Carla est secrétaire dans une boîte de promotion immobilière et en a assez. Mais que peut-on vraiment espérer quand on est une femme dans une société d'homme, qu'on a 35 ans, un physique plutôt moyen et qu'on porte une prothèse auditive dans chaque oreille ? La solution s'appelle Paul Angeli, le nouveau stagiaire qu'elle réussit à faire engager. Paul a 25 ans et aucune compétence dans la promotion immobilière. Il est même complètement nul. Mais il a d'autres qualités : c'est un voleur qui sort de taule et il a une belle gueule.
Après la réussite et les promesses de Regarde les hommes tomber (1994) et Un héros très discret (1996), Sur mes lèvres est réellement le film qui installe Jacques Audiard comme un auteur majeur du cinéma français. Sorti près de cinq ans après Un héros très discret, Sur mes lèvres est le fruit d’une longue maturation durant laquelle Jacques Audiard cherche à signer un polar tout en échappant aux archétypes du genre. Quelques bases du scénario sont coécrites avec Marc Behm (avec lequel Jacques Audiard avait travaillé ainsi que son père Michel Audiard lors de l’adaptation de Mortelle Randonnée de Claude Miller (1983), sans qu’il n’en reste grand-chose en définitive si ce n'est le clin d’œil dans le nom de l’héroïne, Clara Behm. Le réalisateur va ensuite collaborer avec le romancier Philippe Dijan entre 1998 et 1999, mais un désaccord sur la deuxième partie de l’histoire va également marquer une rupture. Le déclic viendra de la rencontre avec Tonino Benacquista, dont la capacité à manier une ample et riche matière romanesque vient d’être démontré avec son excellent roman Saga publié en 1997.
L’enjeu du film est de trouver un équilibre et une progression fluide du récit terre à terre vers le polar, et surtout d’une protagoniste féminine terne prenant son envol avec l’emballement de l’histoire. Jacques Audiard inaugure ici un schéma romantique à la fois archétypal et singulier qu’il reproduira dans plusieurs de ses films à venir, sans toujours parvenir à retrouver l’équilibre miraculeux de Sur mes lèvres. Il s’agit de construire une romance sur le principe de la Belle et la Bête, la douceur de la première apaisant la fureur de la seconde, et inversement pour le courage de la Belle transcendée par l’ardeur de la Bête. Cela se traduit tout d’abord formellement à travers le filmage de l’horizon restreint de Clara (Emmanuelle Devos), modeste secrétaire de bureau dans une agence immobilière. Son handicap (elle souffre de surdité et porte des prothèses auditives) la complexe et biaise son rapport au monde, que ce soit celui de l’entreprise où elle a du mal à s’imposer, amical en servant de confidente et de substitut à ses amies, et sentimental à travers une vie amoureuse morne. Audiard utilise notamment des effets empruntés au cinéma muet (les obturations de plan) dans la manière de cerner des détails, objets ou éléments de décors soulignant le regard étriqué, apeuré et envieux de Clara sur les autres. Le reste repose sur l’incroyable prestation d’Emmanuelle Devos, actrice très jolie qui parvient par son langage corporel gauche et replié sur soi à rendre crédible la nature godiche de cette femme que personne ne regarde et que tout le monde méprise.La place subalterne et le dédain dont elle fait l’objet, déjà marquant au visionnage à la sortie du film, a d’autant plus de force aujourd’hui et l’ère « metoo ». Cette « Belle » fort mal fagotée va donc devoir sélectionner elle-même sa « Bête » et prince charmant, à l’ANPE. Paul (Vincent Cassel) est son pendant, le handicap étant cette fois social pour ce repris de justice en mal d’insertion. Le phrasé maladroit, les manières rudes et les allures de prolo mal dégrossi d’un excellent Vincent Cassel en font un être tout aussi inadapté que Clara. La lente mise en place et la relation chaotique des deux personnages est très intéressante, se fondant d’abord dans le contexte socio-professionnel avant de s’étendre au polar. Comme le soulignera Clara dans un dialogue, Paul dans sa logique rustre ne voit qu’une possible recherche de sexe dans la gentillesse que Clara fait preuve à son égard. Mais de la même façon, Clara malgré sa bienveillance fait bel et bien montre d’une forme de dominance de classe quand elle sollicitera Paul pour se venger d’un collègue machiste.Les codes du polar rendent limpide ce qui aurait pu sembler binaire dans un simple drame social intimiste. C’est par exemple l’écueil dans lequel tombera De rouille et d’os (2012), sorte de remake masqué de Sur mes lèvres dont il reprend le squelette : L’homme goujat/la Bête qui se cherche, avant de revenir enfin apaisé et aimant à la femme/la Belle du début qu'il a appris à mériter, dont il a décelé les qualités. Cela traduit une vision des rapports hommes/femmes assez discutables dans le pur drame de De rouille et d’os ou le contexte social de Dheepan (2015), même si Audiard trouvera un plus juste équilibre à ce niveau dans le pur coming of age Les Olympiades (2022) – avant de retomber dans ses travers sur Emilia Perez (2024).Cette binarité sert ici la fluidité impeccable de l’entrée du récit dans le polar. Chacun des personnages est un atout pour l’autre, dans son existence sociale du quotidien avec Clara, dans le possible enrichissement pour Paul usant de la capacité à lire sur les lèvres de Clara. L’argument garde encore toute son originalité aujourd’hui, et est formidablement utilisé par Audiard, tant en termes de mise en scène que de scénario. La première partie caractérisant les personnages empêche de rendre artificiel l’arrivée du polar, et cette dynamique crée une tension sur le questionnement de la sincérité de leur relation tout en reposant sur des purs motifs de suspense de film noir. Le monde du crime apparaît à la fois distant et menaçant, celui du monde du travail oppressant et ennuyeux. Nos deux protagonistes inadaptés ont besoin l’un de l’autre pour dépasser ce déterminisme, ces carcans sociétaux auxquels ils ont été assignés. Ils ne le comprendront complètement qu’une fois au pied du mur dans un formidable climax. Jacques Audiard fait passer par la mise en scène et l’inventivité de son script cette notion, lors de la scène où Paul prisonnier des malfrats fait lire sur ses lèvres à Clara la marche à suivre pour le sauver. La complicité amoureuse qu’ils ne sont jamais réellement parvenu à construire jusque-là par le verbe ou les corps se déploie pleinement dans ce champ contre champ entre une fenêtre et son vis-à-vis sur la toiture d’un immeuble. Le phrasé languissant d’Emmanuelle Devos évoque une scène d’amour tandis que Vincent Cassel la « regarde » enfin, devine avec confiance sa présence avant d’effectivement l’apercevoir. Jacques Audiard équilibre avec brio ce qu’il faut tout de même bien nommer un « high-concept » avec le drame réaliste et le polar nerveux dans un grand tout romanesque qui fonctionne presque parfaitement. Quelques affèteries visuelles (les séquences de Clara face à son miroir) surlignent le propos et la sous-intrigue avec Masson (Olivier Perrier) fait un peu trop gadget de scénariste (résidu d'un script qu'Audiard admettait être trop chargé au départ et qu'il dû grandement élaguer au montage) pour justifier le final, mais pour l’essentiel Jacques Audiard signe un de ses meilleurs, si ce n’est son meilleur film.Sorti en bluray français chez Pathé