Un commerçant toulonnais d'apparence honorable est en fait un receleur pour une bande de malfaiteurs. Menacé de chantage, il commet un meurtre pour lequel un innocent est condamné au bagne. Huit ans plus tard, le forçat s'évade et notre commerçant le recueille...
L'Étrange Monsieur Victor est une œuvre qui participe, avec le précédent Gueule d’amour (1937), le film qui participa à la remise en selle de Jean Grémillon pour le mener vers les grandes réussites à venir comme Remorques (1941), Lumière d'été (1942) ou Le Ciel est à nous (1943). La carrière du réalisateur était dans une impasse après avoir eu maille avec ses producteurs sur plusieurs films qui finiront mutilés au montage comme La Petite Lise (1930) et Daïnah la métisse (1931). La carrière de Grémillon sera ainsi relancée par Raoul Ploquin, ancien journaliste reconverti la production depuis 1933, via un partenariat avec l’Allemagne et des cofinancements entre la UFA et l’Alliance Cinématographique Européenne, située à Berlin. Grémillon tournera donc en Allemagne Valse Royale (1935) et Pattes de mouches (1936) avant de renouer avec le succès quand il réalisera Gueule d’amour. L'Étrange Monsieur Victor vient donc entériner cela et entretient plusieurs similitudes avec son prédécesseur.
Il s’agit également ici d’un véhicule pour sa star dont Grémillon va servir l’image classique avant de la déconstruire progressivement. C’était le cas dans Gueule d’amour s’ouvrant sur un Jean Gabin élégant et séducteur, mais qui en tombant amoureux révélera toute sa vulnérabilité. La vedette est ici Raimu avec toute sa faconde et truculence méridionale associée à l’univers de Marcel Pagnol, dans le rôle de l’honorable commerçant Monsieur Victor. C’est l’image qu’il se plait à donner à ses clients et son voisinage et Grémillon joue ainsi des habitudes du public avant de montrer la face sombre du personnage. Ce sera tout d’abord par la révélation de son activité secrète de recéleur et ses accointances avec les voyous, avant de montrer ses pulsions primaires lorsqu’il tuera l’un d’entre venu le faire chanter. Le malheureux cordonnier Bastien Robineau (Pierre Blanchar) est accusé à tort du crime et condamné au bagne, avant de revenir hanter le vrai coupable huit ans plus tard. La dualité est au cœur des différents films dans lesquels Grémillon collabore avec le scénariste Charles Spaak. Cela intervient dans la caractérisation des personnages où se disputeront ombre et lumière pour Monsieur Victor, force et faiblesse dans Gueule d’amour. C’est également le cas quant à leurs aspirations telles les amours coupables de Jean Gabin et Michèle Morgan dans Remorques, mais aussi dans la définition d’un espace comme on le verra dans Lumière d’été. Le réalisateur capture ainsi cette ville de Toulon dans une imagerie de carte postale, puis dans une veine plus pittoresque en arpentant ses ruelles, boutiques et commerçants. Il laisse alors le cliché se craqueler en révélant les conflits domestiques (Bastien et son épouse Adrienne (Vivianne Romance), le double jeu de Victor, et les nuits bien plus tourmentées où la mort peut brutalement surgir. Cela nous emmène donc peu à peu au huis-clos du foyer de Monsieur Victor, où il va cohabiter avec son épouse Madeleine (Madeleine Renaud) et la victime indirecte de son crime, Bastien.La bonhomie a laissé place à une nervosité teinté de culpabilité pour Victor qui n’a plus jamais retrouvé la sérénité depuis son acte. Grémillon travaille donc cette dualité notamment dans la manière d’éclairer les personnages au sein du foyer. L’introduction de Bastien dans le foyer par Victor voit la photo de Werner Krien comme couper l’image en deux, la divisant horizontalement entre ombre et lumière. Cela sert bien sûr ce que l’on sait déjà de Victor, mais préfigure aussi l’attirance de Bastien pour l’épouse de son « bienfaiteur ». Un même travail sur la lumière annonce aussi le rapprochement entre Bastien et Madeleine lorsque l’ombre striée des volets les éclairera de la même façon ensemble à l’image. Grémillon dévoile tout autant de cette façon l’humanité et la capacité d’aimer intacte de Bastien malgré les épreuves, la force de caractère de Madeleine en épouse faussement effacée, que l’ambiguïté de Victor. Le dispositif et l’interprétation transcendent les incohérences scénaristiques, notamment une poignante Madeleine Renaud qui incarne cette féminité sacrificielle du quotidien à laquelle se refuse le personnage de Viviane Romance - même si plus nuancée dans cet emploi de vamp. Madeleine Renaud est aussi à contre-courant de la figure romantique juvénile, et c’est bien la surprise de la découverte de ses sentiments et leur fuite qui émeut dans sa prestation. Symboliquement, elle quitte les bras de Bastien pour se réfugier en pleine lumière face à sa fenêtre ouverte. Son amour ne saurait se tapir dans l’ombre et le mensonge, et elle préfère en être privée. Cette exposition du microcosme de la maison affirme donc les nuances et la bonté de certains, mais révèle aussi la profonde bestialité d’autres. Entre le visage en nage du premier meurtre et l’explosion heurtée de violence en conclusion, Grémillon fend sévèrement l’armure d’un Raimu qui (tout comme Gabin sur Gueule d’amour) regrettera d’être à ce point sorti de sa zone de confort. C’est vraiment là le cœur émotionnel du récit qui rate un peu le coche sur ses intrigues secondaires pourtant intéressantes, notamment celle de Bastien cherchant à renouer avec son fils devenu une petite frappe au contact de l’amant de sa mère. Un opus de Grémillon qui s’il n’est pas totalement maîtrisé (mais son succès lui donnera les coudées franches pour les suivants) est des plus captivants.Sorti en bluray chez Pathé
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