La Forêt d’émeraude est une œuvre qui vient en quelque sorte conclure un cycle mythologique dans l’œuvre de John Boorman. Le réalisateur s’inscrivit d’abord dans des œuvres aux contextes réalistes pour questionner le rapport de l’homme à son environnement dans une veine psychanalytique et expérimentale dans Le Point de non-retour (1967), en scrutant ses racines violentes à travers la domination de l’autre et du territoire avec Duel dans le pacifique (1968) et Délivrance (1972). Cette approche allait se libérer des carcans réalistes en creusant la veine philosophique par la SF de Zardoz (1974), l’épouvante mystique de L’Exorciste 2 : l’Hérétique (1977) et bien sûr la fantasy à travers l’épopée arthurienne de Excalibur (1981). Chacun de ses films dépeint une croyance mystique perdue, oubliée ou sur le point de l’être, et qui se caractérise par une régression, une perte d’une part d’âme des humains se manifestant par le rapport à leur environnement.
La Forêt d’émeraude vient apporter une conclusion à ce cycle en ajoutant cette fois la question écologique. Le film puise son inspiration dans deux récits, tout d’abord un article lu dans le Los Angeles Times par le scénariste Rospo Pallenberg narrant l’enlèvement du fils d’un fermier péruvien par une tribu locale l’ayant adopté et élevé comme l’un des leur. Une même histoire est documentée dans le livre Wizard of the Upper Amazon paru en 1971, où Manuel Córdova-Rios raconte avoir été enlevé adolescent par un peuple indigène amazonien et imprégné de leurs us et coutumes. Rospo Pallenberg, fidèle collaborateur de John Boorman sur L’Exorciste 2, Excalibur, ainsi qu’une adaptation avortée de Le Seigneur des Anneaux, imprègne donc son script de toutes les pistes explorées dans les précédents films. On retrouve le principe du monde changeant et perdant une partie de son âme profonde, le paganisme d’Excalibur laissant place à au conte écologique avec cette forêt amazonienne dévorée par l’avancée des bulldozers visant la construction d’un barrage. C’est là que Bill (Powers Boothe), ingénieur en charge des travaux, va perdre son fils Tommy (Charley Boorman) enlevé par la tribu des invisibles. On connaît la métaphore définissant la forêt amazonienne comme le « poumon du monde » et Boorman l’endosse en poussant la réflexion plus loin. La terre est un organisme vivant avec lequel les Invisibles ont conservé une connexion physique et spirituelle. La tribu appelle la frontière de plus en plus proche les séparant de la civilisation moderne « le bord du monde », lors d’une scène où ils observent les ravages des bulldozers, on parle « d’écorcher la peau de la terre ». En perdant son fils et en se lançant à sa recherche dans les profondeurs de la jungle amazonienne, Bill effectue cette reconnexion intime et spirituelle lorsqu’il le retrouvera adolescent et assimilé à la tribu des Invisibles. Le scénario évite la facilité de la perte de mémoire, Tommy reconnaît son « ancien » père dès qu’il le revoit, mais sa vie est désormais liée à sa famille indigène. L’enjeu du récit est les retrouvailles et la part de chemin à faire pour chacun des personnages entre leurs origines et leurs nouvelle identité (Tommy) d’un côté, et de l’autre l’acceptation, la compréhension et le lâcher-prise (Bill) – élément présent dès le début quand Tommy enfant distingue les Invisibles sous leur camouflage, quand son père ne les verra pas et le perdra ainsi.Cela se manifestera par ce lien à la nature où John Boorman passe par le rapport organique, anthropologique et spirituel à la terre. Le film fut en partie filmé dans la forêt amazonienne (ce qui n’étonne pas de la part du cinéaste aventurier de Délivrance) dont Boorman multiplie les vues aériennes majestueuses, les inserts de la faune et la flore bariolée, les travellings dans le foisonnement d’une jungle dont les repères sont le privilège des initiés. Lors des séquences dans la tribu, les dialogues (par le casting brésilien comme anglo-saxon) se font en langue native amazonienne pour renforcer l’immersion, la découverte des mœurs et rituels des autochtones avance selon un principe de transmission qui fait de ce passage du film une sorte de négatif de la fin d’Apocalypse Now (1979). Acceptant ainsi le lieu d’épanouissement de son fils, Bill accepte plus facilement d’abandonner sa quête et son objectif de le ramener. L’ultime partage se fera par le rite de passage consistant à la consommation d’une drogue locale, destinée à faire de Tommy un homme au sein de la tribu, et pour Bill de l’accepter et l’y laisser. C’est là que s’invite la dimension métaphysique et mystique du film où l’opiacé fait découvrir l’animal totem (un aigle pour Tommy, un tigre pour Bill) de chacun et participe à leur mue. Boorman exprime là une pureté intacte dans ce rapport de l’homme à la terre.Le réalisateur montre cependant la trajectoire inversée avec la tribu ennemie des Féroces. Les travaux du monde civilisé ont détruit leur espace initial et forcé l’antagonisme avec les Invisibles dont il partage et territoire. D’une nature féroce et adoptant des mœurs cannibales, la corruption de la civilisation (par l’intermédiaire d’une arme à feux) contribue à les avilir définitivement. Pour sauver les Invisibles, le meilleur des deux mondes doit en vaincre le pire et ses relents de colonisations et de trafic d’être humain.Boorman ose comme toujours avec une vraie audace formelle l’irruption de l’onirisme, l’expression d’une foi animisme lorsque les éléments immatériels se mêlent à la force physique pour faire triompher les personnages. Boorman propose vraiment le miroir négatif de Délivrance dans La Forêt d’émeraude, le film de 1972 montrant comme irréconciliables nature et civilisation par la faute des deux partis. Dans La Forêt d’émeraude, une voie médiane s’avère possible lors de la spectaculaire conclusion où des forces supérieures s’appliquent à détruire le barrage. Cette conclusion idéalisée est tempérée par un panneau final déjà alarmiste pour 1985, et encore davantage aujourd’hui. John Boorman signera encore de grands films par la suite, mais il s’avère là au bout d’une certaine réflexion sur ce thème et creusera d’autres sillons dans son œuvre à venir.Sorti en bluray français chez Studiocanal
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