Mank marque le grand retour de David Fincher au long-métrage, près de six ans après la sortie de Gone Girl (2014). C’est sur la plateforme Netflix (où il produisit et réalisa les deux saisons de la série Mindhunter) que Fincher va parvenir à concrétiser ce projet de longue haleine. Mank est un script rédigé au début des années 90 par Jack Fincher, père du réalisateur, et s'appuie sur un article de la critique américaine Pauline Kael qui théorisa (de façon fort discutable) que le scénariste Herman Mankiewicz était le véritable auteur de Citizen Kane plutôt qu'Orson Welles. Il s’agit à la fois d’une vision caustique du Hollywood des années 30, d’un biopic de Herman J. Mankiewicz (frère aîné du plus fameux Joseph L. Mankiewicz qu’il fit venir à Hollywood) et aussi une évocation de la genèse du script du classique Citizen Kane d’Orson Welles (1941). Fincher rencontrera les plus grandes difficultés à mener le projet à bien, tant par l’exigence du sujet qui freine les studios que pour son intransigeance légendaire (le film faillit se faire en 1998 mais tomba à l’eau à cause de l’obstination de Fincher à le tourner en noir et blanc) et ce jusqu’au décès de Jack Fincher en 2003. Fincher lassé des discussions et compromis des studios (d’où sa longue absence) trouve donc en Netflix le partenaire pour réaliser le film tel qu’il l’entend.
Le récit oscille entre deux temporalités. Celle du présent voit Herman J. Mankiewicz (Gary Oldman) littéralement bunkerisé par son commanditaire Orson Welles pour achever en 60 jours ce qui doit devenir le script de Citizen Kane. Isolé de ses démons bien connus (alcool, jeu et femmes) Mankiewicz est seulement entouré d’une infirmière et de la secrétaire Rita Alexander (Lily Collins). L’avancée du script permet d’amorcer en flashback la seconde temporalité au début des années 30, où Mankiewicz scénariste bien installé au sein de la MGM va croiser le chemin du magnat de la presse William Randolph Hearst et de son entourage. Les péripéties qui entourèrent la production de Citizen Kane font désormais partie de l’Histoire du cinéma. Le film était un portrait masqué mais largement identifiable de William Randolph Hearst qui tenta d’en empêcher la conception puis la distribution. Fincher va cependant se montrer plus subtil que le simple et manichéen antagonisme artiste/puissant (ce à quoi cède un peu la récente série Hollywood produite également sur Netflix) pour faire le portrait d’un homme, d’un milieu et d’une époque.Herman J. Mankiewicz semble dans les flashbacks un rouage narquois du système hollywoodien quand, dans les scènes au présent c’est un homme au bout de tout qui s’attèle à l’écriture de Citizen Kane. C’est qu’entre les deux époques, Mankiewicz s’est confronté à Hearst et à ce qu’il représente. La première heure du film est très exigeante pour le néophyte de l’histoire hollywoodienne, et captivante pour le connaisseur. Mankiewicz y apparait comme un histrion dont l’excentricité est acceptée, le côté saltimbanque et roublard des pontes du système y est vu avec amusement (le discours de Louis B. Mayer président de la MGM qui retourne une assemblée à son avantage pour leur faire baisser leur salaire) et le festival d’allusions et de name-dropping ravivent des anecdotes savoureuses (Les faveurs d’Irving Thalberg plaçant son épouse Norma Shearer en vedette de la superproduction MGM Marie-Antoinette (1938) au détriment d’autres actrices en vue comme Marion Davies). Mankiewicz nous apparaît alors comme un filou (hilarante scène de pitch improvisé à David O’Selznick), qui a profité du système dans le passé et qui s’en venge au présent avec son script au vitriol. Gary Oldman est excellent pour révéler sous le supposé cynisme et complexe de supériorité les fêlures et l’humanité de son personnage. Dans un premier temps, la bienveillance de Mankiewicz se révèle le plus souvent hors-champ, et s’exprime de façon exclusive plutôt que collective. Ce sont les lettres qu’il envoie à son frère ou ses protégés prometteurs pour qu’il vienne tenter leur chance à Hollywood, l’anecdote de l’infirmière allemande qu’il a aidé à fuir le nazisme, ou l’épaule bienveillante qu’il offre à l’actrice Marion Davies (Amanda Seyfried excellente) trop souvent vue comme la cruche sans talent vivant au crochet de Hearst. La chute de Mankiewicz viendra lorsqu’il souhaitera dépasser cette nature de maverick pour se préoccuper du monde qui l’entoure. Fincher scrute la montée de l’idéologie communiste parmi les petites mains explitées d’Hollywood et par extension la société américaine. Les puissants ne peuvent laisser s’immiscer ce mode de pensée qui menacerait leurs acquis et bénéfices, et c’est le pouvoir des images et de la désinformation qui va se charger de le démanteler. Les soirées nanties de Hearst servent à moquer le communisme tout en évoquant avec désinvolture les horreurs nazies filtrant d’Europe (un nazisme que Hearst et d’autres puissants soutiendront dans les années 30 aux USA) et, en coulisse les campagnes mensongères menées par Louis B. Mayer tentent d’influencer les élections californiennes opposant l’auteur et militant communiste Upton Sinclair au républicain (et agent du système) Frank Merriam). Le détachement habituel de « Mank » le détourne des actions collectives (son frère Joe qui vient le solliciter pour les salaires dû aux scénaristes) tout en montrant son intérêt et sa sensibilité pour l’individu (le monteur Shelby rongé de remord pour avoir contribué à l’élection du candidat républicain). La séquence emblématique de cette dichotomie est lorsque Mank sortant du studio assiste de loin à une réunion publique d’Upton Sinclair haranguant la foule. Mank partage les idées de l’individu Sinclair et ce qu’elle pourrait apporter au collectif, sans pouvoir s’y engager aussi directement en son nom. Dès lors la rébellion de Mankiewicz réside donc dans cette démarche individuelle, tant dans l’autodestruction qui le fera exclure de la MGM que dans la créativité avec ce script de Citizen Kane où il vilipende Hearst et ses sbires. Fincher accorde une belle droiture à Mank en faisant de lui celui qui fait fuiter le script achevé à Hollywood, par fidélité pour son amie Marion Davies qu’il ne veut pas prendre en traitre (superbe dialogue final entre les deux). C’est cette même volonté individuelle qui lui fait revenir sur sa parole et réclamer le crédit du script au générique à Orson Welles (Tom Burke). C’est donc un récit captivant mais qui pourra par intermittence s’avérer hermétique, tant dans les dialogues que les allusions formelles. La première partie centrée sur l’écriture fait plusieurs fois allusion à des moments clés de Citizen Kane, l’excentricité, le faste et les proportions monumentales du Hearst Castle (cette folie du zoo individuel où déambulent lions, singes et girafes…) ramène au souvenir du film de Welles qui s’en inspire et amplifie le côté expressionniste et gothique. Hormis quelques affèteries inutiles (le scratch en haut à droite de l’image supposé marquer le changement de bobine, gimmick autrement mieux utilisé dans Fight Club (1999)), Fincher signe une œuvre stylisée et à l’équilibre idéal entre imagerie rétro, modernité et hommage (le travail sur les fondu aux noir typique d’Orson Welles sur Citizen Kane et d’autres de ses œuvres). Mais tout cela ne serait rien sans l’ironie typique de Fincher. La malfaisance de William Randolph Hearst (tout comme le bon fond de Mank) n’existe qu'en hors-champs et par les actions de ses pantins comme Louis B. Mayer. Pour ceux qui l’entourent comme Marion Davies, c’est l’époux rassurant et bienveillant, l’admirateur (et protecteur secret in fine) de Mank, tout cela sous la bonhomie ambiguë d’un Charles Dance fascinant. Positif en surface et malveillant en coulisse, c’est le pendant négatif de Mank, idée amenée en filigrane jusqu’à leur brillante dernière confrontation. Un opus captivant de Fincher donc, même s’il ne parlera pas à tous.Disponible sur Netflix
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