Le livre de la jungle
est une des productions qui permirent à Alexander Korda de conquérir Hollywood.
Presque dix ans après le succès de La Vie Privée d’Henry VIII (1933) qui en fit le grand mogul du cinéma anglais, Alexander
Korda s’imposait aux Etats-Unis grâce à un habile cocktail de féérie et d’exotisme.
Ce sont deux productions mouvementées qui mèneront à cette adaptation du
célèbre roman de Rudyard Kipling. Ayant laissé toute latitude au documentariste
Robert Flaherty pour tourner sa première vraie œuvres de fiction Elephant Boy (1937), Korda constate avec
effarement que le réalisateur a gardé ses habitudes de documentariste avec 55
heures de rushes sans fil narratif solide. Il rapatrie le tournage à Londres et
confie la réalisation à son frère Zoltan Korda. Un sacré atout a cependant fait
le voyage d’Inde en Angleterre avec l’enfant acteur Sabu. Sa complicité avec
les éléphants, son charisme et charme exotique contribueront grandement au
succès du film, Korda le mettant bien plus en avant dans le montage final.
La
graine de star alors âgée de douze ans passe avec aisance de cornac en Inde à
apprenti acteur en Angleterre. Alexander Korda surfe donc sur cette popularité
en en faisant l’acolyte espiègle du héros amoureux du Voleur de Bagdad (1940). Là encore la production chaotique verra se
succéder six réalisateurs (Ludwig Berger, Michael Powell et Tim Whelan ainsi qu’Alexander
Korda, Zoltan Korda et William Cameron Menzies non crédités) avec en point d’orgue
un tournage terminé aux Etats-Unis pour des extérieurs rendus impossible en
Europe avec l’entrée en guerre de l’Angleterre. Malgré cette gestation agitée,
le résultat, merveilleux de poésie sera un grands succès aux Etats-Unis. Fort d’un
nouveau filon avec cette féérie exotique et possédant une jeune star monte apte
à l’incarner avec Sabu, Korda retarde son retour en Angleterre pour produire Le Livre de la jungle à Hollywood.
Le film emprunte aux différentes nouvelles mettant en scène
Mowgli dans le livre sans être d’une totale fidélité - même si aux antipodes
des libertés de la version Disney. Tout le film hésite entre la volonté d’un
spectacle réaliste voulu par Alexander Korda et la pure fantaisie imaginée par
Zoltan Korda. Le dépaysement de cette Inde et la jungle bariolée de studio
allie habilement l’exotisme d’Elephant
Boy et l’émerveillement du Voleur de
Bagdad. Le merveilleux n’intervient pas par l’ajout d’un élément extérieur
magique comme le génie de la lampe, mais plutôt de l’aura dont sont dotés les
animaux bien réels tel des créatures de contes. La direction artistique
fabuleuse de Vincent Korda excelle à opposer le village certes exotique mais
réaliste à la jungle qui semble réellement nous emmener dans un ailleurs
flamboyant. Les matte-painting donnent des proportions fabuleuses aux arbres, rendent
la végétation plus foisonnante et introduisent des décors monumentaux et
stylisée au cœur de cette nature avec ce palais aux trésors.
On reconnaît le
technicolor en plus et l’atmosphère inquiétante en moins pas mal des trouvailles
formelle d’Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper dans leur légendaire King Kong (1933). Cependant tout cela ne
fonctionnerait pas sans une narration habile pour nous introduire dans cet
univers. C’est d’abord un conteur qui dépeint et parfois surligne l’action pour
illustrer l’arrivée accidentelle de ce « petit d’homme » dans la
jungle et son enfance auprès des loups. Les artifices s’estompent et la
narration est plus immersive au fil du récit et de l’adoption du point de vue
de Mowgli. Le merveilleux ne s’invite complètement que quand Mowgli guide le
récit en acquérant la parole et assumant son aventure. Au départ il n’est qu’un
indigène courant nu, incapable de communiquer et dont la voix-off explicite
chaque intention. Après son séjour chez les hommes et l’acquisition du langage,
l’empathie fonctionne permet l’introduction du merveilleux avec un vrai
référent.
L’habileté du montage de Charles Crichton ainsi que la conviction et
le charisme de Sabu rendent limpides tous les échanges entre Mowgli et ses amis
de la jungle. Contrairement à d’autres productions exotiques, y compris les
plus nanties comme un Mogambo (1955),
on ne repère aucun usage de stock-shot durant tout le film. On imagine le
travail de dressage intense et le visionnage de rushes laborieux pour avoir pu
avec autant de justesse saisir l’élégante déférence de la panthère noire Bagheera
ou la nonchalance menaçante du cruel tigre Shere Khan. L’alchimie incroyable de
Sabu avec les animaux aide aussi lors des scènes plus rapprochées avec les
loups et bien sûr les éléphants. Les trucages n’interviennent que dans les
moments les plus spectaculaires telles ces images collées lorsque Mowgli
provoque Shere Khan ou lorsqu’il s’agit de faire apparaître un animal
réellement fantastique. Le gigantesque et sage python Kaa est donc le seul
animal doté de la parole et à l’attitude anthropomorphe, animé par une sorte d’ancêtre
de l’animatronic.
Alexander Korda était parvenu à glisser un semblant de
message politique à travers le personnage de Jaffar - toute ressemblance avec
le méchant du Aladin de Walt Disney n’est pas fortuite – incarné par Conrad
Veidt, un tyran où on devinait les menaces pesant en Europe. Il en va de même
mais de façon plus philosophique dans Le
Livre de la jungle. L’homme y apparait irrémédiablement cupide et
imparfait, suscitant des moments d’une surprenante noirceur avec une longue errance
meurtrière en pleine jungle. Mowgli ne peut que tourner le dos à cette
civilisation cupide, intolérante et guerrière dans un final spectaculaire et
purificateur. Le score de Miklós Rózsa décuple encore la majesté des images de
ce spectacle naïf, sincère et dépaysant.
Sorti en dvd zone 2 français et bluray chez Elephant Films
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