donc les créatures de l’imaginaire pour expliquer la bascule de son quotidien dans une vision mélangeant son bagage religieux, folklorique et intime. Cela autorise à Philip Ridley des visions sidérantes, voyant un lyrisme païen croiser une abjection terre à terre. Entre la beauté morbide d’un dialogue avec nourrisson mort-né et l’insoutenable agression envers un enfant, le réalisateur à travers le regard de son jeune héros nous maintient dans un entre-deux ambigu. On est envouté par l’imagination foisonnante permettant à Seth de réenchanter la noirceur du réel, mais également révolté par une immaturité le laissant spectateur de terribles drames. Malgré la profonde noirceur de la conclusion, elle signe malgré tout l’éveil et la prise de conscience du personnage, dans une ultime scène cathartique et à la profonde puissance évocatrice. Coup d’essai et coup de maître pour Philip Ridley qui signe là un véritable film culte.
Sorti en bluray français chez Extralucid
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