Alors qu'il interprète
un vampire sanglant, Jake Scully ne parvient pas à sortir de son cercueil. Cet
acteur de « séries Z » est claustrophobe. Son réalisateur le somme de rentrer
se reposer. Il rentre chez lui et trouve sa femme au lit avec un autre. Obligé
de quitter son domicile, il accepte l'offre de Sam, un acteur avec qui il a lié
connaissance lors d'une audition : garder sa belle maison sur les hauteurs de
Los Angeles. Sam lui dévoile son activité favorite : observer sa voisine avec une
longue-vue, qui chaque soir se met en scène dans son appartement. Jake épie la
jeune femme et découvre qu'il n'est pas le seul à regarder le spectacle…
En réalisant Scarface
(1983), Brian De Palma amorce une volonté de s’éloigner des variations hitchcockiennes
qui l’ont rendu célèbre et de devenir un metteur en scène de studio plus
versatile dans le choix de ces sujets. La fresque policière des Incorruptibles (1987), film de guerre Outrages (1989), la satire du Bûcher des vanités (1990) ou encore l’espionnage
de Mission Impossible (1996)
témoigneront de cette volonté sans pour autant se départir des motifs si
particuliers de son cinéma. Avant d’entamer cette mue plus « grand public »,
De Palma offre un adieu en apothéose de son cycle hitchcockien avec Body Double. L’apport de De Palma dans ses
relectures reposait notamment sur une virtuosité de la mise en scène très
consciente et parfois à la limite du meta,
mais aussi par le tour tordu et/ou vulgaire qu’il parvenait à conférer à ses
réinterprétations des motifs du Maître du suspense. La quête obsessionnelle et
fétichiste de l’aimée disparue de Vertigo
(1959) se teinte d’une déroutante chute incestueuse dans Obsession (1976). Le complexe d’œdipe criminel de Psychose (1960) devient un trouble de l’identité
sexuelle aux conséquences tout aussi meurtrière dans Pulsions (1980). Il en va de même avec Body Double où les « reprises » se démultiplient pour
aller dans une direction plus outrancière.
L’obsession amoureuse de Vertigo
se mêle ainsi au voyeurisme de Fenêtre
sur cour (1954), et l’on retrouve la rencontre amicale dissimulant un
mauvais génie issue de L’Inconnu du Nord-Express (1951). On pourrait même y ajouter une facette méta involontaire avec la présence de Melanie
Griffiths, fille d’une Tippi Hedren si malmenée par Hitchcock sur Les Oiseaux (1963) et Pas de printemps pour Marnie (1964).
Comme souvent chez De Palma, l’environnement va grandement jouer dans la nature
de cette réinvention. La verticalité du San Francisco de Vertigo participait au trouble du vertige de James Stewart, tout
comme elle définissait la trajectoire de son voyeurisme dans le New York de Fenêtre sur cour. De Palma situe son
intrigue dans la ville horizontale de Los Angeles, les grands espaces
ensoleillés californiens étant le contrepoint des espaces confinés qui
déclenchent la claustrophobie du héros Jake Scully (Craig Wasson). Les choix d’Hitchcock
expriment un malaise latent et plus subtil soumis aux contraintes morales de
son époque, ceux de De Palma un étalage plus manifeste et vulgaire jouant des
libertés de la sienne. La déchéance de Jake amorce ces contours grossiers avant
que le récit ne s’amorce, que ce soit la série Z grotesque dans laquelle il
joue ou la posture de porn star qu'arbore sa petite amie qu’il surprend au lit
avec un autre. Ce côté tape à l’œil joue aussi dans l’architecture inouïe de
demeure qu’on lui prête (vraie maison de Los Angeles conçue par un élève de
Frank Lloyd Wright).
Dans cet environnement too
much où règnent l’opulence et le mauvais gout (qui constitue déjà un des
arguments de Scarface), la « tranche
de vie » espionnée par Jake du haut de sa soucoupe ne pourra être anodine.
Chaque soir à la même heure, la maison en vis-à-vis voit sa propriétaire s’adonner
à une danse lascive et érotique dont Jake ne perd pas une miette avec son
télescope. C’est par l’espace horizontal de LA que naît également le danger, un
panoramique révélant un autre observateur aux intentions plus inquiétantes que
le simple voyeurisme de Jake. Le mystère et un romantisme teinté d’onirisme
baignait les scènes de filature entre James Stewart et Kim Novak dans Vertigo. Pour une séquence voisine (et
déjà revisitée dans Pulsion quand
Angie Dickinson suit un homme dans le musée) dans Body Double, les sentiments oscillent entre le danger – l’étrange
indien rôde également – et la pure perversion avec un Jake accroché à aux pas
de Gloria (Deborah Shelton), la voisine exhibitionniste. La silhouette élégante
de Kim Novak et la beauté des espaces traversés (musé, cimetière, baie de San
Francisco…) prennent chez De Palma les formes charnues de Deborah Shelton vue de
dos (le réalisateur l’ayant clairement choisie pour l’excitation provoquée par
sa démarche et ce fessier en mouvement) et le cadre grossier d’un centre
commercial.
Là encore opposé du regard fasciné et énamouré d’un James Stewart
De Palma oppose la libido en ébullition de Jake, drôle de héros espionnant les
femmes dans les cabines d’essayages et ramassant les culottes dans les
poubelles. Le clou de cette déconstruction intervient avec la reprise du baiser
en 360 de Vertigo que De Palma
transforme en pelotage effréné et de mauvais gout où le héros est
définitivement ridiculisé dans cette expression de sa frustration sexuelle. Ce
n’est d’ailleurs pas sa phobie claustrophobe mais le temps qu’il aura perdu à
trop reluquer Gloria qui l’empêchera de la sauver d’un crime atroce. L’ensemble
forme des instants témoignant du génie d’alors du réalisateur, constamment sur
la corde raide du ridicule (le masque de l’indien, l’excès sanglant du crime à
la perceuse qui marquera Bret Easton Ellis pour son American Psycho paru peu après).
La résolution passera par le hasard et la fange lorsque le
mystère se révèlera au détour d’un film porno, industrie alors florissante du
LA 80’s. Melanie Griffiths, à la fois fantasme lointain puis incarnation plus
triviale est absolument parfaite. De Palma au vu des scènes dénudées qu’exigeait
le rôle pensa d’abord engager la vraie actrice porno Annette Haven avant de
déchanter tant son « métier » avait dénuée sa gestuelle de tout
sensualité. Melanie Griffiths à l’inverse interprète avec un égal brio un
érotisme explicite mais à la distance rêvée et cette proximité plus vulgaire de
la star X Holly Body. Le score de Pino Donaggio entre envolées Hermaniennes et
nappes de synthé glaciale joue avec la mise en scène de De Palma dont l’élégance
est déséquilibrée par les fautes de goûts (le 360 qui tourne court bien
évidemment).
Cette harmonie entre la grâce et le caniveau s’estompe
complètement dans la dernière partie avec comme point d’orgue ce clip de Relax
de Frankie Goes To Hollywood (le groupe dû en tourner un autre tant la version
De Palma était inexploitable sur MTV) façon orgie SM. Sûr de ses effets, le
réalisateur en joue de manière complice avec le spectateur et d’autant plus introduire
la facette méta du récit. Ce n’est
donc qu’en se mettant en scène, en prenant de la distance et en rejouant sa
partition que Jake surmonte sa phobie et survit. De Palma ne procède pas
autrement en revisitant ce qui a été déjà fait et en s’émancipant de l’ombre d’Hitchcock.
Il s’agit sans nul doute de son film le plus fou, porté par une maîtrise qu’il
ne retrouvera plus complètement quand il cherchera à revenir à cette veine de
thriller décomplexé avec L’Esprit de Caïn
(1992) ou encore Femme Fatale (2002).
Sorti en dvd zone 2 français et bluray chez Carlotta
Bravo pour le texte
RépondreSupprimerune remarque : De Palma a plagié en partie le clip RELAX tourné un an AVANT par Bernard Rose
Merci pour le texte ! Et effectivement je viens de voir le détail de l'affaire sur wikipedia et vous avez raison. Bernard Rose a tourné le premier clip tendance sm qui a été censuré et ensuite celui de De Palma pour le film ne plaisait pas au groupe qui en a tourné un plus soft que tout le monde connaît. Toute une histoire !
SupprimerBonjour, merci pour cette belle chronique. Une remarque : je n'ai jamais vraiment saisit au fond pourquoi De Palma cite autant Hitchcock, voyant ses films tellement plus riches et généreux, plus rêveurs et ouverts sur l'humain. J'ai toujours eu l'impression chez Hitchcock, que l'humain était une coquille vide servant à baliser ses intrigues. 'Psychose' a beaucoup contribué à discriminer les personnes psychotiques dans l'inconscient du cinéma (thème repris maintes fois) et ainsi, dans celui notre culture. De Palma interroge souvent nos dualités, et souvent les embrasse.
RépondreSupprimerJe suis donc ravit de lire qu'avec ce film il 's’émancipe de l’ombre d’Hitchcock', et ravit qu'il l'ait fait. Ce film est pour moi aussi un de ses grands chef-d'oeuvres.
Enfin, je placerais 'Femme fatale' et 'L'esprit de Cain' parmi ses réussites, même si 'cinématographiquement' on y a trouvé des maladresses chez les fans et la critiques. Ce grain de folie, les croisements improbables de genres m'ont toujours parût plus fort dans ses projets les plus modestes, tout comme chez Coppola.
Bien à vous!