Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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lundi 2 décembre 2024

Le pianiste de Ginza - Hakken to Kokken no Ma ni, Tominaga Masanori (2023)


 Ginza, 1988. Hiroshi gagne sa vie en jouant du piano dans un cabaret. En acceptant la requête d'un client d'interpréter le thème du « Parrain », il s'attire le courroux du yakuza le plus influent de ce quartier de Tokyo qui s'est octroyé le droit d'être le seul à pouvoir réclamer cette mélodie. L'histoire se déroule en une nuit mais dans deux temporalités distantes de trois ans.

Les meilleures propositions de biopics ne sont pas celles qui cherchent brasser l’ensemble d’une existence dans une narration « wikipediesque », car à vouloir tout raconter, à ne pas poser un point de vue singulier on ne dit finalement rien de la personnalité évoquée. Si ce parti-pris reste encore tristement dominant, d’autres (I’m not here de Todd Haynes (2008), Gainsbourg, vie héroïque de Joan Sfarr (2010)) œuvres offre des propositions singulières à l’image de Le Pianiste de Ginza.

Le film est une libre adaptation de Between the White and Black Keys, livre autobiographique du pianiste de jazz japonais Hiroshi Minami publié en 2008. Un des moments fondateurs de la carrière du musicien fut lorsqu’à la fin des années 80, il décida de quitter le Japon pour étudier au Berklee College of Music, à Boston. Le scénario choisit donc de se situer quelques temps avant ce grand départ, alors qu’Hiroshi (Sosuke Ikematsu) fait encore ses armes dans les clubs de jazz de du quartier tokyoïte de Ginza. Cet environnement est dépeint sous son jour le plus fantasque, que ce soit du côté tour à tour désinvolte, angoissé et caractériel des musiciens, ou la nature excentrique de la clientèle plus ou moins recommandable. Le dispositif du film apparaît dans un premier temps faussement simple en se déroulant le temps d’une nuit durant laquelle on accompagne Hiroshi voguant de club en club au gré des opportunité. Quelques flashbacks viendront même nous renseigner sur le passé du pianiste, notamment la remarque de son premier mentor lui signifiant que son jeu n’est pas encore assez « nonchalant » (terme exprimé en français) pour jouer du bon jazz.

Très vite, quelque chose semble clocher dans le récit. Le Hiroshi débutant et maladroit attendant une proposition laisse place à une figure bien plus sûre d’elle, élégante et pour le coup bien trop « nonchalante » dans le club de jazz huppé dans laquelle elle joue. Pas nommé, ce charismatique pianiste est également joué par Sosuke Ikematsu. Nulle trace d’ellipse mais après quelques minutes dans l’expectative, on comprend qu’il s’agit bien d’Hiroshi, quelques années après ses débuts et désormais pianiste à la fois bien plus assuré mais aussi bien trop blasé végétant dans un club tenu par un yakuza. Si l’on a douté un instant qu’il s’agissait de deux personnages différents, c’est que c’est en quelque sorte bien le cas.

Capturé à deux époques de sa vie, celle du novice plein d’espoir, puis celle du blasé qui les a abandonnés, Hiroshi n’est effectivement pas la même personne au sein de ces deux temporalités. Sosuke Ikmatsu dans le port, le langage corporel mais surtout le discours construit une dualité passionnante. « Rookie » dont le jeu passionné gêne aux entournures ses partenaires de groupe éteints dans sa version jeune, il devient à son tour le vieux routier conseillant de ne pas trop prendre la chose à cœur à une chanteuse outrée de l’indifférence de son audience. Le réalisateur travaille aussi cette différence dans sa mise en scène, posée, stylisé et construisant un cliché d’atmosphère jazzy clinquante pour le Hiroshi « mature », tandis que les temps de la découverte rendent le cadre plus resserré et naturaliste pour le Hiroshi « jeune ».

Les deux époques ne sont pourtant pas séparées et les évènements de l’une se répercute sur l’autre dans un espace-temps incertain, les décisions de l’un ou l’autre des Hiroshi se répercutant sur l’autre dans l’instant. C’est notamment le cas dans le fait de jouer la mélodie du Parrain, la demande de ce titre étant réservée à un boss yakuza ombrageux. Les conséquences de cette interprétation son périlleuse pour Hiroshi quelle que soit son incarnation, et la narration s’amuse à travers certains personnages loufoques, par des échos formels et sonores dans le montage, à passer d’une temporalité à l’autre sans véritable rupture. Un fois cette installation assimilée, le plaisir du spectateur commence en observant les conséquences et rebondissements aussi inattendus qu’une improvisation de jazz.

Le véritable lien de ce maelstrom consiste en le doute de l’artiste, son incertitude quant à ses aspirations et son avenir. Cela façonne progressivement un espace-mental qui, passé les moments les plus ludiques, se fait plus sombre et inquiétant. C’est le long songe d’un homme à un carrefour de sa vie qui en entrecroise tous les moments-clé, ceux où il a avancé, ceux durant lesquels il s’est enlisé. L’abstraction et l’onirisme dominent progressivement et en définitive, si l’on ne connaît pas la réalité de la carrière d’Hiroshi Minami, on peut tout aussi bien interpréter l’issue du film comme son échec présent, ses espoirs futurs ou ses regrets passés. La musique est bien sûr à la hauteur du projet d’ensemble avec notamment une longue scène d’improvisation sur le thème du Parrain, et aussi le leitmotiv spécifiquement écrit par Minami pour le film et bien nommé Nonchalant. C’est sur ce leitmotiv que s’achève ce récit qui nous aura égaré, amusé et touché pour notre plus grand plaisir. 

Vu au Festival du cinéma japonais Kinotayo