Los Angeles, quelques
jours avant l'an 2000, Lenny Nero un flic déchu reconverti en dealer de clips
prohibés, utilisant la technologie SQUID, capable d'enregistrer les flux du
cortex cérébral et de les restituer à l'identique, reçoit un blackjack anonyme
: l'assassinat en direct d'une de ses amies...
Kathryn Bigelow avait signé son film le plus populaire avec
le cultissime Point Break (1991), œuvre où s’épanouissait enfin pleinement dans
le fond et la forme sa quête d’un cinéma purement sensitif capturant
frontalement l’adrénaline. Point Break
constituait une prise de distance de la réalisatrice avec un passé arty et
politisé qui se ressentait dans ses premiers films, que ce soit la forme
maniérée de Loveless (1982), le
western revisité de Au Frontières de l’aube
(1987) et le féminisme de Blue Steel
(1990). Strange Days constituera donc
l’alliance de tous ces penchants avec son mélange de science-fiction, de
thriller et de préoccupations socio-politiques. Au départ il y a un traitement
de James Cameron écrit en 1986 que le réalisateur propose à la Fox dans le
cadre d’un deal où le studio s’engageait à produire trois projets qu’il leur
proposerait (True Lies (1994) et Titanic compléteront le contrat).
Entretemps il soumet le sujet à Kathryn Bigelow alors son épouse et au fil des
réécritures le propos se fait plus ample. Cameron était surtout intéressé par
les possibilités de la réalité virtuelle (dans un concept proche du Brainstorm (1983) de Douglas Trumbull
ainsi que l’histoire d’amour tandis que Kathryn Bigelow va y ajouter toute la
facette politique. Elle s’inspire notamment de faits divers contemporains tels
que l’affaire Rodney King et les émeutes qui s’ensuivirent mais aussi de l’affaire
Bobitt quant à la violence faite aux femmes.
L’intrigue se déroule la veille du passage l’an 2000 dans une société où s’agite un
tumulte intime et collectif. On y échange sous le manteau les enregistrements
de la technologie SQUID, capturant et permettant de revivre les expériences les
plus extrêmes et étranges à travers le regard d’un autre. L’ancien flic Lenny (Ralph
Fiennes) vivote en revendant ses enregistrements, paumé et extérieur au monde
qui l’entoure. L’errance du personnage se dessine d’abord de manière
superficielle dans ses tenues clinquantes et sa gouaille de bonimenteur pour
vendre ses vidéos les plus croustillantes. On comprendra alors que cette dérive
découle de la rupture amoureuse avec Faith (Juliette Lewis) dont il ne s’est
jamais vraiment remis. C’est la façon pour la réalisatrice de montrer cette
dualité constante de la quête de sensation de ses protagonistes en faisant
partager les deux usages qu’à Lenny du Squid. Ce sera d’abord la pure
excitation avec une saisissante entrée en matière où l’on partage l’expérience
d’un violent braquage qui tourne mal. Le parti pris de la séquence de poursuite
à pied de Point Break est poussé ici
à l’extrême avec une subjectivité stupéfiante tant par l’aspect sensitif
palpable que par la fluidité des mouvements à une époque où nombre d’outil
actuel facilitant cette approche (mini caméra et autres Gopro) n’existaient
pas. L’autre aspect sera plus sentimental avec un Lenny revivant encore et
encore les jours heureux de sa romance avec Faith.
Cette incertitude entre l’intime et le collectif se joue
également par le détachement de Lenny envers son environnement et ses
interlocuteurs. Kathryn Bigelow montre un cadre de guérilla urbaine permanent
et incandescent que notre héros traverse sans réellement s’en préoccuper, tout
à ses petites affaires et son obsession de Faith. Il en va de même pour son
amie Macey (Angela Bassett) dont il abuse également de la bienveillance. Une
intrigue de polar à tiroir par le prisme de cette technologie par donc ramener notre
héros au réel, les autres « expériences » virtuelles se délectant d’un
sadisme bien humain décuplé par l’outil et en capturant un instantané
insoutenable d’un quotidien de violence policière raciste. Kathryn Bigelow ôte
toute l’adrénaline ou la mélancolie inhérente aux précédentes visions pour nous
plonger dans un voyeurisme dérangeant d’une scène de viol du point de vue de l’agresseur
puis dans le témoignage involontaire d’un meurtre de sang-froid. Le montage
alterné donne autant à voir l’excitation et le processus de l’agresseur que le
dégout du « spectateur », puis la stupéfaction et la frayeur du
témoin de la violence policière. Le refuge virtuel est perverti et ramène Lenny
à l’injustice du monde qui l’entoure et sa propre détresse personnelle.
Ralph Fiennes est formidable en irrésolu dépressif aussi
roublard que vulnérable et le triangle amoureux entre celle qu’il poursuit en
vain (Faith) et celle qui l’aime en dépit de tout (Macey) est particulièrement
touchant. Tout le récit hésite ainsi entre énergie et spleen, entre course
contre la montre chargée d’action et introspection. Lenny semble toujours subir
les évènements et suivre l’enquête plus qu’il ne la mène, tandis que les deux héroïnes
amène cette dimension électrisante par leur présence rock’n’roll (fulgurantes scène
de concert où se devinent la future carrière musicale de Juliette Lewis qui
chante réellement) ou s’avère des forces de la nature avec une Angela Basset
hargneuse.
Les figures féminines sont les mauvais génies ou les anges gardien d’hommes
perturbés dont le cheminement sera (pour Lenny,
le manger véreux joué par Michael Wincott et le détective incarné par
Tom Sizemore) de rester accro et se perdre dans un univers d’illusion ou se
raccrocher à une réalité qu’il faut bousculer. Les archétypes du film noir sont
habilement revisités (le héros paumé, la femme fatale, l’enquête labyrinthique)
et magnifiés par la veine intimiste et engagée du film. Les scènes entre Ralph Fiennes et Angela Bassett sont
poignantes dans leur douleur et complicité muette, jusqu’à ce bouleversant
dialogue où ils partagent de manière croisée leur souffrance d’un amour
inconditionnel et non réciproque.
C’est particulièrement vrai pour Angela
Bassett superbe de dévotion et de résignation contenue dans chacun de ses
regards vers Lenny. Le contexte explosif rend toujours plus intense ces
différentes émotions contrariées et Kathryn Bigelow excelle à rendre l’atmosphère
de poudrière de ce Los Angeles post affaire Rodney King – et paradoxalement
mieux dans la pure fiction de Strange
Days que dans le récent Detroit
ou les faits réels semblent presque la corseter malgré des séquences réussies.
Le chaos urbain adjacent semble toujours plus se rapprocher dans le déroulement
de l’intrigue (et un coup de théâtre ramenant la question politique au centre
des enjeux) mais aussi la mise en scène de Bigelow. Simple arrière-plan des vitres
de voiture de Lenny conducteur indifférent ou passager distrait, la tension
raciale et la loi martiale policière offrent des visions d’apocalypse de plus
en plus tangibles.
Les flammes de l’enfer se déchaînent (éteintes par un James Cameron
qui réussit à caser une scène de noyade) et la révolte gronde, personnifiés par
les figures démoniaques des flics véreux (Vincent d’Onofrio expressif à
souhait) et par une foule poussée à bout par l’écart de trop dans un puissant
final. L’adrénaline ramenée au réel n’est plus source de dérive vaine mais de
réparation de l’injustice filmée avec une rage puissante par Kathryn Bigelow. C’est
cependant cet ardent baiser final simultané à l’entrée dans le nouveau
millénaire qu’on retiendra, pour un renouveau intime et collectif. Malgré de
bonne critique, le film sera un cuisant échec au box-office et source d’un
injuste traversée du désert pour la réalisatrice jusqu’à Démineurs (2009).
Sorti en dvd zone 2 français chez Fox
Malgré un préjugé négatif (beuh un film de surfeurs !),le scénario de POINT BREAK m'a bien plu, du coup j'ai enchainé avec NEAR DARK et THE LOVELESS que j'ai aimés encore plus...
RépondreSupprimerJe vais donc continuer avec cette réalisatrice, après avoir lu ta chronique, clic clac j'ai trouvé le dvd STRANGE DAYS à un prix ridicule, merci Justin.
Par contre, ses films sur Ben Laden et la guerre d'Irak ne me motivent pas du tout.
Salut Catherine, alors Démineurs c'est vraiment indispensable aussi ! On retrouve ses thématiques et personnages en quête maladive d'adrénaline dans le contexte de l'Irak et dans un métier rarement exploité au cinéma. C'est puissant, ambigu et sans le côté sentencieux des films des années 2000 sur la guerre d'Irak qu'on a tous oublié, vraiment à voir si tu as tout accroché jsque-là. "Zéro Dark Thirty" j'aime beaucoup aussi mais c'est sans doute plus discutable sur le fond. Voilà ce que je disais de Démineurs pour te faire une idée
Supprimerhttp://chroniqueducinephilestakhanoviste.blogspot.fr/2012/02/demineurs-hurt-locker-kathryn-bigelow.html
Ce qu'il y a c'est que l'adrénaline des films de guerre, américains en particulier, même tournés par un/une cinéaste supposé(e) avoir un "esprit contestataire", mais qui reste dans une ligne pro-américaine,ce n'est vraiment pas ma tasse de thé, à quelques exceptions près comme le VOYAGE de Cimino par exemple...
SupprimerIl n'y a pas de ligne pro ou anti c'est tout l'intérêt de Démineurs, on pose le contexte et au spectateur d'interpréter, notamment la fin ouverte. Vois le vraiment pour te faire une idée ;-)
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