Le célèbre écrivain
japonais Edogawa Ranpo vient de voir le dernier de ses projets refusé par la
censure. Passablement usé par ces abus de pouvoir, l’énigmatique artiste décide
d’arrêter l’écriture. Un fait divers va alors raviver sa flamme : Ranpo apprend
en effet qu’une jeune femme, soupçonnée du meurtre de son mari, vient d’être
relaxée. L’homme est mort exactement de la manière que l’écrivain a précisément
décrite dans sa dernière nouvelle, boudée par la censure…
Rampo est un
projet lancé pour célébrer à la fois le centenaire de la naissance des studios
Shochiku mais aussi celui de l’écrivain Edogawa Ranpo dont l’œuvre retrouvait
un gain de popularité et d’intérêt critique en ce milieu des années 90. Le film
est un objet singulier entre adaptation, hommage et mise en abyme de l’univers
de l’écrivain. La scène d’ouverture donne le ton avec l’adaptation sous forme d’animation
de sa nouvelle Osei. Celle-ci narrait
comme un homme souffrant, suite à une partie de cache-cache avec son fils, se
retrouvait coincé dans une malle où il allait mourir étouffé. La beauté de
cette entrée en matière animée subjugue d’emblée par sa stylisation, son
travail sur la texture et les couleurs évoquant l’estampe japonaise, et surtout
grâce une forme de poésie macabre et onirique qui traduit bien le malaise des
meilleurs écrits de Ranpo. Un changement majeur intervient cependant, dans la
nouvelle la femme de l’homme laisse volontairement son époux mourir piégé dans
la malle (pour pouvoir vivre librement avec son amant ensuite) quand le film reste
flou sur le sujet et en reste aux conséquences. On assiste ainsi à une première
mise en abyme par un retour au réel où Ranpo (Naoto Takenaka) se heurte à la
censure pour cette nouvelle qui sera interdite de publication (ce qui fut une
réalité à l’époque).
L’exposition nous montre alors la place d’auteur à succès qu’occupe
alors Ranpo dans ce Japon des années 20 à travers l’adaptation cinématographique
n cours d’une des aventures de son héros fétiche le détective Akechi. C’est
surtout une manière de le caractériser en intellectuel introverti, plus à l’aise
seul dans son bureau et donnant libre cours à son imagination, plutôt que dans
les mondanités que son statut impose. L’histoire prend un tour plus trouble
lorsque Ranpo va découvrir qu’une femme est accusée du meurtre de son mari,
disparu dans les circonstances exacte de la nouvelle Osei. C’est un mystère qui s’impose à Ranpo avec la réalisation d’un
écrit qui n’a pourtant pas été montré au public et n’a pas pu servir d’inspiration
criminelle. Il va ainsi se rapprocher de la femme en question, la belle Chizuko
(Michiko Hada). Les lecteurs d’Edogawa Ranpo se délecteront là de la
connaissance impeccable de son œuvre littéraire par les scénaristes. Ranpo à l’habitude
dans de nombreux écrits de se mettre lui-même en scène à la première personne
pour narrer les étranges situations et rencontres que ce statut d’écrivain à
suspense l’amènent à rencontrer. C’est le cas dans La Proie et l’ombre, l’un de ses plus fameux romans où justement il
tombe sous le charme d’une femme séduisante et manipulatrice. Le film constitue
ainsi une suite inventée de la nouvelle Osei,
mais également une adaptation libre de La
Proie et l’ombre.
Le trouble est de mise à travers la séduction discrète de
Chizuko, qui fascine un Ranpo dont les sens et l’inspiration sont stimulés par
sa présence. Visuellement le film s’imprègne à la fois de tout le chatoiement
et l’excès de cette ère Showa à son sommet, croisée avec l’imaginaire débridé d’Edogawa
Ranpo. On oscille entre un environnement répressif marqué par des couleurs
ternes (l’uniforme brun des troupes militaires omniprésentes de ce Japon va-t’en
guerre, la lumière grise qui baigne l’office de censure) avec celles plus vives
des milieux culturels ou des récits dans le récit écrits par Ranpo. Pour le
premier point, on pense notamment à cette fête donnée pour le lancement du film
où les convives portent tous un masque. Mais c’est surtout dans la nouvelle que
poursuit Ranpo que la vraie folie intervient, avec ce décor incroyable de
château européen à l’extérieur flamboyant et aux intérieurs baroques.
Là règne
l’extravagant Marquis Ogawara (Mikijirô Hira), figure de noble raffiné et dépravé
typique de l’auteur. Ogawara se plait à lire des poèmes de de Poe (auquel Ranpo
doit une partie de son pseudonyme) devant une assemblée en partie occidentale
conquise (on peut soupçonner Park Chan Wook d’avoir vu ce film pour son Mademoiselle
(2016) les atmosphères y renvoient clairement), vit avec son temps pour ce qui
est de ses vices avec un attrait pour la pornographie filmée. Là encore la
dimension référentielle est idéalement introduite puisque parmi les plaisirs d’Ogawara
on trouve le travestissement, et la scène où on le verra ainsi paré renvoie
immédiatement à Akihiro Miwa, acteur travesti japonais qui incarnait l’adversaire
d’Akechi dans l’adaptation du Lézard Noir
de Kinji Fukasaku (1968). La tenue, le jeu et la gestuelle de Mikijirô Hira
renvoient en tout point à son illustre modèle.
La mise en abyme reposera sur le
fait que Chizuko partage l’ambiguïté de l’héroïne de La proie et l’ombre (qui constitue la réalité du film) mais aussi
celle de l’épouse de la nouvelle Osei
(qui là est un produit de l’imagination de Ranpo dans le film) jouées par la
même actrice, et dont le destin répète à nouveau les écrits de Ranpo. C’est brillamment
vertigineux tout en gardant une belle veine romanesque tordue, puisque c’est la
retenue de Ranpo préférant traduire dans son texte ses fantasmes pour Chizuko
(qui le désire) qui façonne cette ligne narrative parallèle où c’est elle qui
peut assouvir son amour pour lui – le détective Akechi (le charismatique Masahiro
Motoki) y symbolisant le double de Ranpo. Toute cette idée est parfaitement
résumée dans une des plus belles scènes du film. Ogawara projette une bobine
pornographique à Chizuko dans laquelle deux films se mêlent, un initial
montrant une étreinte puis un autre où des spectateurs s’adonnent aussi à l’amour
dans une projection du film. Les corps et les niveaux de réalité s’entremêlent
encore plus quand Ogawara va caresser à son tour Chizuko dans un même jeu
érotique tout en regardant le film.
Tout le décorum et l’imaginaire de Ranpo servent ainsi d’alibi, de bulle où se réfugie
l’écrivain qui préfère y projeter ses idées les plus perverses plutôt que de
les réaliser. L'union se fera finalement dans un entre-deux, hors du temps et du réel. L’idée est finalement simple mais la manière de la mettre en œuvre
est passionnante et superbement déférente à Edogawa Ranpo. Le moyens sont là et
servent une esthétique rococo et luxueuse des descriptions de Ranpo, même si l’érotisme
(gros budget oblige) peut paraître un peu timide face à certaines mémorables
adaptations des 70’s comme La Maison des perversités de Noboru Tanaka (1976). Un film passionnant (qui sera un grand
succès au box-office japonais) dont les subtilités se savourent d’autant plus
si l’on est fervent lecteur de Ranpo.
Sorti en dvd zone 1 et doté de sous-titres anglais
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