Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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jeudi 30 octobre 2025

Désiré - Sacha Guitry (1937)

 Odette Cléry engage un valet de chambre impeccable et très stylé, Désiré. La nuit, Désiré et Madame Cléry rêvent l'un de l'autre : situation embarrassante et inavouable. Seulement voilà, ils rêvent tout haut !

Au premier abord, Désiré est une œuvre apparaissant comme plus mineure que le carré d’as de 1936 qui permit à Sacha Guitry de définitivement faire sien le médium cinématographique (Le Nouveau Testament, Le Roman d’un tricheur, Mon père avait raison et Faisons unrêve). Ces premières réussites oscillaient justement en une exploitation pleine et virtuose des possibilités du cinéma (Le Roman d’un tricheur), ou au contraire d’en faire un prolongement plus assumé de ses travaux théâtraux (Mon père avait raison). Désiré s’avère un habile entre-deux, cette hésitation participant justement au thème du film. Guitry adapte là sa pièce éponyme jouée en 1927. Il exploite son goût pour le vaudeville en jouant non pas sur l’existence de situations scandaleuses, de non-dits et de quiproquos, mais seulement sur leur possibilité.

Cela part d’un questionnement habile entre une certaine idée de la lutte des classes, ou alors d’un parallèle autour de la nature humaine transcendant cette dimension. La scène d’ouverture offre ainsi en montage parallèle les discussions du couple des maître de maison Odette (Jacqueline Delubac) et Montignac (Jacques Baumer) avec celle des domestiques, la femme de chambre Madeleine (Arletty) et la cuisinière Adèle (Pauline Carton seule rescapée de la version théâtrale). Le dédain hors-sol des premiers alterne ainsi avec les railleries narquoises des secondes, séparant les deux mondes de façon irréconciliable.

L’arrivée de Désiré (Sacha Guitry), nouveau valet de chambre, va venir jeter un flou dans cette dichotomie. Comme nous le comprendrons plus tard, contrairement à ses collègues, il se délecte plus qu’il ne subit sa condition servile, et son passé trouble révèlera qu’il a eu un rapprochement coupable avec sa précédente patronne. Les interactions entre maîtres et serviteurs peuvent être ainsi associé dans la réalité du quotidien à un « théâtre » de la vie ou tout autre type de relation est impensable. Montignac admet durant une discussion trouver Madeleine jolie mais estime absurde l’idée même d’aller plus loin, quand cette dernière, tout en pestant sur Odette est envieuse d’une ancienne collègue étant parvenu à épouser son patron.

Désiré a franchit le tabou hors-champs et l’admet sincèrement afin d’attirer la sympathie d’Odette et qu’elle le conserve à son service, tout en la rassurant qu’elle ne risque rien car elle n’est pas à son goût. Cependant, l’idée même de cette « transgression » s’est insérée dans leur esprit, et va se manifester par l’inconscient lorsque chacun, de son côté va faire un rêve érotique sur l’autre et se trahir en manifestant son émoi à voix haute. Si la vie ordinaire est un théâtre des apparences et des conventions, le monde des rêves est l’espace cinématographique de tous les possibles, exprimant par l’intrigue même le potentiel nouveau que trouve Guitry dans ce nouvel outil. Cela s’exprime bien sûr dans la fabuleuse scène de coucher où les rêves de chacun se matérialisent à l’écran, sorte de bulle de bd et émanation de l’inconscient mettant en mouvement ce que le corps alors endormi ne peut oser à la lumière du jour.

Au réveil, le déni est de mise et les non-dits refont leur apparition, mais le trouble est bien réel. Alors que le rapport dominants/dominés s’avèrent plus cruel encore dans les hautes sphères de la société (« l’ami » de Montignac faisant explicitement des avances à Odette une fois le poste de ministre perdu), les gestes, regards et attentions reflétant le cinéma des songes s’immisce dans le théâtre de la vie pour Odette et Désiré. Le vaudeville est quasi abstrait et subliminal, avec Montignac jalousant l’amant des rêves de sa maîtresse mais ne voyant pas la vraie trahison se jouant sous ses yeux. L’hypocrisie des liens sentimentaux bourgeois (devenir une épouse étant presque une déchéance puisque l’on sera remplacé en tant que maîtresse) aboutit néanmoins sur des unions officielles, tandis que le rapprochement de classe en restera à l’inconscient et au refoulé. La confession finale entre Désiré et Odette n’aboutira donc pas à une relation, d’une vie ou d’une nuit, mais est davantage un solde de tout compte à l’issu duquel chacun à sa place, en haut ou en bas du spectre.

Ressortie en salle le 5 novembre 

mardi 28 octobre 2025

Les lundis de Yuka - Getsuyôbi no Yuka, Ko Nakahira (1964)

Ville de Yokohama au Japon. Yuka est une jeune fille volage, de confession chrétienne et un brin naïve, qui rêve de voyages et ne désire rien d'autre que rendre heureux ses nombreux amants. Mais elle ne leur permet pas de l'embrasser. Parmi ses amants, il y a un homme d'affaires marié, la quarantaine, qui l'entretient et qu'elle appelle « Papa », Osamu, un jeune homme fougueux et amoureux d'elle ou encore Frank, qui travaille dans une agence de voyages.

Les Lundis de Yuka s’ouvre sur une vue du port de Yokohama en plan fixe, sur fond de voix-off masculines étrangères vantant les plaisirs qu’offrent la ville, en particulier ses jeunes femmes avenantes et libérées. Ces dires sont confirmés ensuite lors d’une scène de club où la caméra suite une belle jeune fille, dont les mérites sont de nouveaux célébrés en voix-off par les convives, cette Yuka (Mariko Kaga) dont la seule préoccupation est de satisfaire les hommes. On peut voir Les Lundis de Yuka comme une sorte de pendant féminin de Cochons et cuirassés de Shohei Imamura (1961). Comme dans ce dernier, le cadre portuaire et cosmopolite sert un avilissement, appât du gain et corruption morale des locaux et notamment de la jeunesse. Cependant au chien fou d’Imamura on troque un troque une jeune femme non pas corrompue, mais à la boussole morale absente.

Mariko Kaga représente une autre forme de tourment juvénile après son personnage de joueuse torturée de Fleur Pâle (1964) avec cette Yuka entièrement dévolue aux désirs masculins. Entretenue par un homme d’affaires mature et marié, elle lui consacre ses lundis tandis que les autres jours sont dédiés à ses autres amants. C’est le seul modèle relationnel connue de Yuka et encouragé par sa mère, elle-même ancienne prostituée. Ainsi on observe Yuka passer d’un homme à un autre, voire les poursuivre de ses assiduités par le seul prisme du sexe, s’autorisant uniquement la coquetterie de ne pas les embrasser. Ko Nakahira poursuit son observation de la jeunesse japonaise, mais l’imprègne thématiquement et esthétiquement d’une noirceur plus désabusée. Son célèbre Passions juvéniles (1956) était porté par une fièvre érotique et réellement libératrice pour la jeunesse des « saisons du soleil » de la fin des années 50. 

L’environnement urbain même si provincial de Les Lundis de Yuka (et aussi Fleur Pâle justement) et le contexte plus affirmé du boom économique japonais instaurent une froideur, une anesthésie des rapports humains. On ne sait pas vraiment si Yuka ressent un vrai désir ni même un plaisir physique quand elle s’offre aux hommes, mais sa candeur, son conditionnement mental et social la font néanmoins sincèrement et naïvement les satisfaire. Mais pour ces derniers et en particulier « Papa » (Takeshi Katō), son bienfaiteur, elle n’est qu’un objet de consommation voire de négociations quand il l’offre en pâture à ses clients étrangers.

Yuka le comprend par intermittences et en constatant d’autres bonheurs possibles (la scène où elle observe « Papa » radieux comme il ne l’a jamais été en sa compagnie durant sa vie familiale), mais se montrera incapable d’instaurer une relation normale avec les hommes ne réclamant pas ce type de dévotion, soit par ses infidélités, soit par la distance maintenue de ses refus de baisers. Il y a un autre élément exploité de façon fascinante par Ko Nakahira, c’est la manière dont Yuka absorbe l’élément occidental de la religion chrétienne. Soumise au pire de l’avilissement capitaliste par la prostitution, elle est aussi troublée par la culpabilité morale chrétienne de façon inconsciente et exprimée dans ses rêves (ainsi qu’un flashback révélateur) par des visions hallucinées, oniriques et blasphématoires magnifiquement orchestré par Nakahira. 

Celui-ci tisse un écrin sous haute influence de la Nouvelle vague française, par un thème et une construction narrative lorgnant sur Vivre sa vie de Jean-Luc Godard (1962). Il capture l’insouciance initiale de Yuka par des moments figés en plans-fixes, une dimension vaporeuse qui s’estompe au fil de la prise de conscience désabusée de Yuka - le film précède aussi le désespoir d'une oeuvre comme Je la connaissais bien d'Antonio Pietrangeli (1965), faisant de cette féminité trahie un questionnement plus universel. Le réalisateur se trouve dans un équilibre ténu en la veine grand public de ses premiers films et une approche plus explicitement expérimentale correspondant aux mues de la Nouvelle Vague japonaise qu’il exploitera pleinement dans Flora on the Sand (1964) notamment.

lundi 27 octobre 2025

Flaming Brothers - Gong woo lung foo dau, Joe Cheung (1987)

Deux jeunes orphelins livrés à eux-mêmes, Alan Chan et Cheung Ho-tin, errent dans les rues de Macau. Liés comme des frères, ils vivent de larcins. Un jour, Tin vole de la nourriture dans une église. Il rencontre une jeune femme, Ho Ka-hei, qui l’encourage à devenir honnête. Cependant, Tin et Chan sont finalement enrôlés par la pègre. Les années passent… Désormais adultes, ils travaillent dans les cabarets et les casinos de la ville. Mais le destin va à nouveau réunir Cheung Ho-tin et Ho Ka-hei, et entraîner un conflit entre les deux orphelins.

Flaming Brothers est une des premières productions exploitant le filon du polar héroïque initié par le succès de Le Syndicat du crime de John Woo (1986). Univers des triades, amitiés sacrificielles, action décomplexée, tous les éléments sont en place même si n’atteignant pas les sommets du classique de John Woo. Un des forces du film, scénarisé par Wong Kar-wai, repose sur l’attention prise à la caractérisation des personnages. Le prologue sur l’enfance des orphelins à Macau pose leur relation fusionnelle, leur condition de vie les guidant inévitablement vers le crime pour survivre, et même le pas de côté impossible pour échapper au déterminisme par l’amitié nouée avec la bienveillante Ka-hsi.

Retrouvant le duo Chan (Alan Tang) et Tin (Chow Yun-fat) à l’âge adulte, le récit n’a de cesse de les montrer unis, complémentaire et de ce fait invincible face aux menaces du monde dangereux dans lequel ils évoluent. Tin est le rigolard et désinvolte dans l’action, quand Chan impose un stoïcisme intimidant. Ils ne font qu’un, mais la longue séparation qu’amènent les péripéties va les amener à construire une individualité propre par laquelle la vie de gangster n’est pas une fin en soi. Cela passe par les personnages féminins, réminiscences de leurs origines, Chan s’attachant à Jenny (Jenny Tseng) originaire de Macao comme lui, et Tin retrouvant son amie d’enfance Ka-hsi (Pat Ha). Si l’on n’évite pas le mauvais goût ou la mièvrerie, ces figures féminines sont attachantes et affirmées (en particulier Pat Ha toute en candeur et loin des rôles plus sulfureux qui l’ont fait connaître), justifiant le vacillement des hommes las des joutes viriles.

L’action n’est pas si nombreuse, et placée à des moments-clés dans la dramaturgie. La complémentarité du duo, ainsi que leur caractérisation servent les premiers morceaux de bravoure célébrant leur gouaille et sang-froid. Dans un premier temps Joe Cheung privilégie l’impact à la chorégraphie dans l’action par des éclats sanglants soulignant l’invulnérabilité de Chan et Tin tant qu’ils marchent dans la même direction. Le découpage se fait plus complexe, les affrontements se dilatent davantage, notamment par le ralenti, lorsque les héros se séparent puis se retrouvent, et ont désormais quelque chose à perdre de plus vaste que leur seule vie. 

On pourrait penser que la comédie occupe une trop grande place dans la première partie, mais tout cela sert un attachement patiemment installé qui trouve tout son sens dans une dernière partie plus cathartique. L’ultime confrontation dans une écurie est un moment intense, notamment par l’infâmie intégrale du méchant interprété par Patrick Tse. Même en étant sur les rails narratifs attendus du polar héroïque, la conclusion est suffisamment outrée et mélodramatique pour vraiment fonctionner et nous emporter. Sans se hisser parmi les sommets du genre, une petite réussite très efficace. 

Sorti en bluray chez Le Chat qui fume 

vendredi 24 octobre 2025

Amours chiennes - Amores Perros, Alejandro González Iñárritu (2000)

 Les extrêmes de la vie, sous l'angle de trois histoires radicalement différentes : Octavio, un adolescent qui a décidé de s'enfuir avec la femme de son frère, Daniel, un quadragénaire qui quitte sa femme et ses enfants pour aller vivre avec un top model, el Chivo, un ex-guérilléro communiste...

Amours chiennes est le fulgurant galop d’essai du réalisateur mexicain Alejandro González Iñárritu. Le film inaugure la « trilogie de la mort » au sein de sa filmographie, que suivront 21 grammes (2003) et Babel (2006). Ces débuts sont marqués, par la collaboration d’Iñárritu avec le scénariste Guillermo Arriaga, à l’œuvre sur les trois films. Les deux hommes se rencontrent sur les bancs de l’université ibéro-américaine de Mexico, et entameront rapidement une collaboration. Iñárritu est issu d’un milieu de classe moyenne, tandis qu’Arriaga grandit dans le quartier populaire Unidad Modelo, l’un des plus violents de Mexico. Leurs parcours différents et complémentaires se ressentent aisément dans Amours chiennes. Féru de littérature existentialiste, Iñárritu intègre la question de la destinée et des choix individuels comme moteur de tous ses films, cela s’articulant dans la trilogie de la mort par le choix du film choral, à l’échelle de personnages et de périmètres géographiques de plus en plus vastes. A cette notion Arriega ajoutera, en particulier sur Amours chiennes, son expérience de la rue et ainsi une vision à vif de la psychologie inhérente à ces milieux sociaux âpres. Amours chiennes naît d’un processus d’écriture de près de trois ans, duquel Iñárritu et Arriega ont extraits trois histoires qu’ils décident d’entrecroiser au sein d’un même long-métrage.

Les trois récits offrent justement une dualité passionnante entre fatalité, déterminisme et choix individuels entraînant les personnages à leur perte ou leur salut. Le premier segment l’exprime parfaitement. Le destin malheureux intervient lorsque la fuite d’un chien domestique le place dans une situation révélant ses instincts meurtriers, mais c’est bien le choix de son maître, le jeune Octavio (Gael García Bernal), d’exploiter cette capacité, qui va entraîner le drame. Cette partie repose sur les pulsions charnelles et violentes des protagonistes, les piégeant dans une impasse fait d’emprise mentale et d’illusions. Iñárritu fait faussement de l’argent la motivation de ses « pauvres », mais leur quête (et à la raison de leur perte) est ailleurs. 

L’argent entretient l’illusion d’un sentiment non réciproque pour Octavio avec sa belle-sœur Susanna (Vanessa Bauche), quand cette dernière s’accroche à la chimère d’un bonheur familial auprès d’un mari immature et violent. Il s’agit ici de poursuivre un absolu existentiel, aussi vain soit-il, jusqu’à la folie et quitte à s’y perdre. Cela se prolonge aux personnages secondaires, tel ce rival dans les paris de combat de chien préférant tuer « l’adversaire » plutôt que d’accepter le cycle de la défaite. Iñárritu l’exprime magnifique lors d’une scène d’étreinte entre Octavio et Susanna, construisant par le montage un faux champ contre champs par lequel leurs deux visages expriment des émotions différentes : l’espoir et la passion pour lui, la culpabilité et l’absence d’amour pour elle.

Si l’urgence de la rue, la furie des combats clandestins et la fièvre des passions au sein de la maison familiale guide le premier segment, le second installe son drame entre l’espace intime d’un appartement cossu et la neutralité froide des hôpitaux. L’objectif est pourtant atteint par les protagonistes d’emblée, Daniel (Álvaro Guerrero) quittant femme et enfants pour s’installer avec le mannequin Valeria (Goya Toledo). Cette fois ce n’est pas la quête de bonheur, mais l’incapacité à le réinventer qui frappe, avec l’appartement comme espace mental dont le trou dans le plancher illustre un sentiment de culpabilité, l’incapacité de communiquer. La dichotomie entre le corps meurtri de Valeria et le vis-à-vis avec le panneau publicitaire célébrant sa perfection passée sert de révélateur. Les bruits du sous-sol traversant la bande-son, les appels téléphoniques muets inversant la dynamique adultère initiale, sont des leitmotivs entretenant un ressentiment que le couple ne semble pas pouvoir surmonter. Ce récit est l’amputation, au propre comme au figuré, de leurs illusions.


Le troisième segment s’intéresse au protagoniste ayant servi de fil rouge au film, un mystérieux vagabond tueur à gage El Chivo (Emilio Echevarría). Le scénario inverse cette fois la dynamique, laissant entrevoir la rédemption de celui qui a autrefois tout quitté pour une quête supposée plus noble, mais jalonnée de chaos, l’engagement politique armé. Il se place en observateur distant et cynique réservant son affection à ses chiens, mais bientôt rattrapé par ses démons à travers son nouveau « contrat ». Cet homme seul ne cherche pas à regagner ce à quoi tragiquement renoncé, mais plutôt à redevenir un individu aux yeux des siens, en l’occurrence sa fille qui le croyait mort. Iñárritu construit ce renouveau par l’apparence physique redéfinie du personnage, sa mansuétude envers le chien s’étant comme lui égaré dans la violence, et son jugement cinglant envers ses commanditaires, une fratrie antagoniste représentant le matérialisme du monde moderne.

Alejandro González Iñárritu parvient à transcender ce qui n’aurait pu être qu’un exercice intellectuel par la chair qu’il donne à ses personnages. La fluidité entre les trois récits est exemplaire et fait d’Amours Chiennes un tout cohérent et captivant. 21 grammes allait atteindre des hauteurs encore plus grandes, en intensifiant sa dimension de mélodrame. 

Sorti en bluray chez Metropolitan 

mardi 21 octobre 2025

Joe Kidd - John Sturges (1972)

Dans les années 1900, au Nouveau-Mexique, Joe Kidd, un ancien chasseur de primes fraîchement libéré de prison, est engagé par un puissant propriétaire, Frank Harlan, pour débusquer Luis Chama qui aide les petits propriétaires mexicains face aux colons américains qui s'approprient leurs terres. Dégoûté par les méthodes d'Harlan, Kidd passe dans le camp de Chama.

Joe Kidd marque le rendez-vous en partie manqué entre John Sturges et Clint Eastwood. Leurs trajectoires sont inversées avec un Sturges sur la pente descendante (il ne signera plus que trois films par la suite) tandis qu’Eastwood est en train de s’installer comme une valeur sûre du paysage hollywoodien. Le film est d’ailleurs une des premières production Malpaso, la société de production d’Eastwood et on remarquera au générique nombre des collaborateurs attitrés que l’on retrouvera dans ses travaux futurs (Bruce Surtees à la photo, Buddy Van Horn aux cascades, James Fargo assistant-réalisateur). Le script d’Elmore Leonard s’inspire de l’action de l’activiste mexicain Reies Tijerina qui, en juin 1967, pris une cour de tribunal en otage afin de dénoncer la spoliation des terres des autochtones hispaniques par les colons américains dans l’état du Nouveau Mexique aux Etats-Unis. Le scénario transpose cet argument dans un cadre de western et fait de Reies Tijerina un hors-la-loi soutenant la même cause par différents coups d’éclats.

Le début du film s’inscrit d’ailleurs dans le courant du western démythificateur et politisé des années 70. Nous observons un groupe de mexicains échouer à faire valoir leurs droits par la voie honnête, une cour de tribunal réfutant la réalité de la propriété de leur terre, et ce soutenu par le système – les documents prouvant les faits ayant « brûlés » dans un incendie. C’est là qu’interviendra Luis Chama (John Saxon), pendant fictionnel de Reies Tijerina, brûlant les documents prouvant la possession des terres par les propriétaires blancs. En parallèle se dessine la figure de Joe Kidd (Clint Eastwood), quidam rétif au système de façon plus désinvolte, et alors emprisonné pour avoir abattu un cerf sur des terres protégées. La mise en place est très réussie, mettant en parallèle la réelle injustice sociale et une dimension plus caustique avec un Kidd décalé, dure à cuire et pince sans rire.

Cela se joue aussi dans la caractérisation des méchants. Robert Duvall amène une certaine bonhomie en propriétaire terrien impitoyable, secondé par une galerie de sbires dont l’excentricité n’a d’égale que les penchant sanguinaires. C’est l’observation impuissante de leur méfait qui provoque progressivement l’engagement de Kidd, dont le passif armé nous est peu à peu révélé. Sans être mémorable, l’intrigue est ainsi solidement tenue par un John Sturges toujours capable de livrer des morceaux de bravoures secs et nerveux. La tonalité politique, ou du moins sociale, prolonge l’héroïsme de Les Sept mercenaires (1967), et sa science du morceau de bravoure dans des environnements singuliers (se souvenir de son formidable Fort Bravo (1953) ressurgit ici avec notamment l’introduction d’un armement plus moderne comme le fusil à lunettes.

C’est surtout côté scénario que le bât blesse à mi-parcours. Un rebondissement a l’idée intéressante de montrer Luis Chama sous un jour plus ambigu et narcissique, mais n’en fait rien. Après s’être montré capable de sacrifier des innocents par égo, Chama est ramené à la raison par une simple remontrance de Kidd (dont le revirement avait été au contraire bien construit) et renoue avec son destin de héros du peuple. 

La dernière partie part donc sur un mauvais pied et, malgré un climax spectaculaire (presque trop au vu de la retenue qui a précédée) avec un déraillement de train, on reste sur un léger sentiment d’inachevé. La courte durée du film (moins d’une heure et demie) laisse penser que des coupes au montage ont sans doute altérées la portée du film. Joe Kidd reste cependant un honorable divertissement, mais l’on pouvait attendre plus au vu des talents en présence. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Universal 

dimanche 19 octobre 2025

Le Jour du fléau - The Day of the Locust, John Schlesinger (1975)

 Hollywood, années 30. Le film suit en parallèle l'histoire et les désillusions de Faye Greener, une petite actrice sans talent, et Homer Simpson, comptable de son état et peu intéressé par le cinéma.

Après l’immense succès public et critique de Macadam Cowboy (1969), son premier film américain, John Schlesinger se voit en position de réaliser le projet fastueux et ambitieux qu’est Le Jour du fléau. Participant à instaurer la veine désespérée du Nouvel Hollywood, Macadam Cowboy était une œuvre sombre remettant en cause le rêve américain en observant ses laissés pour compte. Le Jour du fléau creuse le même sillon en remontant dans le temps, ainsi qu’en posant un regard acerbe sur la Mecque des rêves, le Hollywood de l’âge d’or. 

Le film adapte le roman L’Incendie de Los Angeles de Nathanael West, publié en 1939, soit au même moment que les évènements de l’histoire. Romancier et satiriste, Nathanael West fut, durant ses années de vaches maigres, scénariste à Hollywood au sein du studio Columbia. Il put donc observer de près les ambitions contrariées de tous les aspirants à la gloire gravitant autour de l’industrie du spectacle, la frontalité et crudité des situations apportant ainsi une vraie authenticité à l’immersion et à l’étude de caractères – totalement respectées dans le film. A cela s’ajoute le recul du regard de l’étranger, en l’occurrence l’anglais John Schlesinger incisif et sans concession quant à son traitement de sa terre (et industrie) d’accueil - notamment dans sa vision au vitriol de la religion, un "spectacle" et business comme un autre.

La comparaison avec Le Jour du fléau fut souvent faite au moment de la sortie Babylon de Damien Chazelle (2022), dépeignant lui aussi l’envers du décor hollywoodien. Cependant le film de Chazelle est une sorte de conte contrarié, passant de l’émerveillement au profond désespoir et désenchantement. Ce mouvement graduel, Schlesinger ne l’effectue pratiquement pas. Le récit choral nous esquisse assez vite la face sombre de l’ensemble des personnages, estompant peu à peu les motifs d’attachement et d’identification. 

Tod (William Atherton) aspirant dessinateur, va ainsi, frustré par le rejet de sa voisine Faye (Karen Black), dévoiler peu à peu une condescendance de classe, un machisme larvé sous sa candeur initiale. Faye rêvant d’une carrière d’actrice est un monstre d’égoïsme attendant l’opportunité de carrière mais surtout maritale de s’élever, manipulant les hommes entretemps. Tous les protagonistes semblent porter un voire plusieurs masques en société comme dans l’intimité, au gré de leurs ambitions, et semblent en perpétuelle représentation à la manière de Harry (Burgess Meredith) père de Faye et clown ne cessant de ressasser sa gloire manquée. Même le protagoniste le plus innocent, le modeste comptable Homer (Donald Sutherland) affiche un masque non pas d’égo, mais de bienveillance soumise tristement foulé au pied par Faye profitant de ses largesses.

Les personnages sont néanmoins en partie à un système les poussant à cet individualisme forcené. Schlesinger se déleste de l’euphorie créatrice de Babylon (et donc d’un des rares pans lumineux de l’usine à rêves), et s’immisce dans le monde des studios uniquement pour en démontrer à l’échelle d’un monde ce qu’il a dénoncé crûment chez les protagonistes. Un terrible accident entraînant les blessures de toute une équipe technique par négligence entraîne un damage-control narquois et désintéressé des hautes sphères, à mettre en parallèle avec le chaos qui a précédé – et à celui cathartique qui va conclure le récit. 

Cette absence d’identification possible rend le film particulièrement oppressant, la brutalité larvée, la cruauté et les séquences-chocs baignant dans un clinquant dont Schlesinger ôte tout soupçon de glamour. La photo de Conrad L. Hall baigne le film dans des ténèbres reflétant l’âme tourmentée des personnages, orne les scènes de jour d’une teinte terreuse étouffant la luminosité californienne. La texture même de l’image renvoie à cette idée de surface factice masquant une forme de démence, de pourriture qui culminera lors de la scène finale.

L’évènement le plus fastueux de ce monde d’apparence, une première de film, bascule dans l’horreur et la folie collective tout en maintenant durant une bonne partie de la scène sa dimension de « spectacle » commenté par un speaker exalté. C’est un pur moment d’apocalypse où la frustration, rage et autres bas-instincts larvés tout au long du film sont autorisés à se libérer, entraîné l’élan destructeur d’une foule en furie. Ne reste que les stigmates morales et physiques, les destins brisés et les regrets.

Sorti en dvd zone 2 français chez Paramount 

jeudi 16 octobre 2025

Dr. Wai - Mo him wong, Ching Siu-tung (1996)


Un écrivain de pulp transpose ses problèmes relationnels dans la nouvelle œuvre qu'il écrit. Celle-ci raconte l'histoire du Dr Wai, chargé de retrouver un parchemin magique capable d'influencer l'avenir de l'humanité.

Dr Wai est inventif et agréable film d’aventures mettant Jet Li en vedette et lui permettant d’explorer une autre facette de son jeu. Sa persona filmique est à ce stade totalement associée à sa mythique interprétation de Wong Fei-hung dans la saga Il était une fois en Chine. Son double rôle dans Dr Wai lui offre un terrain de jeu plus vaste que le stoïque maître d’art martiaux. D’un côté il y a le « roi des aventuriers », rieur, bondissant et sans peur face au danger, en pendant assumé de Tintin et Indiana Jones. De l’autre, il y a l’écrivain maladroit empêtré dans les problèmes sentimentaux, et totalement dépassé par les évènements. Ce registre loufoque méconnu de l’acteur (avec quelques exceptions comme Tai Chi Master de Yuen Woo-ping) lui sied à merveille et participe à l’inventivité du récit offrant une variante hongkongaise de Le Magnifique de Philippe de Broca (1973) avec son film dans le film et sa veine méta.

Les soubresauts de l’histoire ne sont pas circonscrits au seul Jet Li, mais aussi à son entourage, l’intrusion et les propres chassés-croisés amoureux de ses assistants (joué par Takeshi Kaneshiro et la délicieuse Charlie Young) faisant vriller la narration à travers leurs interventions dans le roman. Si les vas et vient entre réel et fiction ne sont pas si nombreux, les graines disséminées contaminent joyeusement le film d’aventures à plusieurs niveaux. Les désagréments du réel font basculer la personnalité des personnages de fiction, telle une Rosamund Kwan tour à tour amoureuse transie puis manipulatrice diabolique au gré de la relation avec son époux Jet Li. 

L’aspect décousu et les ruptures de ton que l’on peut parfois ressentir dans les films hongkongais sont totalement intégrés à la narration, que ce soit par les réactions incongrues, les répliques décalées, les scènes d’actions décomplexées. Les grands enjeux d’espionnage, de politique et de mystique (avec la recherche d’un artefact bouddhique aux pouvoirs surnaturels) du récit de fiction ne servent qu’à opposer et/ou réconcilier les déchirements conjugaux du réel dans un ensemble équilibré. Cela se ressent lorsque les deux niveaux de récit se croisent de façon plus inattendue comme lorsqu’une réaction ou dialogue d’un personnage de fiction fait explicitement référence à son alter-ego « réel » (Jet Li appelant son Rosamund Kwan « Monica », soit le prénom de l’épouse de l’écrivain).

Pour Ching Siu-tung, c’est l’occasion de s’émanciper de la tutelle de Tsui Hark tout en s’appuyant sur son héritage. L’alchimie Jet Li/Rosamund Kwan rappelle le meilleur du romanesque et vaudeville d’Il était une fois en Chine, l’espièglerie de Charlie Young ravive le souvenir de ses interprétations dans The Lovers (1994) et Dans la nuit des temps (1995), tandis que la relation mentor/élève de Jet Li et Takeshi Kaneshiro ravive les éclats de rires d’Il était une fois en Chine de nouveau. La dimension méta permet au réalisateur d’améliorer la copie de sa précédente incursion dans l’aventure pulp, la production FilmWorshop The Raid (1991), plaisante mais chaotique. 

La comédie s’entremêle au film d’action inventif et décomplexé durant quelques morceaux de bravoures mémorables : la destruction d’un décor par le déraillement d’une locomotive, les combats délirants voyant Jet Li la jouer Jackie Chan facétieux. Dr Wai est donc un excellent divertissement, en particulier dans son montage hongkongais reposant sur ce double niveau de lecture. L’accueil mitigé du film amènera les producteurs à en livrer un montage international éliminant les scènes contemporaines pour privilégier le film d’aventure classique sous lequel Jet Li retrouve sa stature classique de héros stoïque. Les deux versions ont leurs défenseurs, mais pour notre part le montage d’origine offre le récit le plus frais et cohérent – ruptures de ton font moins sens dans un film plus classique. 


 Sorti en bluray français chez HK Vidéo