La vie tumultueuse
d'un tenancier italo-américain de bordel à Singapour, faite de hauts et de
misères. Il gagne il perd. Il a même la chance de s'en aller vers des horizons
plus cléments. Mais au fond, sa vie est là, dans le chaos et le tumulte, le
soufre et le vice.
En cette fin des années 70, la carrière de Peter Bogdanovich
se trouve à la croisée des chemins. Il a démarré la décennie en fanfare avec
trois triomphes commerciaux et critiques (La Dernière séance (1971), On s'fait la valise, docteur ? (1972) et La Barbe à papa (1974) avant de la poursuivre par d’onéreux échecs (Daisy Miller (1974), Enfin l’amour (1975) et Nickelodeon (1976). Bogdanovich se sent
las du contexte de production hollywoodien et l’on peut estimer qu’il arrivait
aussi au bout d’un cycle où il aura largement creusé un sillon rétro et référencé
dans l’esthétique, les genres et sujets des films réalisés jusqu’ici.
L’occasion
de se renouveler va se présenter grâce à son ami Orson Welles qui lui parle de
la nouvelle Saint Jack de Paul
Theroux, qu’il avait envisagé un temps de réaliser lui-même et dans laquelle il
voit le potentiel d’un bon film. Les droits du livre sont détenus par la revue
Playboy avec laquelle Cybill Shepherd, alors compagne de Bogdanovich, est en
procès suite à la publication non-autorisé de cliché. Un accord à l’amiable est
donc trouvé en échange des droits, l’occasion de voir le nom d’Hugh Hefner au
générique parmi les producteurs. Ce sera surtout la possibilité pour
Bogdanovich de retravailler avec Roger Corman, le producteur qui lui mit le
pied à l’étrier à ses débuts.
La nouvelle de Paul Theroux montrant un visage peu reluisant
de Singapour, Bogdanovich rédige le synopsis d’un projet fantôme appelé Jack of Hearts pour obtenir l’autorisation
de tourner auprès des autorités locales. L’expérience sera de son propre aveu
une véritable renaissance pour Bodganovich. L’histoire nous dépeint les hauts
et les bas de Jack Flowers (Ben Gazzara) proxénète américain installé à Hong
Kong. Le récit s’articule en trois actes tournant autour de l’amitié et des
visites annuelles avec le comptable William Leigh (Denholm Elliott). C’est tout
d’abord à travers son regard que l’on découvre le caractère débonnaire de Jack
et son aisance au sein de ce Singapour interlope. Pas une jeune femme, un
commerçant ou un travailleur quelconque qui ne le salue pas par son prénom, et
du coup qui ne le recommande pas au quidam local ou pas en quête de plaisir. Bogdanovich
restreint son découpage pour une immersion maximale qui capture vraiment la vie
grouillante de ces ruelles singapouriennes, les figures pittoresques
rencontrées.
C’est cette facette qui intéresse le réalisateur qui enjambe les clichés
ou du moins les approches attendues. Le film n’évoque donc pas la misère
sexuelle masculine ordinaire, tout comme il ne traitera pas de la condition
féminine dans le « plus vieux métier du monde », et encore moins du
statut discutable de proxénète. Bogdanovich pose le contexte sans que la narration pose
explicitement une dimension morale. De manière sous-jacente on devine cependant
les fêlures de Jack, ancien militaire, écrivain raté, et homme fuyant toute
attache sentimentale, qui trouve dans cet oubli exotique et sa profession peu
noble l’oubli auquel il aspire. Ce charme le rend prospère et donc menaçant
pour ses concurrents locaux dont la menace se fera de plus en plus pressante. L’ambiguïté
règne ainsi dans cette approche lorsque Jack va ouvrir sa première maison
close.
A l’image avenante du patron des lieux, c’est un cadre hédoniste où en
surface l’on observe le plaisir des clients et l’entrain des employées. La
facette sordide est certes absente mais il n’en demeure pas moins la nature
machiste et surtout colonialiste (soulignée par les dialogues condescendants de
la communauté masculine expatriée qui ne vit que d’alcool et de femmes) d’où
peut à tout moment surgir la violence. Avec la guerre du Vietnam, Singapour
devient alors la succursale des plaisirs pour les GI américains et Bodgdanovich
distille une imagerie d’amour libre, presque flower power qui jette à son tour
de la poudre aux yeux quant à ce qui se joue réellement.
L’inutilité de l’intervention
américaine s’incarne ainsi dans une forme presque industrielle de la
prostitution. Les psychoses latentes des soldats se prolongent dans l’intimité
des chambres et font ainsi des pays émergents, des femmes, un défouloir à la
noirceur de la nature humaine. Le message n’est jamais asséné et le réalisateur
fend subtilement ce portrait de paradis charnel par le contexte, mais également
l’évolution de son héros. L’enjeu final est de voir Jack aller au bout de l’hypocrisie
et du cynisme avec une action méprisable pour se renflouer, sans l’ambiguïté
que revêt l’ouverture d’une énième maison close. La dernière partie semble donc
signer la fin d’une époque, par la disparition du fidèle Leigh, par le départ
des « boys » américain et par la perte d’illusions de Jack. Une œuvre
remarquable qui aura les faveurs de la critique à sa sortie, mais sera
malheureusement un échec commercial et signera la fin de la période dorée de
Bogdanovich.
Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Carlotta
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