Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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samedi 14 septembre 2024

Rapt à l'italienne - Mordi e fuggi, Dino Risi (1973)

Fabrizio, Raùl et Sylva dévalisent une banque et tuent le gardien. Ils sont repérés par la police près d'une station-service et prennent alors en otage Giulio Borsi, un industriel romain qui partait en week-end avec sa maîtresse Danda. La police se lance à leur poursuite, à bonne distance. Un des ravisseurs informe le commissaire Spallone qu'ils exigent une rançon de 100 millions de lires et un avion pour s'enfuir contre la libération des otages. Les gangsters font en fait partie d'un groupe d'activistes, et la presse, rapidement informée, suit les policiers qui suivent les malfaiteurs...

Les élans de moraliste féroce de Dino Risi surent toujours s'adapter aux mues de la société italienne à travers des brûlots cinglants. Rapt à l'italienne apparaît à ce stade comme une synthèse intéressante de ses précédentes charges, à l'aune de l'Italie de ce début des années 70. Le personnage de Borsi (Marcello Mastroianni) est un l'héritier des nouveaux riches veules et corrompus engendrés par le boom économique que l'on a pu observer dans Le Veuf (1959), Au nom du peuple italien (1971). Fabrizio (Oliver Reed), le meneur des preneurs d'otage illustre lui l'envers malsain et narcissique de la pureté idéologique, montrant la face hypocrite de l'activisme politique tout comme le protagoniste de Le Prophète (1968) représentait celle de la contre-culture et des mouvements hippies. 

On semble donc au départ en terrain connu avec ce Borsi dilettante et cynique quant à son commerce, et volage dans ses mœurs puisqu'il s'apprête à partir en week-end avec sa jeune maîtresse Danda (Carole André). La prise d'otage est donc l'occasion de fustiger toute la veulerie et superficialité de Borsi à travers des dialogues savoureux (toujours sous la menace de l'arme de ses ravisseurs, voyant la pluie tomber il se rappelle qu'il a laissé exposée sa décapotable) et situations rocambolesques, comme cette tentative de fuite au restaurant en laissant Danda prisonnière.

Cependant la construction de road-movie va servir de révélateur pour une réflexion plus vaste que la seule satire. La nature d'activistes des ravisseurs ne se révèle que progressivement, et va servir d'épouvantail aux médias pour anticiper les éventuels dommages subis par les otages. Le hold-up d'ouverture et le meurtre d'un agent laisse donc penser que les activistes ne sont que des gangsters comme les autres, d'autant que l'onéreuse demande de rançon prévaut sur quelconque revendication politique. La mascarade se révèle subtilement au fil du voyage et de la cohabitation forcée, les mauvais penchants de Borsi se révélant au moins sincères face au supposé engagement politique des activistes. Risi reflète de cette façon la vision possible des Italiens face aux Brigades Rouges dont les méfaits agitent le pays durant les Années de Plomb. Leurs contradictions se révèlent dans la manifestation de leurs manières rustres (Fabrizio pelotant lourdement Danda), la confrontation verbale avec de vrais engagés d'antan (le vieux garagiste les renvoyant à leur nature de gangsters ordinaires) et la nature creuse de leur discours, telle la féministe lesbienne Sylva (Nicoletta Machiavelli) soutenant l'agression sexuelle de son acolyte Fabrizio. 

Il faut le temps long du voyage, des rencontres et des péripéties pour exposer la vérité de chacun. Cependant Risi réserve une part d'humanité à ses protagonistes qui échappent à leurs caricatures. Borsi gagne grandement en dignité, servi par la prestation de plus en plus subtile de Mastroianni, notamment la belle scène durant laquelle il assume sa peur et son instinct de survie malheureux à Danda, et ce avant un réel geste noble durant l'épilogue. Comme souvent en Italie, la proximité régionale permet les rapprochements entre les individus et estompe les schismes sociaux, ce lien populaire se prolongeant lors d'une scène voyant Borsi et Fabrizio partager leurs souvenirs musicaux comme érotique à l'écoute d'une chanson de variété. D'ailleurs la dernière partie en huis-clos témoigne de la schizophrénie du récit et de ses participants avec la bonhomie de l'ancien général joué par Lionel Stander, cachant un passé peu reluisant sous sa bonhomie - qui s'estompe quand les intrus entonnent un chant communiste chez lui. On n’est finalement pas si loin du road-movie le plus emblématique de Risi, Le Fanfaron (1962) qui lui aussi démarrait tambour battant avec son duo faussement caricatural, puis laissant la mélancolie s'installer avec de nous cueillir par son drame final - ici particulièrement sanglant. 

Vu dans le cadre de la rétrospective Marcello Mastroianni à la Cinémathèque française 

jeudi 12 septembre 2024

J'ai tué Jesse James - I Shot Jesse James, Samuel Fuller (1949)


 Le destin de Bob Ford, membre de la bande de Jesse James, qui abattit ce dernier dans le dos pour obtenir son amnistie et démarrer une nouvelle vie.

Après des débuts en tant qu'écrivain et journaliste, Samuel Fuller met un pied à Hollywood où il tente de se faire une place en tant que scénariste. Ces débuts sont interrompus par son engagement dans 1re division d'infanterie américaine au cours de la Seconde Guerre mondiale, en tant que soldat et reporter de guerre pour une expérience qu'il relatera plus tard dans Au-delà de la gloire (1980). Il végète à son retour, ne parvenant pas à imposer ses scénarios alors qu'il est employé par Warner. Il va néanmoins parvenir à convaincre Robert L. Lippert, petit producteur indépendant, de financer son script de J'ai tué Jesse James en échange d'un salaire dérisoire. Le film va ainsi marquer les débuts d'une impressionnante carrière. 

La figure de Jesse James avait connu une récente transposition cinématographique avec le diptyque Le Brigand bien-aimé de Henry King (1939) et sa suite Le Retour de Frank James de Fritz Lang (1940). Ces œuvres, romanesque et spectaculaire à souhait pour le King, plus rugueuse avec le Lang, étaient des odyssées pleines de bruit et de fureur avant tout centrées sur la fratrie des James. J'ai tué Jesse James fait le choix d'un film plus introspectif et, si l'ombre de Jesse James plane au-dessus du récit, celui-ci se concentre avant tout sur l'après et le destin du traitre Robert Ford. Bien plus tard une œuvre comme L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford de Andrew Dominik (2006) creusera aussi ce sillon en plaçant à égale importance le hors-la-loi et son meurtrier en dépeignant leur relation complexe.

Ici Samuel Fuller nous dépeint un Jesse James et ses acolytes comme en fin de parcours, lassés par des années de périls et de cavales. La scène d'ouverture nous montre un hold-up qui tourne mal, sans butin et avec blessures pour Robert Ford (John Ireland), forcé de se réfugier chez Jesse James et sa famille. Nous découvrons un James (Reed Hadley) usé, mais incapable de se ranger et sortir de sa routine criminelle malgré les reproches de son épouse. Fidèle protégé de Jesse James, Robert Ford voit cependant une porte de sortie avec la possibilité d'amnistie en livrant son mentor. Samuel Fuller interprète cependant le motif de cette funeste trahison comme motivée par l'amour, Ford espérant enfin pouvoir épouser Cynthy (Barbara Britton), belle actrice lasse de l'attendre. L'assassinat est filmé dans un mélange d'urgence, de tension et d'une vraie volonté de figée l'image connue et légendaire de Jesse James confiant et tournant le dos à Robert Ford qui va l'abattre froidement. 

Ce qui devait être une libération va cependant tout faire dérailler pour Ford. Son acte avait pour but de se construire un cocon intime ou l'amour de Cynthy pourrait se substituer aux amitiés viriles du gang, mais cette dernière horrifiée par son geste se détourne peu à peu de lui sans qu'il le comprenne. S'il a éloigné la menace de la loi, Ford en a malgré lui créé une plus vaste puisque désormais il est la cible des pistoleros en quête de notoriété, d'un Frank James avide de vengeance, ou de fidèles nourrit de l'aura de Robin des bois de l'ouest entourant Jesse James. Samuel Fuller confronte le mythe en construction à la réalité au dépend de Robert Ford, forcé d'entendre la chanson folklorique célébrant James et le dévalorisant, ou en devant rejouer son geste meurtrier dans les salles de spectacles pour quelques dollars.

John Ireland est remarquable, témoignant sous ses airs menaçant d'une belle vulnérabilité. On ressent tout au long du récit profond remord pour son acte, se croisant au dépit progressif de voir se dérober à lui la raison qui l'a motivé. On se surprend à ressentir davantage d'empathie pour Ford que pour Cynthy se détournant de lui après son "sacrifice". Tant qu'il semble promis à l'amour de la jeune femme, Ford assume l'opprobre publique, le danger et sa nature de paria, mais tout s'effondre bientôt. Son rival amoureux John Kelley (Preston Foster) se présente d'ailleurs de façon cruelle comme son inverse idéalisé, incarnation de la droiture sans faille et de la virilité assurée lors des différents morceaux de bravoure le mettant en scène. 

Au contraire les quelques actions de "rachat" de Ford son estompée dans la narration et entourée d'ambiguïté (le coyote qu'il abat pour sauver le prospecteur mais Fuller laissant croire qu'il allait l'assassiner, le sauvetage de Kelley durant la bagarre au saloon). Toutes ces tourments et contradictions culminent lors du duel final, confrontant Ford à son passé coupable (l'impossibilité d'abattre son adversaire dans le dos) et à son futur brisé. Cette impasse est symboliquement visible par les contrechamps sur Ford plongé dans le noir durant le duel, alors que les plan d'ensemble montre que la séquence se déroule en plein jour. J'ai tué Jesse James est une belle réussite de western intimiste, posant déjà le talent de Samuel Fuller même si le film ne sera pas un succès. 

Sorti en dvd zone 1 chez Criterion ou visible en streaming sur Cine+/OCS 

mardi 10 septembre 2024

Roméo et Juliette - Romeo and Juliet, George Cukor (1936)

Deux jeunes gens sont dans l'impossibilité de vivre leur amour à cause de querelles remontant à plusieurs générations entre leurs deux familles nobles....

Roméo et Juliette est une réponse de la MGM à la fastueuse version de Le Songe d’une nuit d’été de Max Reinhardt et William Dieterle (1935) produite l’année précédente. C’est une victoire pour le producteur Irving Thalberg qui s’était heurté à la réticence de Louis B. Mayer lorsqu’il avait envisagé dès le début des années 30 d’offrir une adaptation de la pièce de Shakespeare. La réussite formelle du film Warner avait montré les possibilités cinématographiques d’une autre transposition, et de plus Roméo et Juliette avait retrouvé un grand intérêt auprès du grand public grâce au succès d’une nouvelle version de la pièce jouée à Broadway en 1934. Thalberg fait le choix de George Cukor à la mise en scène, la réputation de ce dernier en tant que grand portraitiste des personnages féminins commençant à définitivement s’établir à Hollywood. Il opte aussi pour Norma Shearer, son épouse, comme Juliette même si à 34 ans elle est déjà loin de l’héroïne adolescente de Shakespeare. Il est d’ailleurs amusant de constater qu’il s’agit de l’avant-dernier grand leading-rôle de Norma Shearer avec Marie-Antoinette de W.S. Van Dyke (1938) et Femmes du même George Cukor, son déclin puis retrait du métier correspondant aussi à la disparition prématurée d’Irving Thalberg en 1936. 

Sur le même modèle que Le Songe d’une nuit d’été chez Warner, Roméo et Juliette recherche un alliage réussi entre l’apport du cinéma et une certaine prolongation des éléments théâtraux de l’histoire. Malgré plusieurs coupes et modifications, le film reste très fidèle dans le récit et le texte, et ce sera donc la dimension formelle qui va transcender l’ensemble. La scène d’ouverture introduit cette dimension théâtrale avec l’introduction « scénique » du drame de Roméo et Juliette, avant de nous faire basculer dans une veine de conte ou de mythe à l’histoire, un plan d’ensemble de décors peints laissant place à une procession religieuse dans un environnement plus concret. On y observe les clans Montaigu et Capulet défiler côte à côté, la tension se disputant au rire dans leur manière de se toiser et s’invectiver. Si le propos de Roméo et Juliette n’autorise pas la luxuriance féérique de Le Songe d’une nuit d’été, Cukor en reprend ici l’esthétique rococo. Il y a un jeu de strates entre le réalisme des costumes, la facticité grandiloquente des décors et l’alliance des deux dans la manière de fondre les personnages dans l’espace.

Cukor anticipe ses exploits à venir dans la comédie musicale durant la scène de bal, par un jeu d’échelle brillant entre les mouvements amples des danseurs, et le rapprochement plus feutré se faisant par le jeu feutré, intriguant puis aimant qui va rapprocher Roméo (Leslie Howard) et Juliette. La séquence apparaît comme une métaphore de leur amour en construction, le tumulte du bal correspondant à l’antagonisme de leurs familles, dont ils font abstraction en se rapprochant sans encore connaître leurs identités respectives. La déclamation et l’échange au balcon des amoureux prend une nouvelle fois le meilleur des deux mondes sous l’œil de Cukor. Les plans d’ensemble montrant Roméo faisant face, exalté, depuis terre, à Juliette inaccessible depuis son balcon, pourraient littéralement être repris de la pièce par leur composition « scénique ». La dimension cinématographique correspond au jeu de regard omniscients ou identifiés apportant une sorte de classicisme et d’idéal romantique dans la manière dont s’observe les amants. Leslie Howard juché dans un arbre semble transfiguré après l’avoir vu désespéré par une Rosaline désormais loin de ses pensées, et les gros plans sur Norma Shearer vibrante trahissent l’influence des peintres de la Renaissance comme Botticelli (déjà ressentie dans les décors). 

Leslie Howard, la quarantaine passée, est encore plus loin de l’âge du rôle que sa partenaire Norma Shearer. L’exaltation de son jeu, la douceur de ses traits et l’allant de sa silhouette fine rend cependant tangible son Roméo, tout comme la rondeur des traits de Norma Shearer en font justement à une madone de Boticelli. George Cukor abandonne l’idée d’avoir dans son couple l’archétype juvénile imaginé par Shakespeare, et choisit d’endosser et figer pleinement un archétype romantique. Cela se ressent notamment dans la scène des retrouvailles du couple dans la chambre de Juliette, la consommation de leur nuit passant par des fondus enchaînés floraux ou sur des ciels étoilés factices, tandis que s’insère dans la bande-son l’ouverture fantaisie Roméo et Juliette de Tchaïkovski.

Même si le couple est le principal pôle d’attraction, les seconds rôles sont particulièrement bien mis en valeur dans un casting prestigieux. Mention spéciale à Basil Rathbone (qui jouait Roméo dans la version Broadway) perfide et belliqueux à souhait en Tybalt, la gouaille et la truculence dandy de John Barrymore en Mercutio, ou encore une savoureuse Edna May Oliver dans le rôle de la nourrice. Il également une énergie et un sens de la chorégraphie appréciable dans les furieuse scène de duel à l’épée, dont le découpage et les cadrages très dynamiques sort par intermittences le film de cette impression d’une suite de tableaux. Malgré la connaissance et les multiples visions de différentes versions de l’histoire, l’esthétique splendide maintient donc l’attention et l’émotion même dans les passages attendus. Ainsi une Juliette « morte » et allongée toute de blanc immaculé dans sa robe offre un magnifique contraste à la silhouette noire et à la pose affligée de Roméo croyant l’avoir perdu dans un plan somptueux. Une romance tragique qui émeut toujours, grâce à la portée d’un beau livre d’images. 


 Sorti en dvd zone 1 français chez Warner et doté de sous-titres français

dimanche 8 septembre 2024

Confidentiel - Marché sexuel des filles - (Maruhi) shikijô mesu ichiba, Noboru Tanaka (1974)


 Prostituée de dix-neuf ans au caractère bien trempé, Tome vend ses charmes dans les quartiers pauvres d’Osaka. Elle vit avec sa mère, qui exerce la même profession qu’elle, et son frère handicapé mental, seul être qui compte réellement à ses yeux. Afin de ne dépendre de personne, Tome prend la décision de travailler à son compte. Elle va pour cela devoir faire face aux menaces des souteneurs et de la concurrence…

Confidentiel - Marché sexuel est une œuvre s’inscrivant dans le courant du Roman Porno, productions érotiques du studio Nikkatsu qui entama ce virage à l’orée des années 70 afin d’enrayer la crise de spectateurs. Cependant, le choix du noir et blanc, la veine austère et arty du film rappelle davantage le cinéma Pink, première vague érotique du cinéma japonais des années 60 qui était plus explicitement politisée et expérimentale sous la férule de cinéaste comme Koji Wakamatsu, Masao Adachi… Noboru Tanaka, qui débuta au sein de Nikkatsu en tant qu’assistant de quelques fameux francs-tireurs tel Seijun Suzuki ou Shohei Immamura, se situe en partie dans ce sillage. Néanmoins, si la forme diffère de ses films les plus célèbres au sein du studio, pour le fond Tanaka fait montre d’un grand intérêt pour la condition féminine et notamment la figure de la prostituée. Le réalisateur apparaît comme une continuité d’un Mizoguchi par exemple, mais Confidentiel est aussi par son regard social une manière de poursuivre l’image rebelle et anticonformiste que pouvait avoir la prostituée dans le Japon d’après-guerre.

Le film joue constamment sur ces deux tableaux, la prostituée apparaissant à la fois comme un être brutalisé sous le joug des hommes dans une pure touche mélodramatique, mais aussi une marginale libre de ses choix, loin des carcans de la société capitaliste. Le casting du film représente un peu ces directions contradictoires. Meika Seiri incarnant Tome, l’héroïne farouche, traîne un passé sulfureux puisqu’avant d’entamer sa carrière d’actrice (dans du cinéma érotique ou des productions plus célébrées comme Le Cimetière de la morale de Kinji Fukasaku L’Empire des sens de Nagisa Oshima), elle fut une réelle travailleuse du sexe et hôtesse de bar. Malgré son jeune âge, elle dégage un certain vécu et quelque chose de précocement abimé qui fait transpirer une vraie authenticité à son personnage. A l’inverse Genshu Hanayagi jouant la mère de Tome est une intellectuelle et militante féministe célèbre au Japon. 

Dans le cadre du récit, Tome tente dans son activité de prostituée de s’affranchir de la tutelle des hommes et de ne pas avoir de proxénète, malgré l’insistance violente de certains à occuper cette position. Cette soumission apparaît au contraire comme une fatalité et un conditionnement social pour d’autres femmes, telle la mère de Tome ou Fumie (Junko Miyashita). La première s’avilit par pur dévotion à un amant qui la trompe, et Fumie ne semble pouvoir exister sans que l’autorité passive ou violente d’un homme s’impose à elle. Le traitement des scènes de sexe par Tanaka est en adéquation avec cette caractérisation. Tome s’y montre passive, détachée et ne semble qu’effectuer froidement son « métier », sa mère est au contraire la plus active et agitée pour satisfaire son client, alors que Fumie est plus ambigüe en subissant totalement les assauts masculins tout en y trouvant un plaisir discutable résultat de ce conditionnement - ambiguïté que prolongera brillamment l'actrice Junko Miyashita dans d'autres rôles chez Tanaka comme La Véritable histoire d'Abe Sada (1975), Bondage (1977), La Femme aux cheveux rouges (1979). 

L’histoire se déroule à Osaka et plus précisément dans le quartier de Naniwa, refuge des marginaux et populations démunies dont les burakumin et Zainichi coréens. Le noir et blanc dominant l’ensemble du film semble donc représenter l’impasse sociale de cet environnement pour les personnages féminins, qu’ils assument ou subissent leur condition. On pense à la réflexion qu’eut un Ettore Scola quand il réalisa son célèbre Affreux, sales et méchants (1976), à savoir que la dégénérescence d’un environnement déteint naturellement sur ses habitants et les entraînes dans un mimétisme, une spirale d’avilissement difficilement surmontable. Cela s’observe ici par la promiscuité sexuelle dérangeante, les relents d’inceste au sein de la cellule familiale, et la rivalité mère/fille tant charnelle que professionnelle où l’amant et le client s’intervertissent entre elles. Tanaka renoue ainsi avec la boussole morale incertaine d’un Shohei Imamura dont les personnages étaient tout autant affranchis des codes de bienséance dans des œuvres comme La Femme insecte (1963) ou Profond désir des dieux (1968).

S’il ne montre pas le pan presque joyeux de ces métiers du sexe comme il pouvait le faire dans son Nuits félines à Shinjuku (1972), Noboru Tanaka montre néanmoins que la condition de ses personnages repose autant sur des maux sociétaux (sexisme et conditionnement évoqués plus haut) qui sur une marginalité assumée. Lorsque le film passe en couleur durant les dernières minutes, c’est pour montrer un aperçu de la vie urgente, moderne et « normée » que représente l’urbanité plus opulente d’Osaka.

Cet instantané de réalité rappelle justement la scène finale de Nuits félines à Shinjuku montrant le décalage entre la fin de nuit des travailleuses du sexe et le début de journée des travailleurs ordinaires. Ce bref saut dans la normalité se solde par une perte tragique pour Tome, qui refuse la possibilité offerte de se fondre parmi le commun, et choisit de rester sur ses terres. Toute la dualité du propos repose d’ailleurs sur l’analogie faite plusieurs fois dans l’histoire entre la nature d’objet soumis de ces prostituées (la récurrence de la poupée gonflable), et la manière dont Tome endosse joyeusement et volontairement ce statut durant l’une des dernières scènes. 

Sorti en bluray français chez Carlotta

vendredi 6 septembre 2024

The Pillow Book - Peter Greenaway (1996)


 Nagiko, la fille d'un calligraphe célèbre, qui autrefois lui avait souhaité son anniversaire en lui calligraphiant ses vœux sur le visage, entreprend à son tour d'écrire. Après un mariage raté, un incendie, elle se lance à la poursuite de l'amant-calligraphe idéal qui usera de son corps tout entier en lieu et place de papier. Après bien des échecs, elle rencontre finalement Jérôme, un traducteur d'origine anglaise. Il la convainc d'être le pinceau plutôt que le papier.

La noirceur des conclusions d’œuvres comme Zoo (1985), Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989) ou encore TheBaby of Macon (1993), avaient érigé le corps humain comme espace de souillure fascinante, de cannibalisme ou de culte morbide. The Pillow Book voit Peter Greenaway poursuivre cette réflexion, mais en se renouvelant avec une influence culturelle et esthétique cette fois tournée vers l’Asie. Le réalisateur s’inspire ici de Les Notes de chevet, classique de la littérature japonaise du 11e siècle, reposant sur une suite d’impression triviale de Sei Shōnagon, dame de compagnie de l'impératrice consort Teish. L’ouvrage est explicitement cité et mis en scène par intermittences, mais le récit repose davantage sur une sorte de variation moderne dont l’héroïne est la jeune Nagiko (Vivian Wu).

Fille d’un célèbre calligraphe, elle sert dès l’enfance de modèle à celui-ci, s’amusant à lui calligraphier des vœux sur le visage et le cou lors de ses anniversaires. La signification des motifs écrits place la fillette, et au sens large la femme, comme un objet soumis et définit par son créateur, et par conséquent l’homme. Nagiko observe cette soumission dans une logique de classe en voyant son père (Ken Ogata) subir les avances de son éditeur (Yoshi Oida), puis en la subissant elle-même par un mariage arrangé dont elle finira par s’évader. Exilée à Hong Kong, Nagiko ne peut cependant se défaire de ce conditionnement et va chercher de nouveau à être le réceptacle corporel d’un calligraphe inspiré. Peter Greenaway prolonge les expérimentations formelles entamées sur Prospero’s Books (1991), transformant l’image en prolongement des pages et corps calligraphiés, rajoutant des écrans exprimant le point de vue est les sentiments ambivalents des personnages.

Ainsi Nagiko d’une part fait montre d’émancipation en quittant son milieu et son Japon natal, mais de l’autre recherche la « signature » d’un homme sur son corps. C’est l’occasion pour Greenaway de multiplier les situations érotiques scandaleuses dont il a le secret, bien aidé par la prestation tout en lâcher-prise de Vivian Wu, tour à tour vulnérable, espiègle et provocante. L’arrière-plan japonais délaisse ses inspirations picturales occidentales habituelle pour travailler un mimétisme entre les situations sensuelle du récit et les estampes érotiques japonaises, auxquelles s’ajoutent parfois un « écran » rejouant des situations de Les Notes de chevet. Déstabilisant dans un premier temps, ce choix devient de plus en plus organique et instinctivement compréhensible par le spectateur, par l’écho qui se crée naturellement avec le cheminement de Nagiko.

Le melting-pot esthétique exprimé par les différents milieux que traverse l’héroïne font du film un objet hybride, voyant U2 alterner avec de la cantopop, Guesch Patti ou de l’enka japonaise, les costumes varier entre costumes traditionnels japonais et tenue de mode marquées nineties – conçus par Emi Wada. L’unité ne se dégage qu’avec la sérénité amoureuse et artistique conjuguées acquises par Nagiko. Après avoir sollicité différentes rencontres et amants occasionnels à marquer son corps de leur inspiration, Nagiko est décontenancée lorsque le polyglotte Jérôme (Ewan McGregor) l’incite au contraire à se faire autrice plutôt que réceptacle. Ce qui n’était que tumulte et provocation devient alors une merveille de langueur charnelle, romantique et artistique où les peaux des amants se font le parchemin de leurs baisers, caresses et bien sûr inspiration littéraire, avec un Jérôme devenant un véritable « manuscrit » humain délivré à l’éditeur.  Ce dernier est la source des maux d’enfance de notre héroïne, qui en s’ouvrant au sentiment amoureux éveille aussi sa jalousie, ravive sa rancœur et met à mal le fragile équilibre qu’elle a trouvé.

La dimension d’espace mental se renforce, tout en permettant encore de nouvelles visions originales et inédites de la part de Greenaway qui parvient totalement à fondre son univers extravagant à cette imagerie nippone. La conclusion faisant d’un corps aimé une matière littéraire à archiver et chérir ravive fortement le souvenir romanesque et vengeur de Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant. Tout à sa mue asiatique, Greenaway demeure totalement cohérent dans ses obsessions et cette amour funèbre. 

Sorti en bluray anglais chez Indicator et doté de sous-titres anglais

jeudi 5 septembre 2024

High Spirits - Neil Jordan (1988)


 Peter Plunkett est le propriétaire d'un vieux château irlandais transformé en maison d'hôtes. Endetté auprès d'un homme d'affaires américain, Plunkett décide de transformer le château en attraction touristique en faisant jouer les fantômes à ses employés. La supercherie est vite découverte, mais le château s'avère également abriter de véritables fantômes.

En cette année 1988, il y avait sans doute un film de trop entre le Beetlejuice de Tim Burton et High Spirits de Neil Jordan, les deux films œuvrant dans la comédie fantastique sur fond de maison hantée et de fantômes. Neil Jordan signait là son premier film américain (même si dans le cadre d'une coproduction entre l'Irlande et l'Angleterre) et allait malheureusement rencontrer un échec cuisant au box-office, avec la frustration d'avoir été privé du final cut durant la postproduction. Le scénario suit une tonalité entre tradition gothique et regard plus distancié et ironique, les deux s'équilibrant par le mélange de pure loufoquerie et de romantisme. Cela se tient par l'argument voyant le châtelain irlandais ruiné Plunkett (Peter O'Toole) tenter d'éponger ses dettes en transformant son château en ruine en hôtel supposément hanté. Un peu à la manière de Beetlejuice justement, les hôtes qu'il va attirer le temps d'un séjour improvisé sont trop au fait des codes de l'épouvante (les enfants évoquant Les Griffes de la nuit de Wes Craven), trop "américains" et cyniques, ou trop autocentrés sur leurs petits problèmes futiles pour ressentir le moindre effroi en ces lieu.

Les efforts maladroits de Plunkett et de son personnel pour mettre en scène des manifestations spectrale donne lieu à des séquences extravagantes, spectaculaires et gentiment coquines qui surprennent, la filmographie de Neil Jordan ne nous ayant jusque-là pas habitué à ce genre d'humour splapstick décomplexé - même s'il renouvèlera avec le même insuccès commerciale la tentative avec Nous ne sommes pas des anges (1989) son second film américain. Le casting est génialement outré dans ses performances, notamment Peter O'Toole totalement naturel en vieux dandy alcoolique, Beverly D'Angelo en américaine moderne dépressive. La durée resserrée (à peine 1h30) du film empêche de mieux caractériser les autres personnages aux backgrounds potentiellement intéressant (le couple improbable entre l'aspirant prêtre joué par Peter Gallagher et la vamp incarnée par Jennifer Tilly) ou de creuser la satire en germe avec ce parapsychologue (Martin Ferrero) faisant de l'occulte un commerce, et qui va rapidement démasquer la supercherie.

Lorsque de vrais fantômes finissent par faire leur apparition, Neil Jordan jongle habilement entre une tradition de fantastique britannique décalée (façon L'Esprit s'amuse de David Lean (1945)) et authentique romance gothique. Le réalisateur renoue là avec un des thèmes majeurs de sa filmographie, le questionnement de la réalité du mythe, de la fable et du conte, ainsi que son influence sur les individus, thèmes explorés dans La Compagnie des loups (1984), Nous ne sommes pas des anges (1989), Entretien avec un vampire (1994), La Fin d'une liaison (1999) ou Ondine (2009). Seul hôte bienveillant du château, Jack (Steve Guttenberg) sera le premier à distinguer les fantômes, et s'émouvoir du sort de Mary (Daryl Hannah) revivant depuis 200 ans l'assassinat que lui infligea son époux (Liam Neeson) durant la nuit de noce de leur mariage arrangé. Jack parvient momentanément à stopper la boucle meurtrière, et va tomber amoureux d'une Mary à la douceur aux antipodes de la froideur de sa vraie épouse Sharon (Beverly D'Angelo). 
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L'équilibre entre la noirceur de ce romantisme morbide et la veine burlesque du film fonctionne plus ou moins bien. Le sort funeste de Mary revivant éternellement son assassinat rappelle la malédiction d'une perpétuelle réminiscence chez les êtres surnaturels de Jordan (Kirsten Dunst piégée dans un corps d'enfant avec des désirs de femme adulte dans Entretien avec un vampire, Gemma Aterton traversant les siècles en étant conditionnée à rester une prostituée dans Byzantium (2013), mais l'on sent aussi de grosses compromissions altérant l'originalité du film. La dynamique entre Jack et Mary n'est ainsi pas sans rappeler dans sa naïveté le Splash de Ron Howard (1984), premier grand succès de Daryl Hannah où elle formait un couple candide et décalé avec Tom Hanks. La noirceur et la sensualité qui traversent l'ensemble détonne néanmoins pour ce genre de comédie grand public, tant dans certaines situations (littéralement une scène de sexe quasi-nécrophile) qu'un propos qui heurterai sans doute plus un public contemporain (l'attirance de Sharon pour le fantôme Liam Neeson, assassin de son épouse certes mais plus viril et attirant que Jack).

Formellement le tout baigne dans un bel écrin gothique, avec malgré le côté décalé et parfois décalé une superbe direction artistique, entre les vues majestueuses du château réhaussées par les matte-painting de Derek Meddings, la photo d'Alex Thompson baignant dans une atmosphère british brumeuse et menaçante - ainsi qu'un beau score de George Fenton, compositeur fétiche de Jordan. La pyrotechnie des effets spéciaux modernes dénote presque avec ses morceaux de bravoures à la Poltergeist ou Ghostbuster. Mais là encore, dès que le côté romantique, gothique et torturé prend le pas c'est très prenant avec les apparitions saisissantes de Daryl Hannah, sa présence vulnérable et un travail habile dans le maquillage et les éclairages pour donner une teinte tour à tour spectrale, pourrissante ou éclatante à sa peau - et mettant ainsi à l'épreuve l'attirance et l'amour de Jack. Donc imparfait sur plusieurs points (on comprend que ce soit Beetlejuice qui ait remporté le jackpot) mais très singulier et ne manquant pas de charme.

Disponible en streaming sur Mycanal ou sorti en bluray anglais