Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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lundi 18 décembre 2017

Privilege - Peter Watkins (1967)

Steven Shorter est la star anglaise la plus en vue du moment. Sa musique est écoutée par tout le monde, de sept à soixante-dix-sept ans. Tous les britanniques l'aiment. Ses producteurs commencent à se servir de sa popularité pour augmenter la vente de pommes, suite à une catastrophe agricole, dans le but d'aider les cultivateurs. Ensuite, ils décident que, désormais, Steven doit donner l'exemple du respect de la religion et du nationalisme. D'autres projets de manipulation s'ensuivent...

L'Angleterre et plus précisément le Swinging London sont le véritable centre culturel mondial en ce milieu des années 60. La British Invasion symbolise cette domination côté musical mais se prolonge aussi dans la mode vestimentaire, au cinéma avec la création d'icône à la James Bond ou une exploitation des stars de la pop comme les Beatles dans les films de Richard Lester. Pourtant très vite de nombreux films vont montrer un envers moins idyllique de cet environnement, observant les personnalités superficielles qu'il façonne dans Darling de John Schlesinger (1965), les comportements oisifs et immatures de la jeunesse dans The Party's Over de Guy Hamilton (1965). Privilege sera une des œuvres les plus vindicatives de cette vague, allant plus loin que la simple observation des dérives individuelles pour fustiger plus globalement l'abêtissement d'une société entière.

Après des court-métrages remarqués, Peter Watkins impose son style radical et son goût des sujets provocateur dans le film historique La Bataille de Culloden (1964 et traitant la bataille écossaise de 1746 où les régiments d'élite anglais écrasèrent les Highlanders) et la dystopie La Bombe (1966 évoquant un bombardement nucléaire russe sur l'Angleterre). Ce dernier causera quelques remous à la BBC avec des pressions du gouvernement agacé alors qu'il développe son programme nucléaire, mais le film fait la renommée de Peter Watkins qui sera même récompensé d'un BAFTA en 1967. Le réalisateur quitte la BBC et est approché par Universal en quête d'un projet à la mode dans la lignée de A Hard Day's Night (1964). Watkins va bénéficier du budget le plus nanti de sa carrière mais livrera un résultat bien loin de la sucrerie pop attendue.

L'histoire dépeint donc dans un futur proche le phénomène d'adulation qui entoure la pop star anglaise Steven Shorter (Paul Jones). Sa première apparition de Steven Shorter sème d'ailleurs le trouble en voyant la star revenu d'une tournée américaine défiler en voiture décapotable dans des rues bondées tel un chef de guerre antique faisant son retour trimphant. Une voix-off distanciée apportera alors régulièrement recul et/ou ironie à des images d'hystérie collective de groupies en pâmoison lors des scènes de concert, alternée avec les à côté du quotidien de Shorter. Le style "actualité" développé par Watkins dans ses films précédents se mue ici en vrai/faux documentaire à la gloire de Shorter. Cette approche subsiste tant que la star "joue le jeu" de la soumission neutre à son entourage mais donnera progressivement une tonalité de plus en plus inquiétante.

Une séquence capture ainsi Shorter backstage après un concert en restant à distance, lui-même étant comme sans émotion ni réaction à des évènements qu'il subit docilement. Par de simples effets de cadrages (la scène de dîner en boite nuit un panoramique efface Shorter de l'écran pour s'attarder sur ses mentors) et de montage, on devine l'emprise de cet entourage inquiétant sur Shorter avec la mise en avant du producteur Julie Jordan (Max Bacon) et le manager Alvin Kirsch (Mark London). L'humour à gros trait dont use Watkins nous signifie donc leur emprise sur leur protégé mais si le film s'en était tenu là, il n'aurait été qu'une fable de plus sur les affres show business. Cependant on comprendra plus ou moins (la voix-off parfois trop lourdement explicative) que Shorter incarne à lui seul l'opium du peuple, l'icône vide et superficielle qui éloignera la jeunesse de toute idée de révolte.

L'ironie est des plus mordante et sacrément en avance sur son temps pour l'illustrer, puisque c'est précisément une image artificielle de rébellion qui scelle l'aveuglement de cette jeunesse. Une grandiloquente mise en scène de concert montre ainsi Shorter menotté, enfermé dans une cage et malmené par des policiers entonnant un fiévreux Set me free (morceau repris quelques années plus tard par Patti Smith sur son premier album). Le saisissant montage alterné entre les groupies à larmes face aux maux de leur idole et les attitudes théâtrales de ce dernier sont teintée d'un vérisme (Watkins a manifestement bien étudié l'hystérie provoquée par les Beatles à leurs débuts) et d'un cynisme glaçant. Après les avoir si habilement endormie dans cette adoration, il s'agit donc de guider les masses vers ce qu'attendent d'elles les institutions.

Watkins décuple brillamment la portée de son propos en maquillant à nouveau ce qui semble être au départ une scène sincère d'insoumission. Tandis que Shorter enregistre en studio une chanson au double sens scabreux, des pontes de l'église dont on associe la présence à une volonté de censure s'avèrent au contraire vouloir recruter la star pour endoctriner les foules grâce à sa popularité. Les seuls moments où la réalisation se fait plus fictionnelle sont paradoxalement ceux où Shorter peut se montrer sous son vrai jour en compagnie de la peintre Vanessa (Jean Shrimpton). La proximité, connivence et romance naissante entre eux permettent enfin de cerner le jeune homme apeuré qu'est Shorter.

Le choix des deux interprètes est d'ailleurs particulièrement judicieux. Paul Jones connu réellement cette notoriété étouffante en tant que musicien et chanteur du groupe Manfred Mann, la folie l'entourant l'oppressant tellement qu'il quitta la formation en pleine gloire pour une carrière d'acteur (Peter Watkins le choisit après voir envisagé Eric Burdon chanteur des Animals). De même Jean Shrimpton fut le visage du Swinging London (au point d'inspirer le personnage de Jane dans Blow-Up d'Antonioni (1966)) et le mannequin le mieux payé du monde seulement détrôné par Twiggy. Souffrant également de cette célébrité (ses liaisons avec Terence Stamp puis David Bailey n'aidant pas) elle se retira prématurément du métier pour ouvrir une boutique d'antiquité. Cette expérience commune amène ainsi une forme de complicité et vérité dans les séquences commune du couple, capturé à la fois dans sa photogénie et son humanité.

C'est en ayant montré cette facette intime que Watkins peut déployer la séquence la plus outrancière du film, ce concert dans le National Stadium (stade du club de football de Birmingham) où Shorter sera l'étendard de la volonté du gouvernement et de l'église. Watkins mêle l'imagerie totalitaire monumentale à la Leni Riefenstahl (là aussi pas toujours subtil avec le salut nazi des soldats et du brassard à l'effigie de l'Union Jack remplaçant la croix gammée), des haut-lieux de pélerinage, avec la démence fanatique des cérémonies de born again chrétiens - et la disposition. L'imagerie pop enrobe le tout avec ses croix en néon gigantesques, la tenue d'archange/pasteur écarlate de Shorter et le groupe de musicien qui anticipe même par son attitude l'usage qu'auront les punk anglais de l'esthétique nazie quelques années plus tard.

Cependant Shorter n'est plus le pantin docile d'antan et va tenter tardivement de retrouver son statut d'individu. L'amour artificiel et malléable des foules se retournera lors contre lui et sa nature de produit de propagande/marketing se rappellera douloureusement à son souvenir. La virulence du propos restera incomprise des critiques et du public, le film étant retiré des salles après quelques jours d'exploitation seulement par Universal. Ce sera d'ailleurs la dernière œuvre anglaise de Peter Watkins qui quittera le pays pour la Suède et se tournera vers un financement indépendant et international pour ses films suivants. Œuvre culte longtemps invisible, Privilege reste un film visionnaire et au propos encore plus pertinent aujourd'hui qu'à sa sortie.

Sorti en dvd zone 2 français chez Doriane Film et en bluray doté de sous-titres anglais chez BFI 

 

2 commentaires:

  1. Quel film jubilatoire ! Dérangeant et tellement drôle. Un énorme pavé dans la marre de la pop culture et de sa récupération politique. J'ai tellement aimé que j'en ai fait un exercice de montage (à mes heures perdues du 1er confinement), que je partage ici :
    https://www.youtube.com/watch?v=6ehVi4_5H7E
    Bon visionnage ! Et bravo pour votre site.
    Tanguy D.

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    1. Excellent votre montage, efficace et qui rend bien l'expérience du film. Et merci pour le blog !

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