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mercredi 18 septembre 2019

Lilly et Lana Watchowski, la grande émancipation - Erwan Desbois


A l’heure où est annoncé un inespéré Matrix 4, l’ouvrage d’Erwan Desbois arrive à point nommé pour creuser un vrai sillon analytique sur l’œuvre des Watchowski. La fratrie a en quelques films signée un œuvre iconoclaste et riche de sens avant que l’insuccès les bannisse progressivement des productions à gros budget nécessaires à leurs visions. Erwan Desbois place à juste titre le changement de sexe des Watchowski (Larry devenu Lana en 2010, Andy devenu Lilly en 2016) comme élément fondamental pour l’interprétation de l’ensemble de leur filmographie. Bound (1996) et son pur postulat de film noir détourné par sa romance lesbienne pouvait ainsi à sa sortie être vu comme un tableau de fantasme masculin alors qu’à l’aune des œuvres à venir il s’agit du premier manifeste d’émancipation des artistes.

Toute l’œuvre des Watchowski repose sur une rupture des frontières, des carcans de normes, de classes sociales ou de genres qui nous entravent, au service d’un monde libre, collectif et fusionnel. Erwan Desbois expose ainsi comment la domination des normes s’illustre puis implose dans chacun des films des Watchowski. Les héroïnes de Bound surmonte le machisme du monde de la mafia en leur dérobant une somme d’argent, dans Matrix (1999) l’univers virtuel assujetti les humains dans une illusion normalisée  qui entrave leurs espérances tandis que la corruption du milieu de la course automobile empêche le héros pilote de Speed Racer (2008) d’accomplir son destin. Le premier Matrix croise son monde numérique aux archétypes du récit héroïque (l’auteur évoque plusieurs éléments spécifiques à la philosophie du Héros aux mille visages de Joseph Campbell contenu dans l’intrigue) avec une rébellion se faisant essentiellement par une logique d’entertainment geek conforme aux goûts des Watchowski (manga, comics, japanimation, jeu vidéo) avec combats spectaculaires et pyrotechnie.

Erwan Desbois souligne cependant la bascule naïve de la conclusion où Neo (Keanu Reeves) laissé pour mort est ressuscité par la déclaration d’amour de Trinity (Carrie-Anne Moss) pour se relever plus fort et terrasser l’agent Smith. La force de l’amour crée une porosité entre le monde réel et celui virtuel de la Matrice pour transcender la volonté du héros. Matrix repose à la fois sur deux oppositions normées, celle totalitaire, froide et uniforme représentée par la Matrice et celle quasi religieuse reposant sur une prophétie suivie par les humains. Les Watchowski cassent ce schéma manichéen dans les deux volets suivant (Matrix Reloaded et Matrix Révolutions (2003)) où Neo doit s’affranchir de cette logique pour aller vers une coexistence hommes/machines, en devenant moteur de réconciliation contre celui du chaos représenté par l’anomalie incontrôlable qu’est l’agent Smith. Comme le souligne l’auteur les idées formelles et narratives fabuleuses (la scène de danse célébrant la communion charnelle des humains, la rencontre avec l’Architecte qui fait comprendre la nécessité de sortir du schéma bien/mal classique et répétitif) alternent avec d’autres moins inspirés, la logique spectaculaire s’opposant à celle purement émotionnelle voulue par les Watchowski dans les deux suites.

Ces recherches aboutissent dans Speed Racer. La tyrannie s’y incarne également dans des symboles capitalistes viciés (à l’instar des agents de la matrice au look de cols blancs menaçants) et l’auteur souligne cette idée de transcendance où il s’agit de transformer et comprendre le monde qui nous entoure (la scène d’ouverture où Speed enfant se rêve pilote de course, le final psychédélique où remet en route son bolide en le considérant comme un être vivant) et s’accomplir en s’y fondant. La dextérité de Speed au volant repose sur cette compréhension, faisant de ses prouesses une œuvre d’art face à la conduite robotique (car téléguidée par l’entreprise corrompue organisant les courses) des autres pilotes. Les Watchowski parviennent désormais à articuler cette logique dans toute la dimension ludique et émotionnelle du récit où les éléments geeks servent le parcours  intime des personnages (les éléments de jeu vidéo avec l’arsenal des véhicules échappé de Mario Kart, et surtout la magnifique idée du ghost de son frère que pourchasse Speed inspiré entre autres de Wipeout).

Erwan Desbois montre que le changement de sexe effectif (pour Lana) voit désormais cette émancipation et cette connexion des opprimés échapper à la logique d’une narration et d’enjeux classiques dans Cloud Atlas (2015). La musicalité du montage, le récit entrecroisé sur plusieurs époques où les acteurs endossent plusieurs rôles (où il changent d’âge, de sexe et d’ethnie selon le cadre) fait donc passer une idée de convergence des luttes face à une tyrannie là aussi vue comme ancestrale au fil du temps. Toute leur série Sen8 (diffusée sur Netflix) tend vers ce pouvoir du tout, de la fusion des différences à travers les facultés extraordinaires de ses héros. Jupiter Ascending (2015) est une sorte de remake façon space opera de Matrix mais à l’émotion toute différente du fait d’être signé par des femmes et intègre de façon plus fluide tous le cheminement et la vision du monde Watchowski en y intégrant expression du libre-arbitre dans un monde ouvert. Erwan Desbois creuse nombre de pistes captivantes qui donnent prestement envie de se replonger au plus vite dans l’œuvre des Watchowski.

Publié chez Playlist Society

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