L'œuvre littéraire de Ryu Murakami est indissociable de son attrait pour le cinéma. Dès le succès de son premier roman
Bleu presque transparent, il se charge lui-même trois ans après la publication de son adaptation cinématographique. Il réitérera l'exercice en réalisant
All Right, My Friend en 1983 (d'après son roman
Daijōbu Mai furendo - Daijōbu my friend inédit en français), le sulfureux
Tokyo Décadence en 1992 (d'après sa nouvelle
Topaze)
et
Kyoko (d'après son roman éponyme). Il est également impliqué au
scénario d'adaptations de ses livres mis en scène par d'autres comme
Audition de Takashi Miike (1999) ou
69 de Lee Sang-il (2004). Le cas de
Raffles Hotel est particulier et renforce cette porosité créative de l'auteur entre les différents médias où il exerce. Le roman
Raffles Hotel est en fait l'adaptation du scénario éponyme que signe Murakami, le livre et le film sortant la même année 1989 -
All Right, My Friend
paru la même année que le roman est dans le même cas. Le lecteur,
occidental en tout cas, aura la surprise avec la postface de Murakami de
découvrir l'existence du film sorti peu avant. Le visionnage du film
est donc un peu biaisé après avoir lu le livre si l'on s'attache trop à
la comparaison.
Raffles Hotel embrasse plus pleinement que
la version écrite sa nature d'oeuvre fantôme. L'héroïne mystérieuse Moeko
(Miwako Fujitani) est une jeune actrice venue chercher quelque chose,
ou plutôt quelqu'un à Singapour. Une ambiance vaporeuse plane, perdue
entre passé et présent, tant au niveau de l'environnement de Singapour
que dans la psychologie de Moeko. Le fameux Raffles Hotel est un repère
d'écrivains cherchant à marcher sur les traces de leurs glorieux
prédécesseurs fièrement affichés sur les murs (Somerset Maugham y aurait
séjourné) tandis que l'architecture héritée de l'ère coloniale et la
clientèle essentiellement blanche prolonge ce sentiment passéiste.
C'est
ce que recherche Moeko traversant Singapour comme une ombre, en quête
d'un ancien amant dont la relation se révèlera par flashbacks
fragmentés. La présence douce et éthérée de Miwako Fujitani, Singapour
filmée comme dans un rêve flottant, tout contribue à poser une
atmosphère fascinante. Murakami a gardé ses obsessions glauques et
oppressantes pour la version papier tandis que là c'est l'épure et le
mystère qui domine dans une tonalité étrange, romantique et désespérée.
Toute la première partie du livre naviguant entre New York, Tokyo puis
Singapour et traitant à égalité les trois personnages principaux
disparait pour immédiatement se trouver sur l'île et se focaliser sur
Moeko. Il semble que Murakami ait véritablement été hypnotisé par son
actrice (qu'il remercie d'ailleurs dans la postface du livre) qui vampirise le film pour le meilleur.
Psychotique et inquiétante dans le livre, Moeko devient à l'écran une
figure touchante poursuivant un insaisissable amour pour se prouver
qu'elle existe, troublant ses interlocuteurs au point d'inverser
l'obsession. A la fin de l'histoire ce sont eux qui se demanderont si
cette femme étrange qu'ils ont croisés était réelle. On est plongé dans
un onirisme existentiel magnifié par le cadre à la fois exotique et
chargé d'histoire, où l'on passe des rues marchandes grouillantes de
Singapour a des églises à l'architecture imposantes. Le Raffles Hotel
condense tout cela, son attrait reposant sur l'intérêt commercial et superficiel de ce
passé mythologique cyniquement noyé dans la vulgarité moderne à l'image
de ces soirées dansantes kitchs.
Le film se perd uniquement en voulant
raccrocher les wagons à l'aspect psychologique nettement mieux développé
dans le livre, avec le traumatisme de l'expérience du Vietnam du
personnage du photographe (Jinpachi Nezu). Cela alourdit inutilement
l'histoire alors que Moeko attire toute la lumière, d'autant que les
scènes de guerre sont particulièrement fauchées (sans parler, grand
classique, des acteurs anglo-saxons qui jouent horriblement dans les
films asiatiques). On termine cependant sur une note magnifique avec
deux belles idées formelles, une séance photo où la démultiplication des
flashs et des poses de Moeko l'évapore littéralement du récit, et le
motif de l'orchidée parcourant le film aboutissant à une dernière image chargée de sens. Bel exercice de recréation en tout cas de Ryu Murakami qui
propose à l'écrit et à l'écran deux variations très différentes mais
tout aussi réussies d'un même matériau.
Sorti en dvd japonais sous-titrés anglais chez Panorama
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