Rome, 1921-22. Ulisse
et Turiddu, qui ont grandi ensemble dans un orphelinat, s'inscrivent au parti
fasciste faute de pouvoir trouver du travail. La première mission qu'on leur
confie conduit Ulisse à l'imprimerie Fossati, où il se fait engager comme apprenti.
Il entre ainsi dans une famille d'anarchistes qui le mue en héros malgré lui,
pour l'amour de la belle Franca. Mais à l'heure où il doit faire un choix
décisif, Ulisse n'obéit ni aux anarchistes, ni aux fascistes, quitte à risquer
sa vie au nom de sa propre idée de la liberté…
Au gré des coproductions européennes, René Clément aura
souvent été amené à côtoyer l’Italie, réalisant notamment la première
coproduction italienne d’après-guerre avec Au-delà
des grilles (1949) ou en tournant certains de ses films dans les deux
langues comme Le Château de verre
(1950). Quelle joie de vivre
concrétise ce lien en étant un authentique film italien, tant par sa production
que le cadre politico-historique de son récit. Il ne s’agit cependant pas d’une
simple commande puisqu’elle permet au réalisateur de donner une nouvelle forme
à un projet longtemps avorté. Clément tente sans succès durant les années 40 d’adapter
le Candide de Voltaire sur un
scénario coécrit avec Raymond Queneau mais se heurte au refus des producteurs.
Durant le tournage de Plein Soleil en Italie, René Clément reçoit la visite de Gualtiero
Jacopetti (réalisateur des controversés Mondo
Cane (1962 et 1963) pseudo documentaire anthropologique putassiers dont il
se fera le spécialiste) qui au cours d’une conversation lui apprend l’existence
d’une légende urbaine selon laquelle une prison romaine disposerait d’un trou
qui permet aux détenus d’aller et venir à leur guise. Cette idée stimule l’imagination
de Clément qui y voit une manière de revisiter son Candide en l’inscrivant
spécifiquement dans l’histoire italienne. Il s’entoure des scénaristes italiens
Piero De Bernardi et Leonardo Benvenuti, ainsi que du français Pierre Bost aux
dialogues. Dès lors le film adopte le pur ton caustique et truculent de la
comédie italienne d’alors, tout en proposant un vrai fil rouge thématique
trouvant sa place dans l’œuvre de Clément.
Le film se situe à un moment trouble de l’histoire
italienne, l’entre-deux avant que le pays ne bascule dans le fascisme et alors
que les anarchistes constituent un fort pouvoir de contestation. Dans ce
contexte, le Candide moderne sera le jeune Ulisse Cecconato (Alain Delon),
orphelin naviguant au gré de la nécessité ou de ces sentiments d’un camp à l’autre.
Le personnage est vierge de toute idéologie et son identité se construira au
fil d’une quête où il est tour à tour en recherche d’un cadre qui répondra à
ses besoins matériels immédiats (les chemises noires qu’il intègre pour se
nourrir), de l’environnement familial qu’il n’a pas connu (la joyeuse famille
anarchiste des Fossati) ou bien sûr de l’amour auquel il aspire avec la belle
Franca (Barbara Lass). Chacune de ces étapes le modèle et cette quête du « père »
est explicitement perceptible à chaque moment clé du film. Au sortir de l’orphelinat,
il sollicite le piston du capitaine pour l’aider à trouver un emploi et est
rabroué. L’acceptation ne se fait qu’au prix de l’endoctrinement, que ce soit
les chemises noires qui l’engagent comme espion, la famille Fossati qui l’adule
dès qu’elle pense qu’il est un anarchiste terroriste, et bien sûr Franca enfin
amoureuse lorsqu’elle pense côtoyer un héros. Alain Delon retrouve finalement
un rôle voisin de Plein Soleil, celle
d’une figure vierge qui assimile les codes des milieux qu’il fréquente pour
survivre. Ce sera par le crime dans Plein
Soleil alors qu’Ulisse s’avère bien plus attachant dans son indécision.
C’est au fil des hasards et mensonges que l’identité de
notre héros est constamment remodelée, par instinct de survie plus que par
duperie. La scène la plus mémorable dans ce sens est celle où le grand-père
Fosseti (Carlo Pisacane) fait son éducation anarchiste en une nuit studieuse
pour un motif terre à terre hilarant (Ulisse doit rester dans la famille car c’est
le seul l’alimentant en vin). Si le ton d’ensemble du film demeure constamment
drôle, il renvoie cependant les applications strictement dogmatiques des
idéologies dos à dos. Les chemises noires n’ont pas encore l’aura menaçante que
leur conférera l’obtention des plein-pouvoirs, mais déjà la politique de
délation et d’oppression y domine pour en faire des figures veules et
opportunistes à l’image de Turridu (Giampiero Littera), ami d’enfance d’Ulisse.
La famille Fosseti représente un visage plus humain et attachant de l’engagement,
faisant rire pas l’outrance du discours (le père joué par Gino Cervi ayant
nommé chacun de ses enfants selon un symbole anarchiste) qui ne se concrétise
pas forcément dans les actes, plus poil à gratter que destructeurs. C’est une
forme d’excentricité où l’anarchisme est une manière d’être plutôt qu’un
sacerdoce fanatique. Ulisse se sent donc à l’aise et accepté parmi les Fosseti
avant même que se révèle sa fausse identité qui lui donnera un autre statut. Cette caractérisation fait toute la différence avec les vrais anarchistes terroristes que l'on croisera lors de la conclusion (dont un joué par Ugo Tognazzi), visage au collier de barbe jumeaux et langage fait de borborygmes qui donne finalement un contour uniforme et obtus à l'anarchisme quand il se fait radical et meurtrier.
Dès lors le fameux trou de la prison est une forme d’échappatoire
pour Ulisse face à tous les modes de pensées, tous les rôles qu’on veut le
forcer à endosser. Il poursuivra une morale propre que les expériences l’ont
aidé à forger pour refuser le terrorisme fanatique des anarchistes comme la
dénonciation et la calomnie des fascistes. Tout cela reste dans une veine
enlevée et picaresque qui mène pourtant notre héros vers une destinée plus
sacrificielle par laquelle doit passer cette prise de conscience. Le film,
inclassable à une époque où la critique est fortement politisée ne rencontrera
pas le succès escompté à sa sortie même s’il demeure une des fiertés de René
Clément au sein de sa filmographie. On peut y voir un précurseur d’œuvres plus
agressives qui sortiront au cœur des très tumultueuses Années de plomb comme Film d’amour et d’anarchie de Lina
Wertmüller (1973) maniant aussi comédie et fresque historique distanciée.
En salle le 5 août
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire