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samedi 15 octobre 2022

La Seconde Femme, ce que les actrices font à la vieillesse - Murielle Joudet


 Le vieillissement des actrices à l’écran relève d’une profonde injustice prolongeant la question sociétale de l’inégalité homme/femme. La critique de cinéma Murielle Joudet explore le sujet à travers le portrait de huit actrices, de l’icône hollywoodienne classique à la star anglo-saxonne plus contemporaine, du symbole du cinéma d’auteur au second rôle familier. Tout le spectre de ce moment accepté, reculé ou nié par les actrices où elles doivent assumer un âge plus mûr à l’écran est scruté par Murielle Joudet dans cette suite passionnante d’analyses filmographique et psychologique. Avant de traiter de toute la problématique spécifique de cette bascule pour une actrice et une personnalité publique, l’autrice part judicieusement de sa propre condition féminine et de son rapport personnel au vieillissement relevant d’une angoisse prématurée du « sexe faible ». Quand les marques du passage du temps, les imperfections, virilisent et donne du corps à la gent masculine par le vécu, ces mêmes points déclassent la femme et d’autant plus les actrices dont pour beaucoup la persona filmique se conjugue à leur attrait, leur désirabilité. Murielle Joudet expose ainsi, en s’inspirant de différentes études, articles féministes et universitaires, le concept de « Seconde femme » qui donne son titre à l’ouvrage. La seconde femme, c’est celle qui accepte de se défaire ou pas du narcissisme et du poids du regard masculin pour se réinventer quand on lui fait sentir que l’attractivité et la séduction relève de la jeunesse – et pour peu que les rôles de ce renouveau se présentent, passé le cruel cap de la quarantaine. Dans l’idée que cette perspective amène les femmes à une introspection ou un déni qui suscite une attention constante d’elles-mêmes et de leurs semblables, Murielle Joudet se place autant en spectatrice cinéphile que femme partageant à son échelle les questionnements des actrices dont elle va parler.

Tous les portraits sont passionnants et diversifiés dans les actrices observées et les problématiques qui s’y rattachent. Celui de Nicole Kidman notamment où la « perfection » plastique de l’actrice est dépeinte comme une prison psychique où ses personnages s’enferment dans certains rôles comme Prête à tout de Gus Van Sant, que les hommes veulent piéger ou craignent de voir leur échapper avec Portrait de femme de Jane Campion (1996) ou Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick (1999). Le motif du huis-clos s’avère ainsi étonnement récurrent dans sa filmographie, à ces débuts triomphant dans Calme Blanc de Philip Noyce (1989), lors de son pic artistique sur Les Autres de Alejandro Amenabar (2001) ou à un moment de déclin comme Effraction de Joel Schumacher (2011). Le piège de cet attrait physique idéalisé est maintenu par le regard des autres et la volonté de Nicole Kidman de le faire perdurer via la chirurgie esthétique qui transforme son visage, le rend mécanique dans sa « perfection ». Murielle Joudet fait dès lors un prolongement intéressant dans la nature des rôles de la star la figeant dans un espace et une domesticité factice pour maintenir l’illusion de cette photogénie intacte dans Et l’homme créa la femme de Frank Oz (2004) ou des biopics comme Grace de Monaco d’Olivier Dahan (2014). Chez une Meryl Streep c’est la perfection de la performance, du transformisme, du défi physique, qui semble gage d’éternelle jeunesse. L’actrice dompte d’abord le carcan des canons esthétiques dans lesquels elle ne s’inscrit pas pour incarner un idéal romantique contrarié dans La Maîtresse du lieutenant français de Karel Reisz (1981), Le Choix de Sophie de Alan J. Pakula (1982) ou Out of Africa de Sydney Pollack (1985). Clint Eastwood fait échapper cette persona romanesque de la crinoline du film d’époque dans Sur la route de Madison (1995) et lui offre un de ses plus beaux rôles mais l’actrice, l’âge avançant prolonge cette image de « première de la classe » (détenant un record des nominations à l’Oscar) en cultivant ses penchants de caméléonne. L’autrice relève d’ailleurs avec amusement que cette aura se retourne contre Meryl Streep sur la sphère publique (une cinglante interview de Sharon Stone félicitée avec un peu trop d’entrain par les journalistes « d’enfin » côtoyer Meryl Streep à l’écran), mais que les cinéastes savent aussi en jouer pour fendre l’armure de la performeuse comme Steven Soderbergh dans La Grande traversée (2020) où ce grief sert la caractérisation de son personnage.

Parmi les autres chapitres réussis, on relèvera les très belles lignes sur Thelma Ritter, second rôle emblématique de l’âge d’or hollywoodien qui n’a existé à l’écran que dans l’usure, la lassitude et le sarcasme revenu de tout que permet l’âge mûr. Les portraits consacrés à Frances McDormand et la grande Bette Davis mettent en lumière des actrices ayant au contraire contourné ou du moins grippé la machine du paraître inhérente aux diktats hollywoodiens. Frances McDormand par un physique atypique imprègne ses rôles d’une proximité dénuée de séduction à laquelle les spectateurs peuvent s’identifier, et devenir « la seconde femme » est pour elle une libération lui permettant de se délester des obligations de séduction même feutrée de la jeunesse.  L’émotion n’en est que plus intense quand cette exposition relève de l’intime (très belle anecdote sur les dessous de son ultime scène de Fargo des frères Coen (1995)), ou cherche à se mettre au diapason d’une réalité sociale avec Three Bilboards de Martin McDonagh  (2017) et Nomadland de Chloé Zhao (2020). Bette Davis a quant à elle convoqué la seconde femme avant l’heure en osant grimage et enlaidissements divers alors qu’elle était encore une jeune première. Le « Women Pictures » à succès des années 30 et 40 était un formidable terrain d’expérimentation où elle faisait cohabiter dans une même œuvre son versant monstrueux/transformiste et le glamour hollywoodien assumé, son physique si particulier lui permettant toutes les audaces ponctuées de sommets tels que Now Voyager de Irving Rapper (1942), La Vipère de William Wyler (1941) ou La Garce de King Vidor (1949). Elle expose son déclin annoncé dans le somptueux All About Eve de Joseph L. Mankiewicz avant de littéralement faire de sa décrépitude un sous-genre à part entière dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? de Robert Aldrich (1962). 

Dans un autre genre, le physique opulent et la sexualité libérée de Mae West défie le temps et la soumission au regard/désir masculin en se maintenant à toutes les étapes de sa carrière avec panache et insolence. Murielle Joudet fait d’ailleurs un parallèle audacieux et bienvenue entre la féminité agressive et effrayante pour les hommes de Mae West et celle plus douteuse et rassurante pour l’étonnante rivale symbolique qu’est l’enfant star Shirley Temple prématurément sexualisée et soumise à la vision de ces messieurs. L’ouvrage regorge d’autres portraits tout bien anglés mais pas évoqués ici sur Brigitte Bardot ou Isabelle Huppert, et chacun prolonge des réflexions plus vastes que la seule carrière des actrices évoquées dans un ensemble passionnant. On finit presque frustré de voir l’étude se limiter au spectre du cinéma occidental, ou alors de ne pas voir nos propres marottes passer au scalpel de Murielle Joudet (au hasard Ava Gardner dont le vieillissement filmé offrirait un beau corpus, tout comme une Barbara Stanwyck). Peut-être pour un tome 2 ? 

Publié aux éditions Premier Parallèle

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