Chez David Lean, l’amour dans son expression la plus
absolue, soumise et/ou charnelle a souvent à voir avec son environnement.
L’espace dans sa notion culturelle et mystique joue ainsi dans le rapprochement
sentimental. Exemple en quatre films…
Madeleine
(1950) : Le territoire comme illusion du désir
Madeleine est une
œuvre mal-aimée dans la filmographie de David Lean, notamment par l’intéressé
qui le considérait comme son plus mauvais film. Il s’agissait d’un cadeau de
mariage pour sa nouvelle épouse Ann Todd, passionnée par un fait divers du XIXe
siècle en Ecosse qui vit la jeune aristocrate Madeleine Smith empoisonner à
l’arsenic son amant roturier. Tout le film repose sur un lien vénéneux reposant
sur la notion dominant/dominé, tant par la caractérisation des personnages que
la mise en scène de Lean. Cela se ressentira particulièrement lors de leur
premier moment intime en forêt. Brève Rencontre (1946) par son ton feutré et ses environnements fermés
symbolisait l’étouffant poids moral de cette Angleterre puritaine pour les
amants. Ici David Lean cherche à traduire les enjeux de désir et d’ambition qui
guident la relation tourmentée entre Madeleine (Ann Todd) et Langlier (Ivan
Desny). Langlier fait d’emblée office de prédateur en surgissant derrière
Madeleine, dans les ténèbres du jardin de ces parents. Le dialogue - Langlier :
La porte était ouverte.
Madeleine : Je l’ai laissée ouverte…
- souligne déjà cette notion
d’oppresseur et de victime plus ou moins consentante qui va se jouer. Les deux amants s’enfoncent dans une forêt
dont les contours oscillent entre grâce et noirceur. La photo de Guy Green
baigne la lumière tombante (ainsi que la robe blanche de Madeleine) d’une blancheur
diaphane soulignant l’innocence de Madeleine tandis que la fin du jour fait
dessiner aux arbres des contours sombre et expressionnistes qui annoncent des
sentiments moins chastes chez Langlier. L’artificialité de leur relation (on
apprendra par la suite que Langlier use d’elle pour s’introduire dans son
milieu ou du moins faire du chantage à Madeleine) se conjugue à celle de ces
bois dont on ne saurait complètement dire s’ils sont filmés en extérieurs ou en
studio.
Un montage parallèle se fait avec un bal paysan ayant lieu plus loin.
Lean fait se rapprocher les amants dans une danse où ils accompagnent la gigue
fermière. Un plan d’ensemble où Madeleine esquisse quelques pas laisse place à un
champ contre champ ou la candeur du visage de la jeune fille est contredit par
celui, dur et intense de son partenaire. Un bref et beau plan aérien laisse
croire à une communion des amants, mais la danse s’interrompt quand Langlier
ramène brutalement Madeleine à lui. Le montage alterné sur la fête et l’accélération
de la musique traditionnelle écossaise renforce soudain la dimension érotique
du moment, partagée chez les paysans festoyeurs mais nettement plus ambigu entre
Langlier et Madeleine. Le recul et la brève fuite de celle-ci révèlent une peur,
une attente mêlée de soumission qui ne laisse aucun doute dans ce cadrage en
plongée où elle git aux pieds et à la merci de Langlier qui l’observe d’un œil
concupiscent. Le travelling sur le châle abandonné au sol ne laisse aucun doute
sur l’abus sur un Madeleine totalement assujettie par Langlier. L’apaisement du
gros plan final du visage de Madeleine est factice, la main caressante de
Langlier suggérant plutôt la ferme étreinte. Le désir et l’abandon païen
parcourent la mise en scène de ces landes écossaises filmées par Lean, mais
c’est bien la tradition d’une brutalité machiste qui se révèle dans l’intime de
ces (h) êtres.
Docteur Jivago :
Le territoire comme extension amoureuse
L’adaptation du roman de Boris Pasternak demeure la romance
la plus flamboyante et épique de David Lean désormais cinéaste voyageur, passé
de la vision touristique (mais critique en sous-texte) de Vacances à Venise (1955) à la compréhension de la culture de
l’autre dans Lawrence d’Arabie
(1960) Le point d’orgue du film est bien sûr la scène des jonquilles où,
paradoxalement, Lean livre une des plus belles scènes d’amour de l’histoire du
cinéma sans pratiquement se faire rencontrer son couple. Yuri (Omar Sharif) a fui
l’oppression post-révolutionnaire de Moscou avec sa famille dans leur demeure
de Varykino. Isolé dans ce lieu durant un rude hiver, le poète trépigne sans
inspiration quand son épouse (Geraldine Chaplin) lui suggère de se rendre à
Yuriatin, la ville voisine disposant d’une bibliothèque. Mais qu’y a –t-il à Yuriatin ? S’interroge Yuri en fixant à
travers la gelée de sa fenêtre le déprimant paysage hivernal.
Soudain son
regard s’illumine, il sait bien ce qui se trouve à Yuriatin : Lara, la
femme dont il est tombé amoureux durant la guerre, y séjourne. Cet espoir de
revoir son aimée transcende alors le rythme des saisons, l’âme russe et le
regard du poète se déployant dans l’envol de l’inoubliable thème de Maurice
Jarre. Le montage associe le regard de Yuri aux rayons du soleil qui inondent
la cime des arbres pour les rendre à nouveau verdoyants, éclaire et fait fondre
le givre. Le renouveau du printemps et l’imminence des retrouvailles amoureuses
ne font qu’un dans un sentiment atteignant sa plénitude lorsque la lande glacée
se mue en champ de jonquilles. La passion de Yuri a surmonté le temps, les
saisons et finalement l’espace avec ce fondu enchaîné entre le jaune d’une
jonquille et la blondeur de Lara (Julie Christie) dont le regard bleu intense
amorce la l’émotion des retrouvailles.
La Fille de
Ryan : le territoire comme connexion charnelle
La grande scène d’amour de La Fille de Ryan est une forme de réponse à celle de Madeleine, David Lean y reprenant le
motif de l’union en pleine nature mais pour une portée totalement différente. Mené
par un casting inégal et inexpérimenté (Christopher Jones très fade en officier
anglais mystérieux), La Fille de Ryan
est sans doute le film où le réalisateur se repose le plus sur la seule mise en
scène pour exprimer son propos. On retrouve cet aspect irréel de la forêt, mais
cette fois la passion des amants se mêle aux esprits de la nature irlandais. La
force du désir reflète celle du détail observé dans la vie de cette faune à la
verdure si intense. Le désir de l’officier est pressant sans être oppressant,
le recul initial de Rosy (Sarah Miles) reposant davantage sur la culpabilité de
l’adultère (le film étant une libre adaptation de Madame Bovary en Irlande) que du sentiment d’agression de Madeleine.
La gestuelle tendre mais
ardente ainsi que la force de l’étreinte se font au diapason de cette nature
avec laquelle les amants ne font plus qu’un. David Lean n’avait jamais été si
loin dans l’érotisme, l’abandon sans fard du couple (et particulièrement Sarah
Miles lascive et habitée) lui permettant de façonner un écrin à la fois
primitif et stylisé. Les corps nus se fondent littéralement dans cette forêt
(ce plan sur les silhouettes se révèlant dans l’embrasure des arbres), en
guident le rythme par le bruissement du vent qui s’intensifie au summum de
l’extase, par le soleil à son zénith et les inserts sur la vie végétale en
ébullition. Le désir assouvi, tout peut se ralentir et retourner à une saine
torpeur. Rosy (les traits mutins et angéliques de Sarah Miles aidant) apparait
comme l’amante mais aussi la nymphe de ces bois avec un dernier plan (à l’opposé
de la soumission de Madeleine) où
elle calme dans une gestuelle toute maternelle les cauchemars de l’officier
anglais.
La Route des
Indes : le territoire comme obstacle à l’autre
Plutôt qu’un prolongement du romanesque lumineux de Docteur Jivago et La Fille de Ryan, La Route des Indes (adapté d’E.M. Foster) apparait plutôt comme une réminiscence de
la résignation désespérée de Brève
Rencontre. Les clivages raciaux et culturels de cette Inde coloniale
empêcheront ainsi la romance entre l’anglaise Adela (Judy Davis) et le docteur
Aziz (Victor Banerjee). La mystique qui atténuait la noirceur de Madeleine ou transcendait les unions de
Docteur Jivago et La Fille de Ryan sera au contraire l’instrument
d’une impasse tragique. L’amorce de rapprochement entre Adela et Aziz lors de
la visite des grottes se voit ainsi constamment contredite par l’image. David
Lean alterne les plans moyens où les personnages discutent, assis face à
l’immensité du paysage que surplombe la colline sur laquelle ils se trouvent. L’échange
prend un tour plus intime - Adela malheureuse dans ses fiançailles interrogeant
Aziz sur celles, arrangées qu’il vécut et qui sont la norme dans cette société
indienne – où plutôt qu’une connivence se crée une gêne que Lean manifeste
d’abord par les contrechamps sur le panorama, puis en séparant les personnages
à l’image par son découpage alors qu’ils sont toujours côte à côte.
Le
gigantisme du décor naturel semble donc signifier ce fossé se dressant entre
eux. Avant de poursuivre la visite, Aziz mal à l’aise s’éloigne un instant pour
fumer. Le mélange de désir coupable et de curiosité féminine des précédents
exemples - en opposition à la masculinité plus aveuglément entreprenante pour
le meilleur et pour le pire chez Lean – ne trouve donc pas de répondant
masculin avec la réticence d’Aziz. Ce gout du risque sera alors satisfait par
Adela en s’enfonçant seule dans une grotte. L’assaut du mâle n’est plus alors
que métaphorique lorsque la silhouette d’Aziz parti à sa recherche se dessine
dans l’entrée de la grotte, le « viol » se faisant par la force de
l’écho de sa voix qui oppresse Adela à l’intérieur. Une ellipse nous montre
pour conclure Adela ensanglantée dévalant en pleine démence la pente. Le
périple visant à rapprocher les peuples anglais et indiens par la visite de leurs vestiges se voit là
brisé de façon presque surnaturelle, les forces abritant ces lieux n’acceptant
pas cet amour possible. La suite du film avec son procès et la haine raciale
renvoyant chacun dos à dos confirmera ce constat désabusé. Tout comme la
société anglaise refusait la relation adultère de Brève Rencontre, le monde colonial refuse l’idée même d’un amour
interracial dans La Route des Indes.
Superbes critiques, je viens de découvrir votre blog et je suis en admiration face à un tel talent d'écriture, j'aimerai être capable de mettre mes pensés en mots aussi bien que vous . Je suis un grand fan de Lean que je considère comme étant l'un des plus grands cinéastes de l'histoire. D'ailleurs quel est selon vous son meilleur film, si vous devriez en choisir 1 ou 2 se seraient lesquels ?
RépondreSupprimerMerci beaucoup ! David Lean est vraiment un de mes cinéastes favoris donc ça aide pour l'inspiration et l'angle du texte s'y prête en mettant en avant son sens formel.
SupprimerPour des deux préférés très dur comme question hé hé. Je dirai Docteur Jivago et La Fille de Ryan (en dépit des failles d'interprétation de ce dernier) qui m'émerveille totalement par leur romanesque flamboyant. Après pas loin derrière Brève rencontre, Heureux mortels, Lawrence d'Arabie. Mais j'apprécie vraiment toute sa filmographie. Merci encore de votre appréciation !