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mercredi 3 octobre 2018

Gens de Dublin - The Dead, John Huston (1987)


L'histoire se passe à Dublin, chez les trois demoiselles Morhan, en 1904. C'est le réveillon, toute la famille se réunit autour d'une dinde et de whiskeys. Le repas ne commence qu'après des danses familiales, un morceau de piano, une vieille chanson et une étrange histoire bien racontée. Au diner sous l'effet de la bonne nourriture et des alcools, les langues vont se délier et chacun pourra exprimer ses idées ou ses souvenirs.

John Huston signe son dernier film avec The Dead, œuvre ayant pour cadre l’Irlande qui fut une de ses terres d’adoption où il vécut 18 ans. Huston demeure le plus littéraire des cinéastes hollywoodien n’hésitant pas à s’attaquer à des monuments pour des adaptations à l’écran (Moby Dick de Herman Melville, L'Homme qui voulut être roi de Rudyard Kipling, La Nuit de l'iguane de Tennessee Williams, Reflets dans un œil d'or de Carson McCullers, Les Racines du ciel de Romain Gary, Le Malin de Flannery O'Connor…) ou pour contribuer aux scripts de ses films (Arthur Miller pour Les Désaxés (1961), Truman Capote sur Plus fort que le diable (1953) et Jean-Paul Sarte pour une première monture de Freud, passions secrètes (1962)). Le réalisateur se frotte cette fois à James Joyce dont il transpose la nouvelle éponyme issue du recueil de nouvelles Dubliners (Les Gens de Dublin en vf et pour le titre du film traduit. La nouvelle figure parmi les premiers textes majeurs de Joyce et s’avère l’un de ses rares textes réellement adaptable. C’est un Huston très diminué qui s’attaque à ce film, le réalisant en fauteuil roulant et alimenté d’une bouteille à oxygène.

Ce parfum de mort et de conclusion parcours le film et donne un nouvel écho au thème récurrent de l’échec qui parcoure la filmographie du réalisateur. L’échec peut en effet se matérialiser dans une forme de panache magnifique dans L’Homme qui voulut être roi (1975), une échappatoire paisible à l’horreur du monde avec Promenade avec l’amour et la mort (1969) ou cinglante ironie dans Plus fort que le diable. Même dans ses films les plus sombres comme Fat City (1972) la résignation finale n’intervient qu’après avoir essayé en vain sous nos yeux. Dans The Dead se distille une mélancolie inverse à son contexte joyeux de réveillon, la propre usure de Huston révélant celle de ses personnages sous la tonalité festive. Les trois vieilles filles faisant office d’hôte semblent vivre là leur grand évènement annuel. 

L’empressement des tantes Kate (Helena Carroll) et Julia (Cathleen Delany) attendant leur convives en des escaliers révèle la rareté de ces grandes réunions. Entrecoupant les retrouvailles chaleureuses et les danses, les interludes artistiques jettent une forme de spleen latent. Un numéro de piano virtuose de Mary Jane (Ingrid Craigie)  la troisième hôte montre son talent mais aussi les rares occasions qu’elle a de le laisser s’exprimer. Le moment chanté par la matriarche Kate s’avère aussi fragile que touchant à travers le regard bienveillant des invités mais un dialogue laisse là également entendre que ce don désormais étiolé n’a pas pu se déployer en dehors de cet environnement modeste - la caméra s'arrêtant sur les vestiges (photos, objets, vêtements) d'un vie disposés dans la maison durant la chanson.

Huston développe cela avec un ajout par rapport à la nouvelle lorsque le personnage inventé de Mr Grace (Sean McClory) déclame le magnifique poème gaélique Vœux rompus de Lady Gregory. La scène est un vrai moment de grâce où la caméra de Huston scrute les regards émerveillés de l’auditoire et laisse deviner tout ce que le texte éveille comme émotion chez eux. Un moment furtif où Gabriel Conroy (Donal McCann) cherche en vain le regard complice de son épouse Gretta (Anjelica Huston) durant la lecture préfigure une suite contenue dans le texte exprimant le mystère d’un amour passionné, inconditionnel, mais voué à l’échec. Tout dans la caractérisation des personnages, dans les échanges parfois rieurs et anodins, révèle des destins à l’arrêt pour les plus jeunes ou sans avenir pour les plus âgés. 

Ainsi lorsque la tante Julia écoute les yeux brillants les récits des derniers opéra en vogue, le regret de ne plus pouvoir y assister, la nostalgie de ceux vus autrefois et le dépit d’un Dublin plus terreau artistique (au profit du continent) passe dans son attitude et celle d’autre convive. Ce sera parfois plus trivial avec le pathétique Freddy (Donal Donnelly), vilain petit canard et alcoolique invétéré faisant la honte de sa mère. Le script (signé Tony Huston fils du réalisateur) déploie ce désenchantement dans une subtile structure en trois actes où Huston filme l’écoulement du temps effectif du récit, et capture le temps plus insaisissable des regrets pour les personnages. La photo de Fred Murphy oscille entre naturalisme et stylisation feutrée où les teintes diaphane baignent l’ensemble dans une sorte de mausolée poussiéreux.

L’épilogue montrera même que le couple Gabriel/Gretta, seul ancrage solide et sécurisant (mais dont la fragilité se révèle dans le discours emphatique mais fait finalement pas suffisamment spontané) a vu ses propres démons se raviver durant la soirée. Les regrets d’hier, les peurs d’aujourd’hui et l’incertitude du futur passe donc dans l’ultime regard de Gabriel et les paysages irlandais hivernaux filmés par Huston. La conclusion en beauté intimiste d’une grande carrière.

Sorti en dvd zone 2 français chez Elephant Films et Opening (avec une belle analyse de Michel Ciment) 

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