Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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lundi 5 septembre 2022

Sada - Sada: Gesaku · Abe Sada no shōgai, Nobuhiko Obayashi (1998)


 Le film conte l'histoire de la geisha Sada Abe.

La figure d’Abe Sada et du faits divers passionnel qui l’impliqua est désormais inscrit dans l’inconscient collectif japonais, et en partie mondial par le succès du sulfureux L’Empire des sens de Nagisa Oshima (1976) qui popularisa le récit chez les occidentaux. La démarche du film d’Oshima était transgressive dans sa volonté de relater les faits en brisant des tabous socio-culturels japonais avec ces scènes de sexe non simulées, le filmage frontal des parties génitales des acteurs. Il s’agissait de prolonger par la démarche formelle la provocation même d’une Abe Sada allée au bout de son désir et d’un amour passionnel. Contemporain du film d’Oshima, La Véritable Histoire d’AbeSada de Noboru Tanaka (1975) tout en s’inscrivant dans le genre commercial et racoleur du Roman Porno proposait une approche différente et tout aussi captivante. L’arrière-plan totalitaire du Japon des années 30 n’offrait comme refuge à Sada et son amant que cette passion amoureuse et sexuelle, dans un climat suffocant où planait une irrépressible pulsion de mort. Où aller après ces deux impressionnantes propositions ? Tout simplement remonter plus loin que le fait divers, à la femme Abe Sada et aux évènements qui l’ont conduit à cette destinée. 

Un pan du cinéma japonais des années 90 semble comme entrer dans une démarche réflexive, référentielle et méta sur son patrimoine culturel, ses mythes populaires. On le constate notamment dans la manière dont sont revisités les écrits d’Edogawa Ranpo au cinéma, n’adaptant pas simplement les romans mais en les fondants dans ensemble évocateur jouant davantage de la connaissance, de l’idée que s’en fait le spectateur afin de créer une connivence avec lui. Une approche qui déteint sur les expérimentations formelles, le mélange des genres et les niveaux de réalité des récits s’affirmant explicitement comme des relectures/réinterprétations dans des œuvres comme The Mystery of Rampo (1994) ou Murder on D Street (1998). Nobuhiko Obayashi semble creuser le même sillon dans Sada où nous sommes invités en ouverture par Takiguchi (Kyūsaku Shimada) brisant le quatrième mur et s’adressant au spectateur pour nous dire que nous allons assister à l’histoire d’un femme nommée Sada puis de se diriger vers une salle de cinéma où trône une affiche imaginaire du film dans le style esthétique de l’époque. L’histoire démarre alors, narrée par Sada (Hitomi Kuroki) elle-même. 

Cette volonté de réinvention s’exprime là d’emblée par la nature même de ce « Monsieur Loyal » Takiguchi. Il est en fait le pendant du bien moins sympathique Matasake, proche de la famille Sada qui sera son amant et intermédiaire entre les maisons de geisha où elle officiera, la plaçant sous son emprise en l’endettant. Obayashi suit de manière chronologique et fidèle les péripéties réelles de la vie de Sada, mais en changeant les noms des protagonistes, en en inventant certains et donnant une autre perspective à certains évènements par le prisme du « regard » de notre héroïne libre de nous conter « son » histoire. Que l’on ait une connaissance approfondie des faits (on recommande la lecture du livre de Stéphane du Mesnildot riche dans sa perspective biographique, sociale et historique) ou pas, l’esthétique tout en artifice d’Obayashi est là pour nous signifier sa nature de libre interprétation : passage du noir et blanc à la couleur constant, faux-raccords volontaires, matte-painting, théâtralité des décors essentiellement en studio.

Obayashi se montre déférent et compatissant au « mythe », tout en la fondant pleinement à son univers. Loin de l’austérité de la vision d’Oshima ou de la claustrophobie anxiogène de celle de Tanaka, on se surprendra presque à être emporté par la nature joyeuse et romanesque qu’amène Obayashi dans son traitement. Sada est dans un contexte passé plus oppressant le prolongement des adolescentes rêveuses en quête d’elle-même et d’amour de ses grands films des années 80 (I Are You, You Am Me (1982), The Little Girl Who Conquered Time (1983), Chizuko's Younger Sister (1991)…). Le réalisateur confronte les différentes images, subies, endossée puis assumée par Sada tout au long de son existence. Lors de la scène où elle est violée à 14 ans par un étudiant t, elle apparaît comme innocente et vulnérable tandis que son agresseur refuse de la croire vierge et relaie l’opinion des autres garçons à son sujet. C’est la fin de l’enfance et le saignement abondant qui suit ce traumatisme fait office de mue pour la jeune fille qui n’en perd pas pour autant ses espérances romantiques. Okada (Kippei Shiina), le garçon qui la soignera après le drame représente l’idéal amoureux par sa gentillesse et prévenance. Okada est l’incarnation inaccessible d’un amour pur, une sorte de matérialisation réelle ou imaginaire d’une peur de l’abandon et de la solitude de Sada, à ne pas être vraiment aimée après sa « souillure ». Obayashi joue sur deux tableaux, l’ambiguïté sur sa vraie existence dans le récit (dont il disparait car il doit s’exiler car souffrant de la lèpre) où sa présence semble factice, et celle de son existence dans la vie réelle de Sada puisque le personnage semble avoir été inventé pour le film.  

Inapte aux amours traditionnels et subissant le désir des hommes, Sada décide donc d’assumer ce chemin en devenant geisha. Sada devient la tentatrice que son premier agresseur a cru voir en elle, et soumets ses nombreux clients à son expertise érotique, de manière détachée et sans jamais goûter au plaisir elle-même. Lors d’une des meilleurs séquences, Takiguchi caché dans un placard observe Sada mettre ses talents et sa sensualité au service de plusieurs client. Il devient spectateur et équivalent de toutes les projections fantasmatiques misogynes faites sur Sada après l’affaire, Obayashi faisant de son point de vue une image de pellicule qui saute tandis que Sada chevauche un client en extase. D’un autre côté, les amours idéalisées et abstraites imaginées par Sada avec Okada ne sont plus possibles. Sada adulte et femme a désormais besoin de l’étreinte d’un homme, et même lorsqu’un client bienfaiteur comme Tachibana (Bengaru) - pendant de fiction de Omiya, professeur d’âge mûr qui s’enticha de Sada - souhaite la sortir de l’ornière, ses piètres qualités d’amant sont un frein.

C’est en officiant en tant que servante dans un restaurant qu’elle trouvera en Tatsuzo (Tsurutarō Kataoka tout en bonhomie), patron des lieux, l’homme qui la comblera. Obayashi met soudain en œuvre un érotisme, une sensualité reposant sur l’attente. Tatsuzo observe, badine, flirte et frôle une Sada accoutumée à subir physiquement le désir des hommes et tombe là sur celui cherche d’abord à la séduire. Malgré les nombreuses scènes de sexe qui ont précédées, la véritable teneur charnelle du récit se manifeste à cet instant-là, quand les deux âmes sœurs se croisent enfin. L’espace se restreint progressivement aux quatre murs d’une auberge, l’extérieur s’estompe et les corps s’entrelacent jusqu’à l’épuisement. Les expériences douloureuses, la découverte des vraies vertus de l’amour physique avec un être que l’on aime ont rendu Sada addict et toutes brèves séparations est une torture. 

Les perspective économiques et sociales d’une vie à deux étant absentes, chaque étreinte doit être plus intense, une danse au bord du précipice. Obayashi saisit cette passion avec fièvre et emphase par la grâce de l’incandescente prestation de Hitomi Kuroki (déjà stupéfiante sur ce registre passionné l’année précédente dans Lost Paradise de Yoshimitsu Morita (1997)) et d’idées formelles constantes - magnifique plan d’ensemble en ombre chinoise derrière un paravent. Tsurutarō Kataoka n’est pas en reste et bouleverse sans un mot lorsqu’il consent à poursuivre les périlleux jeux érotiques dont il comprend qu’ils lui seront fatals. Leur romance n’a pas d’avenir, autant la consumer jusqu’au bout. 

Par le cheminement entre fiction et biographie qu’il offre à sa Sada, par l’écrin luxuriant et rêveur qu’il lui conçoit, Nobuhiko Obayashi signe la version la plus touchante (et drôle par ces élans burlesques inattendus) de l’histoire. Il nous aura fait découvrir la femme Sada derrière l’amante, la geisha, l’accusée, et peut alors la laisser s’évaporer pour redevenir une projection imaginaire qui hante encore l’inconscient collectif japonais. 

Sorti en bluray et dvd japonais

 
 

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