Manbei Kohayagawa est
le patron d’une petite brasserie de saké au bord de la faillite. Le vieil homme
est entouré de ses trois filles : l’aînée, Akiko, veuve et mère d’un petit
garçon, qu’il souhaite remarier ; la cadette, Fumiko, dont l’époux, gérant de la
brasserie, se dévoue corps et âme pour la survie de l’entreprise ; et la
benjamine, Noriko, qui refuse tous les prétendants choisis par sa famille. Ces
derniers temps, Manbei trouve du réconfort auprès de Tsune Sasaki, son ancienne
maîtresse chez qui il se rend en douce. Bientôt, la santé du patriarche
commence à décliner…
Dernier caprice
est l’avant-dernier film d’Ozu, précédent l’ultime chef d’œuvre du maître qui
sera Le Goût du saké (1962). Le film
est pour Ozu une petite échappée de son studio historique la Shochiku pour une
collaboration avec la Toho où il va bénéficier d’un budget confortable. Dernier caprice s’inscrit dans le cycle
des films d’Ozu tournés en couleurs. Réfractaire mais contraint par le studio à
tourner Fleur d’équinoxe (1958) en
couleur, le cinéaste y prend finalement goût au point de l’adopter pour ses six
derniers films. Dès lors tout en creusant toujours le même sillon thématique,
ces films parviennent à jouer une petite musique différente dans le ton, y
compris quand Ozu remake son Gosses de
Tokyo (1932) avec Bonjour (1959).
Dernier caprice se
penche donc de nouveau, après notamment Printemps
tardif (1949), Eté précoce (1951)
ou encore Le Goût du riz au thé vert
(1951) sur la question de la pression familiale du mariage. Une femme non
mariée est une anomalie dans la société japonaise d’alors (et encore aujourd’hui),
qu’elle soit une jeune fille comme Noriko (Yoko Tsukasa) ou une veuve
satisfaite de sa solitude tel Akiko (Setsuko Hara). Toutes deux sont les filles
de Kohayagawa (Ganjirō Nakamura), patriarche à la bonhomie attachante. Cette
pression sociale au mariage a des tenants sociaux où tout l’entourage sous
prétexte de préoccupations du sort des intéressées joue les entremetteurs et
improvise les rencontres avec les prétendants. Cette hypocrisie dissimule
également des tenants économiques, Kohayagawa en mariant les deux femmes se
déchargeant aussi de leur entretien alors que sa brasserie est en difficulté.
Comme dans Eté précoce, le ton est
bienveillant et les deux héroïnes ne sont sollicitées sans pour autant être
pressées de faire leur choix.
Cependant on sera frappé de voir à quel point la
possibilité de l’union tient à une volonté masculine et patriarcale. Le
rendez-vous arrangé de la scène d’ouverture tiendra au fait qu’Akiko plaise au
prétendant (attirance qu’il manifeste d’un geste secret de connivence avec l’entremetteur)
sans qu’elle ne soit au courant des enjeux de la rencontre. Plus tard les
discussions quant à l’avenir d’Akiko et Noriko se font en leur absence lors de
repas familiaux, entre hommes où en présence de la fille cadette Fumiko (Michiyo
Aratama), seule légitime à participer aux décisions puisque mariée. Cette
codification passe même par la disposition des protagonistes autour de la table
et la composition de plan lors de ces séquences, comme pour appuyer la
répétition d’un rituel immuable où certains décident ce qui est le mieux pour d’autres.
Ozu ne joue pourtant pas sur le registre de la guerre des
sexes, mais sur la manière dont le modèle familial traditionnel peut être
écrasant. Ainsi, si la jeune femme doit est rangée et mariée au plus vite, le
patriarche doit lui naturellement se retirer des petits plaisirs de la vie.
Cela l’espiègle Kohayagawa ne l’entend pas quand il s’échappe en douce
retrouver une ancienne amante avec Sasaki (Chieko Naniwa). En sortant de la
place naturelle qui lui est assignée, le vieillard s’expose finalement au même
jugement et à la même surveillance des siens. Cela va d’une scène cocasse où il
est espionné par son beau-fils à un moment plus acerbe où Fumiko lui reproche
son comportement inconvenant. Là encore Ozu jongle entre la dimension sociétale
assignant chacun à son rôle et une facette plus intime puisque l’on apprendra
qu’une vie de plaisir a rendu la défunte épouse de Kohayagawa malheureuse, et
par conséquent maintenu une certaine rancœur de la part de ses enfants.
Par des motifs formels récurrents, Ozu fait donc de la
cellule familiale un cocon ou une prison qu’il oppose à la demeure de l’amante.
Les longs plans fixes sur l’embrasure de l’entrée des deux lieux, dont
Kohayagawa s’échappe avec empressement ou pénètre avec joie illustrent cette
double lecture. De même sa fille « illégitime » qu’il croise chez sa
maîtresse est une délurée aux tenue modernes multipliant les petits amis
américains, en opposition à la rigueur et tenue de ses filles légitimes.
La
différence même de jugement d’un Kohayagawa amusé et tolérant puis vigilant et
traditionnel envers ses enfants selon ses foyers interroge également l’ambiguïté
entre l’être et le paraître. Le vieillard consumera ainsi sa passion jusqu’au
bout, permettant paradoxalement à ses filles de faire le choix de vie qu’elle
souhaite. Ozu par ce subtil équilibre entre douceur et mélancolie (qui culmine
avec ces funérailles finales sous un ciel bleu estival) signe une œuvre subtile
et attachante dont il a le secret.
En salle le 5 aout
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