Dans un parc coupé du
monde, trente-cinq jeunes filles âgées de cinq à onze ans apprennent la danse
et les sciences naturelles.
Lucile Hadzihalilovic signait avec ce premier film une des œuvres
les plus singulières du cinéma français contemporain. Il s’agit de la libre
adaptation de la nouvelle Mine-Haha, ou
l'éducation corporelle des jeunes filles de Frank Wedekind dont il
transpose le contexte de 1888 aux années 60, soit la propre enfance de Lucile
Hadzihalilovic. L’intrigue est aussi simple que nébuleuse : un groupe de fillettes
vit dans un étrange pensionnat rural en quasi autonomie, si ce n’est les leçons
de danse et de sciences naturelles données par Mademoiselle Eva (Marion Cotillard)
et Mademoiselle Edith (Hélène de Fougerolles).
Le film s’ouvre sur l’arrivée déroutante de la nouvelle
élève Iris (Zoé Auclair) s’éveillant d’un cercueil et chaleureusement
accueillie par ses camarades. La réalisatrice déploie une narration jouant
essentiellement sur l’atmosphère, le point de vue et les sensations de la
nouvelle venue Iris guidant la découverte des lieux dans un mélange de grâce et
d’inquiétude. La plénitude de cette innocence enfantine se ressent ainsi par la
joyeuse complicité d’un d’apprentissage de la nage, par l’harmonie collective
et l’oubli ressenti dans les scènes de jeux en extérieur. L’imagerie lumineuse
et ensoleillée magnifie ce cadre rural forestier et capture beauté innocente
des fillettes dans de somptueuse composition de plan.
C’est lorsque ce
mouvement se ralenti, que les lumières du jour s’estompent et qu’il s’agit d’observer
autour de soi que l’incertitude se ressent. Le montage alterne les plans fixes
sur les différents environnements soudainement plus inquiétants, cette bascule
nocturne se conjuguant aussi aux rituels mystérieux tels les expéditions
quotidiennes de la douce Bianca (Bérangère Haubruge). La photo de Benoit Debie
est chargée de contraste dans plénitude du jour et les nuances bienveillantes
des couleurs de la forêt. A l’inverse la nuit venue la perspective se fait plus
opaque, tout juste illuminée par les lampadaires longeant les sentiers semblant
désormais échappé d’un conte.
La force du film est de ne jamais réellement choisir, de ne
pas faire dominer la veine oppressante plus que celle apaisante et inversement.
Certaines élèves aspirent à gagner le monde extérieur et d’autres absolument
pas et la liberté des corps alterne avec de rigoureux codes vestimentaires (la
couleur des rubans selon la catégorie d’âge, l’uniforme commun à toutes les
filles), la satisfaction du présent s’oppose à l’ambition de certaines
fillettes d’être « élues » par la directrice lors de ses passages
annuels. De même les tentatives d’évasion sont tour à tour synonymes de séquences
mortifères ou d’ouverture d’horizon possible, guidé par les éléments où la
pluie précède la neige. Lucile Hadzihalilovic ne cède pas à l’orientation des
deux influences qu’on associe au film.
On n’est pas emporté dans les ténèbres
démoniaques du Suspiria (1977) de
Dario Argento - qu’on pense souvent comme une adaptation officieuse de la
nouvelle de Frank Wedekind - et le récit ne passe pas de l’imagerie vaporeuse
au drame à la manière de Pique-nique à
Hanging Rock (1975) de Peter Weir. Le film dessine ainsi les contours du
passage de l’enfance à l’adolescence et des émotions contradictoires de ce
moment. L’énigme du film débouche à la fois sur la découverte intimidante de la
transformation du corps, du regard masculin indistinct mais aussi d’un épilogue
chargé d’espoir.
L’inconséquence et la curiosité de l’enfance sont représentés
par la jeune Iris, la douceur et le cheminement vers la féminité (à la fois
maternelle et séductrice, voir ce moment où elle s’orne de la rose d’un
spectateur lors du spectacle de danse) avec Bianca. Les autres personnages
représente l’entre-deux, y compris les deux professeurs joué par Marion
Cotillard et Hélène de Fougerolles que la réalisatrice se plait à filmer entre
vulnérabilité et justement une féminité très prononcée. On sent le regard
toujours juste d’une femme derrière la caméra, pouvant saisir l’innocence comme
la sexualité en devenir des pensionnaires sans jamais susciter l’interrogation
qu’aurait amené un metteur en scène masculin. Hermétique et ouvert, envoutant
et inquiétant, Innocence est
bouillant de tumultes intérieurs sous son approche feutrée.
Sorti en dvd zone 2 français et bluray chez Potemkine
Bonjour Justin,
RépondreSupprimerJe n'ai pas vu ce premier film, mais bien son plus récent, Évolution, qui présente de nombreuses similitudes avec Innoncence : il est aussi
question de secrets, de rituels mystérieux, de lieux clos, de cycles et de transformations des corps, du désir de gagner le monde extérieur.
Et si la narration joue toujours essentiellement sur l’atmosphère et les sensations, il me semble que son deuxième long-métrage est volontiers plus sombre et plus inquiétant encore (mention particulière pour l'actrice Roxane Duran, que je trouve très intéressante). Une réalisatrice qui présente effectivement un univers très singulier, même si je n'ai pas totalement adhéré non plus (un peu trop soporifique par moment). Mais tu m'as donnée envie de voir son premier film, et je la suivrai probablement également dans le futur ;-)
Salut Sentinelle,
SupprimerPas vu Evolution mais j'ai le coffret récent qui le réunit avec Innocence. Ca a l'air tout aussi intriguant effectivement et je suis curieux de le voir, même si c'est difficile d'accès (Innocence aussi il faut s'accrocher ^^). La réalisatrice a un univers vraiment original qui m'intéresse plus que celui de Gaspard Noé (son ancien compagnon à qui elle dédie Innocence au générique).
Par contre 12 ans entre Innocence et Evolution, apparemment il faut s'armer de patience pour la suivre ^^
Oui, je ne prends pas trop de risque en disant que je vais la suivre, un film tous les 12 ans, je devrais pouvoir tenir le rythme ;-)
RépondreSupprimerTiens, c’est drôle car 12 ans, c’est aussi plus ou moins l’âge de ses protagonistes… ce n’est sans doute pas un hasard.
Je ne savais pas que son ancien compagnon était Gaspard Noé, tant mieux d’ailleurs, car j’ai pu voir son film sans a priori (car j’en ai beaucoup à l’égard de ce réalisateur).
Après vérification, c'est plutôt 11 ans qui semble être un âge clé pour la réalisatrice.
RépondreSupprimerOui c'est ça, l'âge clé du passage de l'enfance aux premisses de l'adolescence. On le ressent vraiment dans Innocence.
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