En 1982 Billy Wilder achève sa carrière de réalisateur sur une triste note avec Buddy, Buddy, comédie poussive où il tente un remake du film français L’Emmerdeur d’Edouard Molinaro. Les fans de Billy Wilder préfèrent voir en Fedora (1978), son précédent film, la vraie belle conclusion de sa filmographie. Fedora était une œuvre crépusculaire et miroir à son classique Boulevard du crépuscule (1950) où Wilder à la carrière déclinante s’identifiait à sa star mystérieuse poursuivant une gloire passée, quand il observait de façon plus distanciée ce même type de protagoniste dans Boulevard du crépuscule. C’est dans ce contexte que se place le captivant roman de Jonathan Coe. On y suite Calista, une jeune femme grecque qui par un concours de circonstances va se trouver à participer au tournage de Fedora. L’auteur endosse brillamment trois points de vue dans le récit. Tout d’abord le double point de vue explicite de Calista jeune qui découvre ce monde de cinéma qu’elle ignore et côtoie l’un de ces mythes vivants, puis le point de vue d’une Calista âgée et confrontée à son tour à ce sentiment de déclin intime et professionnel ce qui la rend plus apte à comprendre à postériori l’état d’esprit de Billy Wilder.
Le troisième point de vue est implicite, c’est celui du cinéphile et fin connaisseur de Billy Wilder qui aura vraiment le sentiment de voir le réalisateur se matérialiser au fil des pages. La méconnaissance initiale de Calista trahit la situation professionnelle d’alors de Wilder qui n’est plus « dans le coup » pour les jeunes spectateurs, dépassé par les "jeunes barbus" du Nouvel Hollywood qu'il fustige, dont il envie le succès, admet le talent mais ne comprends plus les innovations. Ce ressenti passe autant pour le lecteur néophyte de Wilder que pour le connaisseur. Au fil des hommages et des marques de respects, Calista comprend la place de son truculent patron dans l’histoire du cinéma, et ainsi son aura et sa mélancolie se font moins floues, plus touchantes. Le féru de Wilder le voit avec plus de force encore, conscient des échecs passés (La Vie privée de Sherlock Holmes (1970)) et de l’impasse à venir pour le réalisateur. Par cet équilibre subtil, il incite le lecteur candide (pendant ou après avoir terminé le roman) à se renseigner plus avant sur Billy Wilder et ses films, et au cinéphile de s’y replonger avec délice.
Il y a une vérité de la personnalité de Billy Wilder qui s’incarne véritablement dans l’écriture de Jonathan Coe. Il a accumulé une quantité d’anecdotes, d’archives, d’interviews considérables sur Wilder et plus spécifiquement le tournage de Fedora qui nous plonge totalement à cette époque. Tout sonne juste avec la somme d’évènements réels, de discussions, qui se fondent dans la fiction. Les avertis retrouvent le ton sarcastique et l’humour de Wilder en interview, les failles et les douleurs narcissiques (il déconsidérait ses films n’ayant pas marchés au box-office même quand la critique les considérait comme réussi) comme intimes. Pour ce faire il adopte comme évoqué plus haut le point de vue de Calista (dont les premiers émois amoureux offre un beau contrepoint à la gravité résignée qui l'entoure) mais parfois bouscule brillamment son dispositif attendu. Ce sera le cas lors d’un chapitre où Billy Wilder se trouve confronté à un jeune interlocuteur allemand remettant en question la réalité de l’immense massacre de l’Holocauste. Billy Wilder avait (après être passé de son Autriche natale à l’Allemagne et la France où il fit ses débuts de scénariste et réalisateur) quitté l’Europe sombrant dans le chaos pour les Etats-Unis et Hollywood où il fit carrière, laissant derrière lui sa famille dont il n’eut plus jamais de nouvelle. Revenant en Europe après-guerre, il visionna et monta dans le cadre d’un documentaire les images de l’horreur des camps de concentration, autant pour la postérité que dans l’espoir fou d’y apercevoir le visage de sa mère. Tout cela, cette souffrance contenue sous les bons mots et l’ironie, Jonathan Coe le matérialise en adoptant soudain une écriture dans le style scénaristique où littéralement nous avons le sentiment de voir un film de Wilder (manière pudique pour lui de cacher son émotion sous ce procédé cinématographique) avec sa douleur contenue, ces tranches de vie amusées, son romantisme désespéré.
Jonathan Coe transcende la somme de ses archives pour ne pas faire acte de documentaire écrit, mais de véritable immersion dans l’état d’esprit d’un artiste et de son entourage (le fidèle scénariste Iz Diamond est formidablement brossé aussi) se sachant au crépuscule de leur carrière. Il parvient à tirer de ce contexte lourd un mélange admirable de mélancolie et d'humour où il plante une époque tout en distillant des apartés intimistes charmant telle cette dégustation de fromage entre Wilder et Calista avant la reprise du tournage. A la fois récit de formation et portrait pudique, Billy Wilder et moi est un roman captivant de bout en bout.
Publié chez Gallimard
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