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dimanche 23 juin 2024

La Vengeance du Dragon Noir - The Swordsman Of All Swordsmen/Yi dai jian wang, Joseph Kuo (1968)


 À l'âge de six ans, Tsai Ying-jie assiste au massacre de sa famille orchestré par cinq seigneurs malfaisants dans le but de s'emparer de la légendaire Épée Chasseuse d'Âmes. Bien des années plus tard, devenu maître dans le maniement de la lame, le jeune homme part à la recherche des assassins de ses parents afin de venger leur mort. Au cours de sa quête meurtrière, Tsai Ying-jie sera secouru par l'intrépide Hirondelle. Mais il ignore que cette dernière n'est autre que la fille de Yun Chung-chun, l'un des hommes sur sa liste...

En 1967, King Hu bouleverse la politique du studio Shaw Brothers et change la face du cinéma hongkongais en réalisant L’Hirondelle d’or. Le film, immense succès local et à travers l’Asie, va faire du film martial et plus précisément le wu xia pian (film de sabre et de chevalerie) le genre dominant au sein du studio jusque-là surtout orienté sur les adaptations d’opéras chinois. King Hu, fâché par les conditions de tournage du film (durant lequel sa méticulosité se heurta aux pressions de Run Run Shaw, patron du studio) s’exile à Taïwan où il va réaliser Dragon Inn (1967) qui va remporter un triomphe encore plus grand. En parallèle du tournage de Dragon Inn se déroule celui de La Vengeance du Dragon Noir, réalisé par Joseph Kuo. Celui-ci, d’abord scénariste puis réalisateur, officie depuis déjà plus de dix ans dans la production locale où il se spécialise dans les bluettes romantiques. Fortement impressionné par sa vision de L’Hirondelle d’or, Joseph Kuo réoriente sa carrière vers le film martial en écrivant le script puis en signant la réalisation de La Vengeance du Dragon Noir. Il fera ensuite le chemin inverse de King Hu en allant travailler à Hong Kong pour signer un grand nombre de films wu xia.

Ces prémices traduisent donc l’influence majeure de King Hu sur le cinéma de Joseph Kuo, ce qui va être significatif sur plusieurs éléments de La Vengeance du Dragon Noir. Tout comme dans L’Hirondelle d’or, nous sommes dans une ère où les chorégraphes martiaux n’ont pas encore pris le pouvoir (Chang Cheh pouvait parfois leur déléguer la réalisation entière des combats, contribuant à l’ascension d’un Liu Chia-liang), et dont les combats reposent sur la mise en scène et la vision des réalisateurs davantage que les aptitudes martiales des acteurs. Dès lors Joseph Kuo travaille grandement la scénographie, la dimension opératique et le sentiment d’attente durant les affrontements. 

La suspension d’incrédulité nous fait accepter de façon ludique les bottes secrètes fugaces des combattants dans des plans d’inserts, tandis que les panoramiques, travelling circulaires et champ contre champ font monter la tension avec brio. Joseph Kuo reprend aussi les moments archétypaux de King Hu comme les confrontations dans les auberges, avec ici une dynamique une nouvelle fois très voisine de L’Hirondelle d’or. Les amicalités de façade dissimulent les démonstrations de force discrètes (Tsai Ying-jie maintenant une table poussée par quatre acolytes) avant l’explosion et un combat à huis-clos magistral dans sa gestion topographique.

Le scénario dépeint une classique histoire de vengeance durant la première partie du film, à la cruauté d’un flashback fondateur répondant la hargne impitoyable du héros (Peng Tien) au moment de décimer les meurtriers de sa famille. A mi-parcours, le propos se fait plus subtil, notamment quand l’ultime antagoniste se révèle plus diminué et repentant que ses prédécesseurs. Il y a là un questionnement sur la vacuité de la vengeance, et de façon plus large sur la volonté de domination sur le Jian-hu (le monde des arts martiaux). Un enchevêtrement de liens amicaux et sentimentaux se nouent entre les protagonistes qui rend plus trouble le jusque-boutisme de la vengeance et de la perfection martiale. 

Ce sont des éléments à la fois universels et aussi très spécifiques à la littérature martiale, creusés chez Chang Cheh dans sa trilogie du sabreur manchot ou dans les adaptations des romans de Gu Long dix ans plus tard signées Chu Yuan. Cette finesse permet ainsi malgré les réminiscences de marquer une différence avec King Hu (le Dragon Noir (Nan Chiang) apparaissant dans un premier temps comme un allié en retrait rappelant le Chat ivre de L’hirondelle d’or) et davantage annoncer les déchirements intimes de Chang Cheh et Chu Yuan justement.

Une grande part de cette profondeur, de cette facette existentielle, est amenée par les décors naturels. La pensée des personnages dérive sur fond de ciels crépusculaires, les duels se mettent lentement en place dans des panoramas somptueux à l’image du final épuré sur la plage. Quand l’affrontement dépasse le stade primaire de la vengeance et se fait plus intime et idéologique, les nuances de la photo de Lin Tsang Tin versent dans une pure esthétique picturale (les scènes intimes entre Hirondelle (Shangkuang Ling-Fen qui jouait en parallèle dans Dragon Inn) et Tsai Ying-jie  durant sa convalescence)) et une veine onirique par laquelle s’immisce la notion de karma - Tsai Ying-jie hésitant face à son adversaire aveugle – dans un espace préfigurant l’abstraction de A Touch of Zen (1971) par ces étranges halos blancs en arrière-plan.

La Vengeance du Dragon Noir est donc un wu xia pian donnant dans un classicisme assez envoutant, où l’influence certes marquée de King Hu n’empêche pas l’expression d’une vraie identité et singularité.

Sorti en bluray chez Carlotta et ressort en salle en ce moment

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