Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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mardi 8 avril 2025

Sur mes lèvres - Jacques Audiard (2001)

Carla est secrétaire dans une boîte de promotion immobilière et en a assez. Mais que peut-on vraiment espérer quand on est une femme dans une société d'homme, qu'on a 35 ans, un physique plutôt moyen et qu'on porte une prothèse auditive dans chaque oreille ? La solution s'appelle Paul Angeli, le nouveau stagiaire qu'elle réussit à faire engager. Paul a 25 ans et aucune compétence dans la promotion immobilière. Il est même complètement nul. Mais il a d'autres qualités : c'est un voleur qui sort de taule et il a une belle gueule.

Après la réussite et les promesses de Regarde les hommes tomber (1994) et Un héros très discret (1996), Sur mes lèvres est réellement le film qui installe Jacques Audiard comme un auteur majeur du cinéma français. Sorti près de cinq ans après Un héros très discret, Sur mes lèvres est le fruit d’une longue maturation durant laquelle Jacques Audiard cherche à signer un polar tout en échappant aux archétypes du genre. Quelques bases du scénario sont coécrites avec Marc Behm (avec lequel Jacques Audiard avait travaillé ainsi que son père Michel Audiard lors de l’adaptation de Mortelle Randonnée de Claude Miller (1983), sans qu’il n’en reste grand-chose en définitive si ce n'est le clin d’œil dans le nom de l’héroïne, Clara Behm. Le réalisateur va ensuite collaborer avec le romancier Philippe Dijan entre 1998 et 1999, mais un désaccord sur la deuxième partie de l’histoire va également marquer une rupture. Le déclic viendra de la rencontre avec Tonino Benacquista, dont la capacité à manier une ample et riche matière romanesque vient d’être démontré avec son excellent roman Saga publié en 1997.

L’enjeu du film est de trouver un équilibre et une progression fluide du récit terre à terre vers le polar, et surtout d’une protagoniste féminine terne prenant son envol avec l’emballement de l’histoire. Jacques Audiard inaugure ici un schéma romantique à la fois archétypal et singulier qu’il reproduira dans plusieurs de ses films à venir, sans toujours parvenir à retrouver l’équilibre miraculeux de Sur mes lèvres. Il s’agit de construire une romance sur le principe de la Belle et la Bête, la douceur de la première apaisant la fureur de la seconde, et inversement pour le courage de la Belle transcendée par l’ardeur de la Bête. Cela se traduit tout d’abord formellement à travers le filmage de l’horizon restreint de Clara (Emmanuelle Devos), modeste secrétaire de bureau dans une agence immobilière. Son handicap (elle souffre de surdité et porte des prothèses auditives) la complexe et biaise son rapport au monde, que ce soit celui de l’entreprise où elle a du mal à s’imposer, amical en servant de confidente et de substitut à ses amies, et sentimental à travers une vie amoureuse morne. Audiard utilise notamment des effets empruntés au cinéma muet (les obturations de plan) dans la manière de cerner des détails, objets ou éléments de décors soulignant le regard étriqué, apeuré et envieux de Clara sur les autres. Le reste repose sur l’incroyable prestation d’Emmanuelle Devos, actrice très jolie qui parvient par son langage corporel gauche et replié sur soi à rendre crédible la nature godiche de cette femme que personne ne regarde et que tout le monde méprise.

La place subalterne et le dédain dont elle fait l’objet, déjà marquant au visionnage à la sortie du film, a d’autant plus de force aujourd’hui et l’ère « metoo ». Cette « Belle » fort mal fagotée va donc devoir sélectionner elle-même sa « Bête » et prince charmant, à l’ANPE. Paul (Vincent Cassel) est son pendant, le handicap étant cette fois social pour ce repris de justice en mal d’insertion. Le phrasé maladroit, les manières rudes et les allures de prolo mal dégrossi d’un excellent Vincent Cassel en font un être tout aussi inadapté que Clara. La lente mise en place et la relation chaotique des deux personnages est très intéressante, se fondant d’abord dans le contexte socio-professionnel avant de s’étendre au polar. Comme le soulignera Clara dans un dialogue, Paul dans sa logique rustre ne voit qu’une possible recherche de sexe dans la gentillesse que Clara fait preuve à son égard. Mais de la même façon, Clara malgré sa bienveillance fait bel et bien montre d’une forme de dominance de classe quand elle sollicitera Paul pour se venger d’un collègue machiste.

Les codes du polar rendent limpide ce qui aurait pu sembler binaire dans un simple drame social intimiste. C’est par exemple l’écueil dans lequel tombera De rouille et d’os (2012), sorte de remake masqué de Sur mes lèvres dont il reprend le squelette : L’homme goujat/la Bête qui se cherche, avant de revenir enfin apaisé et aimant à la femme/la Belle du début qu'il a appris à mériter, dont il a décelé les qualités. Cela traduit une vision des rapports hommes/femmes assez discutables dans le pur drame de De rouille et d’os ou le contexte social de Dheepan (2015), même si Audiard trouvera un plus juste équilibre à ce niveau dans le pur coming of age Les Olympiades (2022) – avant de retomber dans ses travers sur Emilia Perez (2024).

Cette binarité sert ici la fluidité impeccable de l’entrée du récit dans le polar. Chacun des personnages est un atout pour l’autre, dans son existence sociale du quotidien avec Clara, dans le possible enrichissement pour Paul usant de la capacité à lire sur les lèvres de Clara. L’argument garde encore toute son originalité aujourd’hui, et est formidablement utilisé par Audiard, tant en termes de mise en scène que de scénario. La première partie caractérisant les personnages empêche de rendre artificiel l’arrivée du polar, et cette dynamique crée une tension sur le questionnement de la sincérité de leur relation tout en reposant sur des purs motifs de suspense de film noir. Le monde du crime apparaît à la fois distant et menaçant, celui du monde du travail oppressant et ennuyeux. Nos deux protagonistes inadaptés ont besoin l’un de l’autre pour dépasser ce déterminisme, ces carcans sociétaux auxquels ils ont été assignés. Ils ne le comprendront complètement qu’une fois au pied du mur dans un formidable climax.

Jacques Audiard fait passer par la mise en scène et l’inventivité de son script cette notion, lors de la scène où Paul prisonnier des malfrats fait lire sur ses lèvres à Clara la marche à suivre pour le sauver. La complicité amoureuse qu’ils ne sont jamais réellement parvenu à construire jusque-là par le verbe ou les corps se déploie pleinement dans ce champ contre champ entre une fenêtre et son vis-à-vis sur la toiture d’un immeuble. Le phrasé languissant d’Emmanuelle Devos évoque une scène d’amour tandis que Vincent Cassel la « regarde » enfin, devine avec confiance sa présence avant d’effectivement l’apercevoir. 

Jacques Audiard équilibre avec brio ce qu’il faut tout de même bien nommer un « high-concept » avec le drame réaliste et le polar nerveux dans un grand tout romanesque qui fonctionne presque parfaitement. Quelques affèteries visuelles (les séquences de Clara face à son miroir) surlignent le propos et la sous-intrigue avec Masson (Olivier Perrier) fait un peu trop gadget de scénariste (résidu d'un script qu'Audiard admettait être trop chargé au départ et qu'il dû grandement élaguer au montage) pour justifier le final, mais pour l’essentiel Jacques Audiard signe un de ses meilleurs, si ce n’est son meilleur film. 

Sorti en bluray français chez Pathé


dimanche 6 avril 2025

Septet : Souvenirs de Hong Kong - Qi ren yue dui, Johnnie To, Sammo Hung, Ann Hui, Patrick Tam, Yuen Woo-Ping, Ringo Lam et Tsui Hark (2020)


 7 réalisateurs, 7 regards, 7 histoires, 1 ville : Hong Kong. Initiateur du projet, Johnnie To accompagné de 6 autres réalisateurs unissent, pour la première fois, leurs talents pour composer une symphonie d'histoires en hommage à leur ville. Entièrement tourné sur pellicule, Johnnie To, Sammo Hung, Ann Hui, Patrick Tam, Yuen Woo-Ping, Ringo Lam et Tsui Hark, nous partagent leurs visions d'une ville fascinante, des années 50 à aujourd'hui.

Septet est un poignant et ambitieux film collectif voyant sept des réalisateurs les plus emblématiques du cinéma hongkongais signer un film à sketches en forme d’hommage à leur ville. Johnnie To est à l’initiative du projet et producteur, à la tête d’un prestigieux ensemble réunissant Sammo Hung, Ann Hui, Patrick Tam, Yuen Woo-Ping, Ringo Lam et Tsui Hark. L’un des défauts du film à sketches est souvent la qualité inégale de ses segments, mais Septet est clairement une belle réussite à ce niveau. C’est bien simple, hormis un Johnnie To en petite forme avec son récit des bouleversements économiques et sociaux (sur fond d’épidémie de Sras) vu depuis la table d’un dinner, les six autres parties sont de belle tenue même si le Ringo Lam un peu sage brille davantage par son émotion nostalgique que par la rugosité à laquelle nous avait habitué le réalisateur.

Un des points marquant de l’ensemble, c’est que pour le féru du cinéma hongkongais, la patte de chacun des réalisateurs est parfaitement identifiable, tant thématiquement qu’esthétiquement sur chacun des sketches avant même le nom de l’auteur visible à la fin de chacun d’eux. Sammo Hung dans L’Entraînement rappelle ses difficiles années d’apprentissage au sein de l’Opéra de Pékin, dans une sorte de condensé réussi de Painted Faces d’Alex Law (1988) qui évoquait cette période. Patrick Tam signe un merveilleux Tendre est la nuit narrant l’ultime nuit de deux jeunes amoureux tandis que la fille s’apprête à migrer en Angleterre avec ses parents. 

L’esthétique pop stylisée épouse le romantisme le plus naïf et sensuel dans un film rappelant les meilleurs moments suspendus de Nomad (1982) ou My Heart is that Eternal Rose (1988). Il est question aussi de romance, mais cette fois chargée de regret car probablement non consommée dans Le Directeur d’école d’Ann Hui. La narration entre passé et présent, la tonalité feutrée et la touche nostalgique oscille entre la Ann Hui des années 2000 (un parfum de July Rhapsody (2002) ou Une vie simple (2011) plane) et celle plus explicitement romanesque des années 80/90 (Song of the exile (1990), Eighteen Springs (1997)). 

Malgré la sensibilité forcément différente des différents artistes, une vraie cohérence se dégage du film. Les sketches suivent une progression chronologique de l’histoire de Hong Kong, mais aussi sociologique. Ainsi Retour au pays de Yuen Woo Ping prolonge le propos sur la migration de Tendre est la nuit qui le précède, mais troque la romance pour le rapprochement générationnel entre une adolescente et son grand-père maître d’art martiaux. La séparation par l’exil du sketch précédent se mue ici en cohabitation espiègle, puis belles retrouvailles célébrant la tradition locale après l’expérience de l’étranger, mais aussi l’ouverture des anciennes générations. 

C’est un temps qui passe pourtant difficile à surmonter pour le Simon Yam de La Voie de Ringo Lam, avec cette fois un exilé perdu et mélancolique dans un Hong Kong moderne au sein duquel il cherche les vestiges de son passé. Simon Yam est particulièrement touchant en bougon nostalgique se voyant reproduire le refus du présent autrefois observé chez son propre père. Le jeu de miroir en passé et présent fonctionne de manière collective (la superposition des photos anciennes des quartiers avec leur aspect contemporain) et intime lorsque Simon Yam entame un dialogue mental avec son père.

Tsui Hark signe un épilogue génialement farfelu avec Conversation profonde, name-dropping des grandes figures HK au sein d’un asile et mise en abyme absurde dans laquelle se glissent quelques éléments biographiques - notamment concernant Ann Hui apparaissant en guest au côté de Tsui Hark. Septet est un petit bijou propre à enthousiasmer les novices pour creuser l’œuvre passée de ses participants, en enchantera les connaisseurs qui retrouveront leurs icônes dans une forme artistique intacte.

Sorti en bluray français chez Metropolitan

vendredi 4 avril 2025

Crazy Family - Gyakufunsha kazoku, Sogo Ishii (1984)


 Habiter une maison en banlieue, c'est enfin le rêve accompli pour la famille Kobayashi. Chacun à sa place : le père au travail, la femme au foyer, les enfants aux études. Mais l'arrivée du grand père constitue le petit grain de sable dans la machine...

Crazy Family apparaît comme une œuvre intermédiaire dans la filmographie du cinéaste japonais Sogo Ishii. On divise en général son œuvre entre ses débuts expérimentaux et punks marqués par des brûlots comme Crazy Thunder Road (1980) ou Burst City (1982), et une sorte de seconde carrière faites d’œuvres plus introspectives, éthérées offrant d’aussi fascinants objets que August in the Water (1995), Le Labyrinthe des rêves (1997) – le tout avant une nouvelle mue à l’orée des années 2000. Crazy Family se situe dans une forme d’entre-deux sur le fond et la forme. Après les tournages à l’économie et parfois autoproduits des premiers films, Crazy Family voit Ishii intégrer le giron de la Director Company. Il s’agit d’une société de production indépendante par et pour les cinéastes, un environnement plus collégial et créatif où les réalisateurs membres produisaient les films les uns des autres. Un Shinji Somai y signera son Typhoon Club (1985), Toshiharu Ikeda son incandescent La Vengeance de la sirène (1984), Kiyoshi Kurosawa y fera ses débuts avec Kandagawa Pervert Wars (1983). L’aide de ses collègues (Banmei Takahashi futur réalisateur de Door (1988) est notamment producteur) , l’apport de techniciens expérimentés, tout cela « professionnalise » en quelque sorte Sogo Ishii qui, tout en conservant la hargne d’antan, fait montre d’une maîtrise notamment narrative plus prononcée.

Le film s’ouvre sur l’installation triomphante de la famille Kobayashi dans une maison de banlieue. Les vues aériennes de cet espace urbain pavillonnaire seront les rares respirations d’une œuvre par ailleurs fort claustrophobe. L’emménagement dans cette maison après des années de sacrifices et de travail semble marquer une vraie fierté et aboutissement pour le père de famille (Katsuya Kobayashi), sans qu’il se doute que ce sommet personnel marquera plutôt l’implosion de la cellule familiale. Le film sort aux prémices de la bulle économique japonaise, dont les effets sur la population et plus spécifiquement la famille se fait sentir. 

La course à la réussite et la quête d’enrichissement distendent les liens familiaux, l’explicitation du terme burn-out se fait jour pour les travailleurs les plus ambitieux et acharnés, tandis que l’exigence extrême des parents envers les enfants entraînent certains faits divers sordides. Crazy Family capture tout cela mais n’est pas le seul film japonais de l’époque à le faire, puisque l’année précédente était sorti le magistral The Family Game de Yoshimitsu Morita (1983) - qui rencontrera d’ailleurs un succès commercial et critique plus grand que Crazy Family dont l’échec condamnera Ishii à dix ans de purgatoire. Si la satire du film de Morita joue sur un humour à froid glaçant et cherchant le malaise constant, celle de Crazy Family est plus explicitement grotesque et burlesque dans son traitement.

La quête de réussite du père se joue aussi dans une certaine image idéale qu’il se fait de la cellule familiale. Le début du film souligne la monotonie de sa condition de salaryman, et en retour le tableau familial ne se fond pas à la perfection qu’exigeait ses sacrifices. Il fantasme ainsi une sorte de maladie mentale contagieuse touchant sa famille et qu’il se doit de corriger. La caractérisation des personnages témoigne effectivement d’une certaine excentricité durant certaines scènes, mais sans que cela prête à conséquence. Masaki (Yoshiki Azizono) le fils aîné s’enferme de façon pathologique dans ses révisions d’exament d’entrée à l’université, Erika (Yuki Kudo revue ensuite dans Mystery Train de Jim Jarmusch) la cadette rêve de devenir une Idol (ce qu’était Yuki Kudo et ce qui se vérifie dans une scène de chant) ou catcheuse, et s’exprime encore comme une fillette malgré son entrée dans l’adolescence. Enfin la mère (Mitsuko Baisho) fait montre d’un tempérament extraverti bien éloigné des clichés sur la ménagère japonaise, notamment lors d’une scène de beuverie où elle entame un début de striptease. Le grand-père (Hitoshi Ueki ) viendra bientôt s’immiscer à cette joyeuse troupe.

L’atmosphère se fait ainsi de plus en plus étouffante au travers de ces membres dont la bizarrerie va se faire de plus en plus insupportable pour le père, jusqu’à l’explosion. La dernière partie du film exacerbe ainsi jusqu’à l’absurde les contours excentriques de la famille, tandis que le père jusque-là dépassé devient un véritable tyran. La maison se mue en espace mental et abstrait exposant la folie douce et les frustrations des Kobayashi. Sogo Ishii parodie génialement Shining de Stanley Kubrick le temps d’une intrusion musclée et armée détruisant une porte, et fait de l’habit même des membres de la famille l’extension de leurs névroses. 

Les objets domestiques (couteaux, casseroles) forment l’armure de la mère, la fille arbore une tenue entre la vamp trop jeune et la catcheuse, et le grand-père se rebiffe en reprenant la tenue militaire et les faits d’armes douteux qu’on lui soupçonne durant la Deuxième Guerre Mondiale. Sous l’excès rigolard, les affects les plus douteux sont convoqués comme l’inceste fraternel ou le parricide, dans une satire bien plus sombre et désespérée qu’il n’y paraît.

Le symbole de la réussite, la maison, paraît être aussi le point de départ de rupture des liens familiaux. L’épilogue onirique (préfigurant l'ambiance du Sogo Ishii des nineties) et utopique laisse augurer une porte de sortie par le renoncement au matériel, et à la vanité qu’il entraîne, pour retrouver la sérénité familiale. L’absurdité touchante de cette conclusion et l’explosion que l’on sait venir quant au capitalisme sauvage de la bulle économique offre un sommet d’ironie. Dès lors on comprend mieux pourquoi dans ce contexte Sogo Ishii ne reviendra que dix ans plus tard avec certains films soldant les comptes de la bulle dans leurs approches plus existentielles.

Sorti en bluray français chez Carlotta 

mardi 1 avril 2025

L'Arnaqueur - The Hustler, Robert Rossen (1961)


 Eddie Felson est un brillant joueur de billard mais également un escroc à la petite semaine qui se sert de son talent pour plumer les joueurs débutants. Il se rend à New York afin de réaliser son rêve, battre le légendaire champion Minnesota Fats. Après une nuit de combat acharné, Minnesota finit par l’emporter. Désormais fauché, Eddie n’a plus qu’une idée en tête, prendre sa revanche.

Robert Rossen signe sans doute son film le plus populaire avec L’Arnaqueur, grand film sur l’addiction au jeu qui relève en partie de l’expérience personnelle pour le réalisateur. Rossen écuma en effet durant sa jeunesse les salles de billard pour des parties tarifées, et retrouvera dans le roman éponyme de Walter Tevis ses sentiments d’alors. Un des éléments qui pourra surprendre le spectateur est que le billard en lui-même n’occupe pas une si grande place dans le récit. Le plus grand morceau de bravoure sur ce point se situe dès le début avec la partie acharnée opposant la gloire montante « Fast » Eddie Felson (Paul Newman) et le réputé invincible Minnesota Fatas (Jackie Gleason). Le duel au sommet est bien sûr une affaire de talent, ce dont l’arrogant Eddie ne manque pas, mais surtout de ténacité et de psychologie, atout qui fera vaincre Minnesota Fats. Coups virtuoses capturés sous des angle inventifs (et exécutés par le joeur professionnel Willie Mosconi, conseiller sur le film), réplique cinglantes et retranscription palpable du temps qui passe et use les joueurs au fil du jeu, cette séquence est un très grand moment.

Dès lors ce sera une longue errance pour Eddie, aspirant à une revanche tout en se demandant comment il a pu perdre une partie qu’il dominait de la tête et des épaules. Robert Rossen n’interroge pas le talent du joueur de billard qu’est Eddie puisque l’introduction l’a démontré, mais plutôt ses failles d’être humain, vraies causes de sa défaite. D’un côté le mentor faustien Bert Gordon (George C. Scott) lui fait miroiter la gloire en se délestant des chaînes mentales et des doutes faisant de lui un « loser ». De l’autre l’amour ardent et passionné de Sarah (Piper Laurie) lui fait entrevoir un autre chemin que la gloire et l’argent. Eddie est apaisé mais inaccompli dans la romance, tandis que le monde du billard et des paris fait ressurgir ses démons torturés et mégalomanes.

Paul Newman parvient à doser ses réflexes « actors studio » pour livrer une composition fascinante. Fiévreux et incontrôlable une fois lancé dans une partie, cet un être vide et sans but dans le quotidienne. Le vécu et l’expérience d’une vie normale doit en faire un être davantage maître de ses émotions sur le billard, mais c’est une leçon qu’il paiera au prix fort. La tension de la dernière partie de billard naît de cet équilibre, la quête de victoire reposant sur une douleur intime et un sentiment très différent que la seule gloire personnelle. Dès lors le montage appuie non seulement sur la dextérité des coups, mais aussi sur leur rapidité d’exécution, dans une urgence traduisant la détermination d’Eddie. 

La victoire est une catharsis des sacrifices qu’elle lui a valus, et Minnesota Fats représente une troisième voie par le focus qu’il fait sur le jeu et rien que le jeu – verbalisant les paris sans jamais toucher les billets, humble dans la victoire et sobre dans la défaite. Une grande réussite qui sera un succès commercial, remportera 2 Oscars sur 9 nominations, et à laquelle on attribue un regain du billard chez les Américains alors que le jeu tombait en désuétude. Une suite réalisée par Martin Scorses, La Couleur de l’argent (1986), verra Paul Newman reprendre son rôle au côté d’un jeune Tom Cruise.

Sorti en bluray et dvd français chez Fox 

lundi 31 mars 2025

Matewan - John Sayles (1987)


 1920 : Petite ville de Virginie-Occidentale, Matewan est totalement contrôlée par la société minière qui possède à la fois les terres, les logements et les commerces, et dispose de sa main d'œuvre par la force. Les mineurs décident de faire grève contre leurs conditions de vie inhumaines, mais on leur oppose vite une milice armée qui va faire régner la terreur.

Matewan est une œuvre qui s’inscrit dans le portrait parallèle des Etats-Unis que cherche à construire John Sayles au sein de sa filmographie. Naviguant entre les genres et les époques, Sayles s’affranchit des codes hollywoodiens pour dépeindre l’Amérique des minorités sociales, ethniques ou sexuelles dans la chronique générationnelle Return of the Secaucus 7 (1980), le drame Lianna (1983), la fable The Brother from Another Planet (1984). C’est dans cette œuvre sous-terraine (malgré quelque mise en lumière plus marquées comme Lone Star (1996) ou Limbo (1999)) que s’exprime pleinement l’engagement de cet artiste aux multiples talents dont la singularité pouvait s’observer dans ses travaux de scénariste plus connus du public (Piranha (1978) et Hurlements de Joe Dante (1981), le magnifique Du rouge pour un truand de Lewis Teague (1979)). 

Matewan est une œuvre transposant un jour funeste pour le syndicalisme au Etats-Unis, la bataille de Matewan. Le 19 mai 1920, une fusillade éclate entre les mineurs locaux gréviste et la milice de l'agence Baldwin-Felts Detective, engagée par les propriétaires de la mine Stone Mountain. C’est en 1969 et alors étudiant en road-trip dans la région de Virginie-Occidentale que John Sayles apprend l’histoire sanglante des lieux. Profondément marqué par ce récit, il en tire tout d’abord Union Dues, un roman publié en 1977, avant de pouvoir dix ans plus tard en proposer un film. 

Matewan s’attarde sur les évènements et le contexte qui conduiront à la fusillade dans une œuvre qui pose les bases de plusieurs archétypes du cinéma américain pour d’autant mieux s’en détacher. Sur ce point, Sayles lorgne grandeMENT sur La Porte du Paradis de Michael Cimino dont il offre un pendant en mode mineur, moins spectaculaire. L’argument est cependant le même, soit la manière dont les puissants vont par la tyrannie vouloir exterminer la volonté des plus faible cherchant à renverser les inégalités par l’union de leurs forces.

Parmi les archétypes, il y a notamment l’arrivée de l’homme providentiel qu’est le syndicaliste Joe Kennehan (Chris Cooper). L’archétype repose sur l’argument de western voyant « l’étranger » solitaire et charismatique régler à lui seul les conflits du territoire qu’il investit. La constante voix de la sagesse et l’appel à une opposition non violente estompe cet aspect pour éventuellement risquer de faire de Kennehan une sorte de saint à la parole sacrée. John Sayles va volontairement dans cette voie lors des premières interactions de Kennehan avec les mineurs locaux, notamment durant la scène où il fustige leur racisme face à Few Clothes (James Earl Jones), mineur noir venu engager le dialogue. Peu à peu, Kennehan se fond dans le collectif pour ne plus être qu’une conscience modeste et le socle par lequel les mineurs trouveront par eux-mêmes les vertus du collectif.

Sayles marque d’abord cette union par une résistance commune à la menace violente pesant sur le groupe, tant les mineurs locaux grévistes que les « étrangers » italiens et noirs comprenant vite le piège dans lequel les assujettissent les patrons – l’arrivée des mineurs noirs écoutant les interminables soustractions de leur salaire dues aux « avantages » de la compagnie. L’alliance de raison devient progressivement une coexistence possible capturée de manière subtile par le réalisateur. La mandoline du migrant italien, la guitare folk du natif blanc et l’harmonica blues des noirs s’unissent ainsi dans une somptueuse séquence musicale muette. Le voisinage orageux entre une Italienne et une Américaine s’estompe également quand la préoccupation universelle, celle de nourrir ses enfants, va peu à peu les rassembler.

John Sayles dépeint une véritable utopie partagée enTRE idéalisme bienveillant et gravité sous-jacente, en connaissance de l’issue funeste du conflit en cours. Les bases posées ne le sont pas en perspective d’un suspense au sein du récit, mais pour des victoires sociales allant bien au-delà du film. Le personnage de l’adolescent prêcheur Danny (un tout jeune Will Oldham que les amateurs de musique folk connaissent sous son alias de Bonnie Prince Billy) est ainsi une figure de témoin à travers sa voix-off adulte, de symbole de l’éternel recommencement oppressif dans la scène finale, mais avant tout de passeur des idéaux nobles véhiculés par cette expérience de lutte collective. 

Malgré des moyens plus conséquents qu’à l’accoutumée pour Sayles, le budget reste modeste dans une œuvre de cette ambition. Sayles signe donc un film sobre et introspectif, dont l’émotion passera le talent son talent de narrateur et un écrin formel alternant tableau d’ensemble et moments volés plus intime. La photo de Haskell Wexler nous baigne dans une ambiance à la fois rêveuse et terreuse dans la blancheur diaphane de ses journées, les tonalités ocres ou bleutées de ses nuits. Il y a une recherche d’équilibre entre l’authenticité d’une capture photographique et la poésie d’un idéalisme plus pictural. Ce travail sur les textures est d’ailleurs aussi important que le montage et l’interprétation dans un des sommets du film, celle du montage alterné entre le prêche à double sens de Danny et l’assassinat programmé de Kennehan.

Sayles trouve un équilibre miraculeux où les mots, l’approche sensorielle (la lueur des flammes sur le visage ému de James Earl Jones) et la narration brillante font passer cette notion de collectif dans un ensemble brillant. C’est un moment à comparer avec l’anti-climax volontaire de la fusillade finale, la sécheresse filmique dénonçant la vacuité de cette confrontation armée jamais libératrice dans l’instant et aux conséquences tragiques pour l’avenir. D’une richesse, subtilité et profondeur captivantes, Matewan est un véritable trésor caché du cinéma américain. 

Sorti en bluray français chez Intersections 

 

mercredi 26 mars 2025

Kill Bill : Volume 1 - Quentin Tarantino (2003)


 Au cours d'une cérémonie de mariage en plein désert, un commando fait irruption dans la chapelle et tire sur les convives. Laissée pour morte, la Mariée enceinte retrouve ses esprits après un coma de quatre ans. Celle qui a auparavant exercé les fonctions de tueuse à gages au sein du Détachement International des Vipères Assassines n'a alors plus qu'une seule idée en tête : venger la mort de ses proches en éliminant tous les membres de l'organisation criminelle, dont leur chef Bill qu'elle se réserve pour la fin.

Jackie Brown (1997) avait laissé l’impression d’un Quentin Tarantino rangé des ruades et provocations d’antan, avec ce portrait féminin mature et apaisé sous influence Blaxploitation. Kill Bill : Volume 1 va faire voler en éclat toutes ces certitudes et achever de faire de Tarantino un cinéaste imprévisible. Les prémices du projet datent de l’époque Pulp Fiction lorsque le réalisateur durant des discussions avec Uma Thurman envisagea l’idée d’une tueuse à gage en quête de vengeance après avoir été laissée pour morte en robe de mariée. Après une première tentative avortée de se lance dans le futur Inglorious Basterds (2009), Tarantino revient à cette idée qui deviendra Kill Bill, avec là aussi quelques contretemps qui serviront finalement le projet – grossesse d’Uma Thurman qui décale le projet de deux ans, la décision de séparer le film en deux parties.

Les détracteurs de Quentin Tarantino ont toujours vu en lui un petit malin recrachant scrupuleusement ses influences cinéphages dans un enrobage rigolard et ultraviolent. Certains gardiens du temple du cinéma de genre voyaient aussi d’un mauvais œil ses mise en lumière pour le grand public d’un pré carré jusqu’ici à la marge. Si les accusations des deux camps étaient assez injustes et pétries de raccourcis sur le fond des films de Tarantino, le cinéaste leur donne pleinement raison sur ce Kill Bill Volume 1. Est-ce un mal ? Bien au contraire ! Durant le report causé par la grossesse d’Uma Thurman, Tarantino passe une année entière à ingurgiter un film de kung-fu, un chambarra ou un animé japonais par jour, Kill Bill Volume 1 étant la substantifique moëlle de ce que tout ces genres, et le cinéma d’exploitation au sens large, peut offrir de plus excitant.

Le film est un véritable voyage cinéphage dans l’imaginaire pop de Tarantino, un véritable mash-up de ses influences les plus significatives. Chez d’autres cela pourrait donner une coquille vide mais, comme souvent chez lui, la nuance se joue dans les différents traitements de la violence. L’exécution frontale de la mariée en scène d’ouverture, la violence sèche ainsi que la conclusion amère du combat avec Vernita Green (Vivica A. Fox) et surtout le réveil désespéré où l’héroïne constate l’ampleur de ce qu’elle a perdu, tout cela introduit un dimension cathartique douloureuse. Surmonter une telle douleur doit passer par le verni pop et la vengeance idéalisée dans l’écrin le plus décomplexé qui soit, donc le cinéma d’exploitation.

Il serait aisé de faire le décompte des multiples références du film, mais l’intérêt est ailleurs. La citation n’a d’intérêt que dans l’intensité et l’émotion que parvient à en tirer le réalisateur, jusqu’à faire oublier la source connue ou non. Un des sommets du film est la séquence d’animation (produite par le studio IG auquel on doit entre autres Ghost in The Shell de Mamoru Oshii) sur le passé traumatique de O-Ren Ishii. La scène utilise la musique du western italien Le Grand Duel (1972) tout en décalquant son déroulé sur un autre western transalpin, La Mort était au rendez-vous (1967) lorsque O-Ren assiste au massacre de sa famille et observe depuis l’extérieur sa demeure en flammes. 

L’animation permet certes de mieux faire passer l’ultraviolence de séquence sur l’aspect graphique, mais en décuple la dramaturgie par des codes filmiques et une texture transcendant des idées qui auraient eu moins d’impact en live – les gouttes du sang de la mère d’O-Ren transpercée traversant le matelas pour tomber sur son visage. Le but n’est pas de flatter l’érudition du spectateur qui aura repéré les emprunts, mais de parler à tous à travers la puissance d’une scène qui caractérise idéalement une des antagonistes les plus redoutable de la mariée – et travaille cette boucle de la vengeance destructrice, contre les hommes et entre les femmes.

Après trois premiers longs-métrages où il a inventé sa propre niche bavarde mais traversée d’éclats filmiques, Tarantino décide de se défier en signant un authentique film d’action. Il sollicite le chorégraphe hongkongais Yuen Woo-ping (très demandé alors à Hollywood entre la saga Matrix et autres Charlie’s Angels) pour de nouveau signer un résultat qui n’appartient qu’à lui. Le mash-up est formel, sonore et dans les costumes (les tenues des sbires d’O-Ren reprises de celle de la série Le Frelon vert avec Bruce Lee, ce dernier cité avec le costume du Jeu de la mort porté par Uma Thurman) pour un résultat virtuose dans sa stylisation et brutalité décomplexée. 

Il y a par moment une pure logique jouissive à icôniser la Mariée (les contre-plongées à la Seijun Suzuki) et à choquer durant les écarts sanglants du passage en noir et blanc, mais une fois de plus Tarantino apporte un petit quelque chose de plus dans la référence. Il y a un véritable travail de strates dans la progression de la Mariée pour parvenir à défier O-Ren. Le décor enneigé féodal où a lieu l’affrontement final n’a aucun sens d’un point de vue topographique, mais est totalement logique dans ce qu’il véhicule. Après la furie du combat à une contre 100, les gestes se font bien plus mesurés entre les deux maitresses tueuses, Tarantino étire le temps et alterne entre bottes secrètes furtives et ampleur théâtrale du décor. La vengeance se teinte d’une certaine mélancolie portée par la mélopée chantée par Meiko Kaji, dont les films sont un véritable modèle pour Tarantino. Le découpage chapitré rappelle le diptyque Lady Snowblood de Toshiya Fujita (1973,1974) tandis que les outrages parfois putassiers subis par la Mariée lorgne sur la saga de La Femme scorpion. Le sentiment de désenchantement est appuyé par la référence si on la connaît, mais avant tout propagé par l’atmosphère solennelle soudain installée par Tarantino.

Les bases sont posées pour un Kill Bill Volume 2 (2004) en forme de retour plus aride aux conséquences de la vengeance – le discours final de Hattori Hanzo (Sonny Chiba) nous y prépare. Tarantino a découpé en deux films le principe qui régira ses œuvres à suivre, soit un endroit jouissif trouvant son contrecoup par la réalité d’un envers plus amer dénonçant les injustices sociétales (le féminisme de Boulevard de la mort (2007), historiques (IngloriousBasterds, Django Unchained (2012)) et en définitive, forcément, cinématographiques (Once upon a time… in Hollywood (2019).