Madbouli, propriétaire
du kiosque à journaux de la gare centrale du Caire, découvre un vagabond
boiteux, Kenaoui, et l’engage comme crieur de journaux. Kenaoui est un homme
frustré qui découpe des photos de femmes qu'il affiche dans son local. Amoureux
de Hanouna, une vendeuse clandestine, il la poursuit de ses assiduités. Mais
elle le dédaigne, promise à Abou Serib, un porteur qui souhaite organiser un
syndicat...
Gare centrale est
un des chefs d’œuvre de Youssef Chahine qui signe là un véritable coup de
tonnerre dans le cinéma égyptien. Le réalisateur avait à ses débuts dû s’inscrire
dans les grands genres alors en vogue du cinéma local comme la comédie musicale
avec Papa Amin (1950), son premier
film. Il va pourtant progressivement poser un regard social plus marqué dans Ciel d’enfer (1954), même si légèrement
décalé avec son récit se déroulant encore sous le règne du roi Farouk forcé d’abdiquer
deux ans plus tôt. Avec Gare centrale,
Chahine signe un film brillamment contemporain dans le fond et la forme. Pour
le fond cela passe par cet espace de la gare centrale du Caire qui donne à voir
une vraie photographie de la société égyptienne. On l’observe à la fois à
travers les voyageurs comme ces musiciens rock qui illustrent une jeunesse
moderne et triomphante lors d’une scène enjouée, les femmes vêtues à l’occidentale
traversant fièrement le hall de gare, où à l’inverse les plus âgés perdus dans
la cacophonie et l’urgence des lieux.
C’est surtout le microcosme vivotant au sein de cette gare
qui intéresse Chahine. L’intime et le collectif s’entremêlent dans une mise en
scène entre inspiration du néoréalisme italien et une dimension plus moderne et
stylisée. On est happé par le montage percutant qui nous fait suivre les
vendeuses de boisson à la sauvette menée par la plantureuse Hanuma (Hind Rostom)
et leur jeu de cache-cache avec la police et les commerçants officiels. Lorsque
le rythme se ralenti c’est pour capturer justement une frustration à la fois
collective où les porteurs menés par Abu Siri (Farid Shawki) tentent de
défendre leur droit en s’unissant en syndicat, mais aussi la frustration intime
de Kenaoui (Youssef Chahine), jeune boiteux torturé par le désir.
Là où chaque
microcosme s’entraide et lutte face à une adversité sociale palpable, Kenaoui
en Quasimodo moderne suscite au mieux la pitié mais le plus souvent la moquerie
et contient de plus en plus difficilement son érotomanie. Chahine qui interprète
lui-même le personnage donne un tour très dérangeant à l’expression de cette
concupiscence, par des gros plans sur son regard fiévreux, et le point de vue
subjectif de celui-ci où l’on endosse son insistance, la manière il s’excite de
chaque monceau de peau dénudée, de formes épousées par les vêtements de femmes.
Dès lors la voluptueuse Hanuma lui fait perdre la raison par son mélange de
séduction calculée et de rejet brutal, alors qu’elle est promise à Abu Siri.
Le rythme du film obéit ainsi à ces deux personnages, l’énergie
chaloupée et l’espièglerie d’Hanuma transcendant les moments les plus virtuoses
et festifs (magnifique scène de danse dans un wagon de train) qui sont
brutalement ralentis par le bloc figé, suant et bavant de désir qu’est Kenaoui.
C’est particulièrement vrai lors de la fameuse scène de danse où le contrechamp
sur Kenaoui observant l’action depuis la fenêtre du wagon impose un brutal gros
plan fixe à la mobilité et hédonisme ambiant. L’unité de temps et de lieu donne
un tour de plus en plus inquiétant à ce dispositif et en inverse même les
principes initiaux, la frénésie passant du collectif de la gare à l’intime de la
psyché de Kenaoui qui perd pied. Le chaos mental du personnage contamine l’esthétique
du film à travers un montage plus saccadé, une perte de repère et des sursauts
de violence stupéfiants.
La bande originale stridente et le mixage exacerbant
les bruits ambiants de la gare participent à l’immersion dans une tonalité de
plus en plus hallucinée et fascinante. Ce tumulte contamine toutes les
sous-intrigues et libère la violence latente notamment dans le conflit social.
Chahine ne laisse une oasis apaisée et mélancolique qu’au couple juvénile
contraint de se quitter à la gare, véritable fil rouge du film justement les
choix formels sont repris mais dans une approche plus tendre, doucereuse et
mélancolique. Ce croisement de documentaire, de mélodrame et de quasi thriller
(cette main ensanglantée surgissant d’une caisse comme dans un giallo) comme
dan est brillant, annonçant le Chahine plus engagé à venir mais s’inscrivant
aussi dans la contemporanéité formelle et sociologique du cinéma et de l’Egypte
d’alors.
Sorti en dvd zone 2 français chez Tamasa et disponible sur Netflix
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