Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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vendredi 8 août 2025

Fleur Pâle - Kawaita hana, Masahiro Shinoda (1964)

De retour sur le territoire de son gang après trois ans de prison pour le meurtre d’un homme d’un clan adverse, Muraki fais la connaissance dans un cercle de jeu tenu pas son Clan de Saeko, jeune femme à la recherche de sensations fortes. Très vite, le yakuza va ressentir une sorte de fascination pour cette jeune femme hors normes. Il découvrira en parallèle que beaucoup de choses ont changé depuis son départ.

Fleur pâle est un des sommets de la Nouvelle vague japonaise, et un pur terrain d’expérimentation formelle pour Masahiro Shinoda. Le film se trouve au carrefour de plusieurs mues au sein du Japon, tant au niveau social qu’au sein de l’industrie cinématographique japonaise. Il s’agit d’une adaptation d’un roman de Shintarô Ishihara, devenu une véritable vedette en 1955 avec la parution et l’immense succès de son recueil de nouvelles La Saison du Soleil. Il y dépeignait l’hédonisme, la mélancolie et les excès d’une jeune génération née durant la guerre, sous influence de l’occupant américain et rejetant ses aînés. Le livre va créer un véritable phénomène littéraire et cinématographique à travers les nombreuses adaptations de Shinoda, ou de films s’inscrivant dans ce sillage thématique et esthétique comme le fiévreux Passions juvéniles de Ko Nakahira (1956). 

Ce courant traduit un déchirement de la société japonaise exprimant des traditions se perdant dans l’occidentalisation, mais dont les préceptes les plus rances se fondent dans le capitalisme contemporain, les anciens samouraïs soumis à leur seigneur, les kamikazes prêts à mourir pour l’empereur, cédant la place au salarymen dévoués corps et âmes à l’entreprise – des œuvres comme Géants et jouets (1958) ou Black Test Car (1962) de Yasuzo Masumura témoignant de cette bascule.

Cet aspect se prolonge aussi dans une vision fantasmée des yakusas à travers le sous-genre du Ninkyo Eiga les montrant sous un jour noble et chevaleresque. Fleur Pâle se distingue donc dans le portrait de ses deux protagonistes allant à contre-courant de ces deux phénomènes, l’un désormais passé de mode (les œuvres des Saison du Soleil vont du milieu des années 50 au début des années 60), et l’autre en pleine ascension avec le Ninkyo Eiga. Muraki (Ryô Ikebe) est un yakuza fraîchement libéré de prison, trois ans après avoir assassiné le membre d’un clan rival. La voix-off désabusée s’exprimant durant ses premiers pas à l’extérieur témoignent d’une lassitude et d’une absence de foi en lui-même, ses concitoyens et l’avenir. Ce détachement va se confirmer lorsqu’il va constater que les circonstances ont fait s’unir son clan et celui chez lequel il avait commis son crime, rendant son sacrifice initial bien vain sur l’autel des affaires. 

Au gré de ses pérégrinations nocturnes, il va rencontrer Saeko (Mariko Kaga), une jeune femme pariant des sommes astronomiques dans les tripots de jeu. Elle est une sorte de mue dépressive de la jeunesse des Saison du Soleil, pour laquelle les plaisirs charnels ou consuméristes ne suffisent plus, et qui ne se sent vivante que par une quête dangereuse d’adrénaline. Les paris expansifs font partie de cette quête de stimulants, mais d’autres terrains dangereux pourraient s’y ajouter comme les drogues. La folie douce de Saeko s’exprime par sa silhouette stoïque, son visage fermé et son regard noir comme possédé durant les séquences de paris. Hors de ce contexte, une folle course de voitures sur les autoroutes nocturnes désertes témoigne de ce besoin d’ivresse.

Les personnages sont les deux revers d’une même pièce, exprimant par la lassitude (Muraki) ou la quête de sensations fortes (Saeko) leur détachement du monde qui les entoure. Masahiro Shinoda montre l’absence d’empathie des deux boss yakuzas par un portrait peu reluisant de vieux hommes embourgeoisés, tandis que ce qu’on entraperçoit de la vie quotidienne de Saeko ne paraît guère plus reluisant. La rigueur documentaire (ce qui valut des bisbilles avec la censure pour Shinoda, les jeux d’argent étant interdit au Japon à l’époque) se dispute à la véritable ivresse des sens lors des parties de Mafuba dans les tripots clandestins, et c’est à la fois par la répétitivité des rituels, la suspension du temps dans les jeux de regards entre Saeko et Muraki, que l’on ressent l’élan et la pulsion de vie des personnages. Le relâchement lors des retours en voiture après les parties exprime une langueur et un apaisement, une satisfaction semblable à ceux ressentis après une nuit d’amour dans ses silences complices.

Si le rapprochement entre Muraki et Saeko ne semble pas pouvoir se détacher de cet environnement (ce moment où ils entament une partie dans l’appartement de Muraki), le vide ressenti lorsqu’ils ne peuvent plus se rencontrer dans ce cadre dépasse la simple notion de jeu. L’épilogue nous dévoile le sort funeste de Saeko une fois séparé de Muraki, et quand ce dernier pense ne plus la revoir, il cède de nouveau aux pulsions soumises et sacrificielles du yakuzas en acceptant de commettre un assassinat qui le renverra en prison. Shinoda aura tout au long du film oscillé entre stylisation urbaine, onirisme et réalisme dans son travail sur les cadres, son noir et blanc par lequel l’accentuation de l’un ou de l’autre exprime des sentiments directs, des émotions plus enfouis, un sous-texte psychanalytique. 

Tout cela converge vers une scène d’assassinat opératique dans sa mise en scène, sa bande-son et ses inserts. L’amour et la quête d’adrénaline des deux personnages se connectent à ce moment là pour la première et dernière fois, l’acte signant leur séparation inéluctable à venir. L’expression fascinée de Saeko est sidérante (incroyable regard Mariko Kaga), celle meurtrie de Muraki (Ryô Ikebe au plus profond de son spleen) terrassante. Ils ne pourront qu’entrevoir ce qui aurait pu être (Saeko avouant ses sentiments à Muraki quand le destin de ce dernier est scellé) et laisser leur relation suspendue au regret et à l’oubli. 

Sorti en bluray français chez Carlotta 

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