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mercredi 5 août 2020

Quelle joie de vivre - Che gioia vivere, René Clément (1961)


Rome, 1921-22. Ulisse et Turiddu, qui ont grandi ensemble dans un orphelinat, s'inscrivent au parti fasciste faute de pouvoir trouver du travail. La première mission qu'on leur confie conduit Ulisse à l'imprimerie Fossati, où il se fait engager comme apprenti. Il entre ainsi dans une famille d'anarchistes qui le mue en héros malgré lui, pour l'amour de la belle Franca. Mais à l'heure où il doit faire un choix décisif, Ulisse n'obéit ni aux anarchistes, ni aux fascistes, quitte à risquer sa vie au nom de sa propre idée de la liberté…

Au gré des coproductions européennes, René Clément aura souvent été amené à côtoyer l’Italie, réalisant notamment la première coproduction italienne d’après-guerre avec Au-delà des grilles (1949) ou en tournant certains de ses films dans les deux langues comme Le Château de verre (1950). Quelle joie de vivre concrétise ce lien en étant un authentique film italien, tant par sa production que le cadre politico-historique de son récit. Il ne s’agit cependant pas d’une simple commande puisqu’elle permet au réalisateur de donner une nouvelle forme à un projet longtemps avorté. Clément tente sans succès durant les années 40 d’adapter le Candide de Voltaire sur un scénario coécrit avec Raymond Queneau mais se heurte au refus des producteurs. Durant le tournage de Plein Soleil en Italie, René Clément reçoit la visite de Gualtiero Jacopetti (réalisateur des controversés Mondo Cane (1962 et 1963) pseudo documentaire anthropologique putassiers dont il se fera le spécialiste) qui au cours d’une conversation lui apprend l’existence d’une légende urbaine selon laquelle une prison romaine disposerait d’un trou qui permet aux détenus d’aller et venir à leur guise. Cette idée stimule l’imagination de Clément qui y voit une manière de revisiter son Candide en l’inscrivant spécifiquement dans l’histoire italienne. Il s’entoure des scénaristes italiens Piero De Bernardi et Leonardo Benvenuti, ainsi que du français Pierre Bost aux dialogues. Dès lors le film adopte le pur ton caustique et truculent de la comédie italienne d’alors, tout en proposant un vrai fil rouge thématique trouvant sa place dans l’œuvre de Clément.

Le film se situe à un moment trouble de l’histoire italienne, l’entre-deux avant que le pays ne bascule dans le fascisme et alors que les anarchistes constituent un fort pouvoir de contestation. Dans ce contexte, le Candide moderne sera le jeune Ulisse Cecconato (Alain Delon), orphelin naviguant au gré de la nécessité ou de ces sentiments d’un camp à l’autre. Le personnage est vierge de toute idéologie et son identité se construira au fil d’une quête où il est tour à tour en recherche d’un cadre qui répondra à ses besoins matériels immédiats (les chemises noires qu’il intègre pour se nourrir), de l’environnement familial qu’il n’a pas connu (la joyeuse famille anarchiste des Fossati) ou bien sûr de l’amour auquel il aspire avec la belle Franca (Barbara Lass). Chacune de ces étapes le modèle et cette quête du « père » est explicitement perceptible à chaque moment clé du film. Au sortir de l’orphelinat, il sollicite le piston du capitaine pour l’aider à trouver un emploi et est rabroué. L’acceptation ne se fait qu’au prix de l’endoctrinement, que ce soit les chemises noires qui l’engagent comme espion, la famille Fossati qui l’adule dès qu’elle pense qu’il est un anarchiste terroriste, et bien sûr Franca enfin amoureuse lorsqu’elle pense côtoyer un héros. Alain Delon retrouve finalement un rôle voisin de Plein Soleil, celle d’une figure vierge qui assimile les codes des milieux qu’il fréquente pour survivre. Ce sera par le crime dans Plein Soleil alors qu’Ulisse s’avère bien plus attachant dans son indécision.

C’est au fil des hasards et mensonges que l’identité de notre héros est constamment remodelée, par instinct de survie plus que par duperie. La scène la plus mémorable dans ce sens est celle où le grand-père Fosseti (Carlo Pisacane) fait son éducation anarchiste en une nuit studieuse pour un motif terre à terre hilarant (Ulisse doit rester dans la famille car c’est le seul l’alimentant en vin). Si le ton d’ensemble du film demeure constamment drôle, il renvoie cependant les applications strictement dogmatiques des idéologies dos à dos. Les chemises noires n’ont pas encore l’aura menaçante que leur conférera l’obtention des plein-pouvoirs, mais déjà la politique de délation et d’oppression y domine pour en faire des figures veules et opportunistes à l’image de Turridu (Giampiero Littera), ami d’enfance d’Ulisse. La famille Fosseti représente un visage plus humain et attachant de l’engagement, faisant rire pas l’outrance du discours (le père joué par Gino Cervi ayant nommé chacun de ses enfants selon un symbole anarchiste) qui ne se concrétise pas forcément dans les actes, plus poil à gratter que destructeurs. C’est une forme d’excentricité où l’anarchisme est une manière d’être plutôt qu’un sacerdoce fanatique. Ulisse se sent donc à l’aise et accepté parmi les Fosseti avant même que se révèle sa fausse identité qui lui donnera un autre statut. Cette caractérisation fait toute la différence avec les vrais anarchistes terroristes que l'on croisera lors de la conclusion (dont un joué par Ugo Tognazzi), visage au collier de barbe jumeaux et langage fait de borborygmes qui donne finalement un contour uniforme et obtus à l'anarchisme quand il se fait radical et meurtrier.

Dès lors le fameux trou de la prison est une forme d’échappatoire pour Ulisse face à tous les modes de pensées, tous les rôles qu’on veut le forcer à endosser. Il poursuivra une morale propre que les expériences l’ont aidé à forger pour refuser le terrorisme fanatique des anarchistes comme la dénonciation et la calomnie des fascistes. Tout cela reste dans une veine enlevée et picaresque qui mène pourtant notre héros vers une destinée plus sacrificielle par laquelle doit passer cette prise de conscience. Le film, inclassable à une époque où la critique est fortement politisée ne rencontrera pas le succès escompté à sa sortie même s’il demeure une des fiertés de René Clément au sein de sa filmographie. On peut y voir un précurseur d’œuvres plus agressives qui sortiront au cœur des très tumultueuses Années de plomb comme Film d’amour et d’anarchie de Lina Wertmüller (1973) maniant aussi comédie et fresque historique distanciée. 

En salle le 5 août  

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