Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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samedi 31 août 2024

Il était une fois - A Woman's Face, George Cukor (1941)

Anna Holm, une femme qui avait été défigurée dans sa jeunesse par un père alcoolique, dirige une bande de maîtres chanteurs opérant sous le couvert d'aubergistes. Alors qu'elle est venue extorquer une grosse somme à Vera Segert, elle se trouve face à son mari, le Dr Gustaf Segert, un chirurgien esthétique. En l'opérant, celui-ci va lui restituer sa beauté, ce qui va transformer sa vie.

A Woman's Face est un des derniers rôles de Joan Crawford au sein de la MGM, avant son départ du studio et son éclipse de deux des écrans - puis le retour triomphal à Warner avec Le Roman de Mildred Pierce (1945). Ce "woman's picture" est l'adaptation de la pièce Il était une fois de Francis de Croisset, jouée en 1932, et le remake du film suédois Visage de femme de Gustaf Molander (1938) première adaptation qui convainquit Hollywood d'appeler à lui Ingrid Bergman qui en était l'héroïne. Joan Crawford y retrouve aussi pour la quatrième et dernière fois George Cukor, qui l'avait précédemment dirigée dans La Femme de sa vie (1935), Femmes (1939) et Suzanne et ses idées (1940). L'histoire conserve son cadre et ses noms de personnages suédois, et fait preuve d'une certaine stylisation formelle et narrative. Le récit tourne autour d'un procès dont la parole des témoins reconstitue en flashback le mystère autour de la culpabilité de Anna Holm (Joan Crawford) jugée pour de meurtre. 

Le visage d'Anna est masqué sous sa posture résignée sur le banc des accusés, et c'est bien au fil des différents récits que se dévoile, au propre comme au figuré, la véritable face du personnage. Défigurée par une tragédie d'enfance, Anna a décidé de fuir la société pour se tapir dans l'ombre et entretenir une carrière criminelle. Elle n'est que honte et ressentiment, cette haine de soi la voyant se lier à un Torsten Barring (Conrad Veidt), homme trouble sachant flatter ses complexes pour l'entraîner dans ses entreprises sombres. Toute l'esthétique mise en place par Cukor durant ce début de film correspond à ses ténèbres qu'Anna estime mériter, avec cette photo de Robert Planck lorgnant sur le film noir, et une direction artistique de Cedric Gibbons contribuant aux atmosphères gothiques tandis que les costumes conçus par Adrian pour Joan Crawford assument dans leurs teintes sombre la volonté du personnage de disparaître des regards, de se fondre dans le décor. 

Si Torsten Barring exploite à son avantage la part d'ombre d'Anna, le chirurgien Gustaf Segert (Melvyn Douglas) qui va l'opérer semble farouchement croire à son penchant plus lumineux et bienveillant. En refaçonnant son visage mutilé, il la ramène à la vie, la reconnecte au monde qui l'entoure. Barring flatte les bas-instincts et le désir si longtemps refoulé d'Anna une tendresse de façade, une nature tactile qui trouble et manipule la jeune femme alors qu'à l'inverse Segert la laisse exister et se découvrir, notamment lors de la belle scène d'enlevage de pansement. Joan Crawford est remarquable pour faire passer toute ces nuances, langage corporel crispé et visage fuyant dans un premier temps, avant d'exprimer un charme épanoui recherchant enfin la compagnie et l'affection des autres. Cukor le fait ressentir à travers les échanges complices et sarcastique entre Segert et Anna, puis peu à peu dans la manière dont il laisse l'héroïne investir l'espace de sa silhouette et de sa beauté, gagnant naturellement les cœurs et l'affection de ses interlocuteurs, dont une belle relation avec un petit garçon.

La structure narrative sert parfaitement cette réinvention progressive de l'héroïne, notamment quand les prémices de la révélation de son visage opéré s’amorcent en flashback pour se révéler dans le présent de la scène du procès, pour un effet dramatique saisissant. Cependant cela ajoute aussi quelques longueurs, la multiplicité des témoins servant juste à faire avancer artificiellement l'intrigue avec des scènes où ils ne figurent parfois même pas. Heureusement le brio formel de Cukor raccroche constamment les wagons de notre intérêt, notamment une dernière partie multipliant les prouesses entre une scène de suspense haletante en téléphérique, une superbe séquence de danse et une course-poursuite finale ébouriffante. Le réalisateur concentre cette dualité clair/obscur de l'héroïne dans un environnement unique représenté par les deux love interest Conrad Veidt/Melvyn Douglas, deux choix de vie lui faisant face et l'obligeant à faire son choix. On pardonne du coup les petites longueurs et facilités, pour apprécier la maestria de Cukor et le talent de Crawford. 

Vu à la cinémathèque française dans le cadre de la rétro George Cukor

vendredi 30 août 2024

Septembre sans attendre - Volveréis, Jonas Trueba (2024)


 Après 14 ans de vie commune, Ale et Alex ont une idée un peu folle : organiser une fête pour célébrer leur séparation. Si cette annonce laisse leurs proches perplexes, le couple semble certain de sa décision. Mais l’est-il vraiment ?

On retrouve souvent dans les films de Jonas Trueba une hésitation pour les personnages entre la crainte de la fin de quelque chose, et l'espoir fébrile d'un renouveau. Un peu à la manière d'un Richard Linklater, ce dilemme se joue sur une échelle de temps, celui d'un début ou une fin d'été avec Les Exilés romantiques (2015) et Eva en août (2020), d’une année scolaire dans Qui à part nous (2021) voire une nuit sur La Reconquista (2016). Ces questionnements tournaient le plus souvent autour de l'entrée dans la vie adulte comme Qui à part nous, ou du moins les premiers choix personnels, sentimentaux qui s'y posaient dans Eva en août (la maternité, La Reconquista (la nostalgie d'un amour juvénile ou le présent du couple adulte). Venez voir (2022) avait marqué un certain virage en confrontant plus directement ses personnages à des maux plus matures, le contexte post-covid accélérant le processus voyant certaines amitiés se distendre, les proches d'hier progressivement s'éloigner à travers les aléas de la vie. Septembre sans attendre semble poursuivre cette entreprise, en évoquant cette fois la rupture amoureuse d'un couple adulte, donc vécu différemment que les ados ou jeunes gens naïfs des œuvres précédentes.

Ale (Itsaso Arana) et Alex (Vito Sanz) pensent être arrivé au bout du chemin après 14 ans de vie commune, l'heure de la séparation est venue. Comme pour se convaincre mutuellement ainsi que leur entourage de la sérénité de cette rupture, ils vont décider d'organiser une fête afin de défier la norme et au contraire fêter cette séparation. Ils pensent que la rupture se fait dans l'idée d'un bien-être commun et mérite davantage d'être célébrée que le mariage, reposant sur une norme sociale mais plus incertain dans son bonheur futur. Les premières scènes sèment d'emblée le doute sur la détermination des deux personnages. Lorsque Alex propose l'idée dans l'intimité de leur chambre, Ales répond d'abord par l'interrogative sur le fait que la séparation conduirait à un avenir meilleur, puis par l'affirmative comme pour ne pas montrer une détermination plus faible que son futur ex-conjoint. De même, lorsqu'Alex doit appeler un ami musicien pour le convaincre de jouer à la fameuse fête, il tergiverse et hésite à téléphoner car ce geste officialiserait cette folle entreprise, mais surtout la rupture. La pénombre de la chambre avait masqué les doutes d'Ales en dissimulant l'expression de son visage durant la scène précédente, et c'est au contraire son expression déterminée et opaque qui force cette fois Ales à effectuer l'appel.

Cette décision farfelue s'avère finalement une manière de retarder l'échéance plutôt qu'une rupture avec pertes et fracas. Jonas Trueba fait de l'annonce à l'entourage (famille, amis, collègues) une sorte de running-gag pour nous signifier que la manœuvre tient davantage de l'auto-conviction mutuelle du couple que de la quête d'adhésion de leurs interlocuteurs tour à tour effarés, tristes ou amusé de cette décision. Si l'on sent la complicité et lien intact entre Ales et Alex, la séparation, sans dévoiler ses motifs, planent dans l'absence de tendresse et d'affection mutuelle témoignée lorsqu'ils sont ensemble. Jonas Trueba les sépare constamment dans l'espace de leur appartement, que ce soit dans ses compositions de plans, son découpage et son montage. Le rapprochement ne se fait que quand les défenses conscientes sont relâchées (Ales faisant un cauchemar et se rapprochant puis prenant la main d'Alex dans son sommeil), que quand l'autre ne peut remarquer le regard encore amoureux que l'on pose sur lui - Ales au montage des longues scènes du film qu'elle réalise et mettant en scène Alex. 

Dans le court laps de temps qu'ils se laissent avant la fête de séparation fixée au 22 septembre, on retrouve donc cette dimension temporelle par laquelle doit se fonder un renouveau. Ce renouveau passe selon eux par la rupture, mais Trueba par un jeu de mise en abyme et d'approche référentielle va remettre leurs certitudes en question. Plusieurs niveaux de lectures se jouent en effet tout au long du film. Le père d'Ales, responsable de cette théorie initiale sur la séparation, est joué par Fernando Trueba, réalisateur et père de Jonas Trueba. Fernando Trueba s'est fait connaître par son talent à revisiter à la sauce ibérique les motifs de la screwball comedy américaine (La Fille de tes rêves (1998), Belle époque (1992), Sé infiel y no mires con quién (1985)) et, dans Septembre sans attendre, son personnage donnent au couple les clés de possibles retrouvailles par ce prisme du cinéma, de la screwball comedy et plus précisément de la comédie du remariage. Il va recommander à Ales les ouvrages de Stanley Cavell, dont le fameux À la recherche du bonheur - Hollywood et la comédie du remariage où l'auteur théorisait justement ce concept, Jonas Trueba ne craignant pas de perdre ses spectateurs les moins cinéphiles en citant Indiscrétion de George Cukor (1940) ou Cette sacrée vérité de Leo McCarey (1937). 

C'est un constant double niveau de lecture qui maintient l'attention même sans avoir les références grâce à ce qu'il capture du couple quand il discute de ces éléments, et assez jubilatoire quand on sait de quoi il est question notamment l'échange vif ayant lieu autour du sens du Elle de Blake Edwards (1979). Trueba se place explicitement dans le sillage de ces comédies douces-amères sur le couple et le temps qui passe, tout en se les appropriant par des éléments de sa vie personnelle ainsi que de celle de ses interprètes - qui ont coécrit le script et formaient déjà un couple dans Eva en août et Venez voir. Le métier de réalisatrice d'Ales correspond par exemple aux vrais premiers pas de l'actrice Itsaso Arana dans ce métier (son premier film Les Filles vont bien étant sorti en 2023), les vieilles vidéos de leur voyage à Paris que regarde le couple à la fin du film sont celles prises par l'ex-femme de Vito Sanz, Itsaso Arana est la compagne de Jonas Trueba dans la vraie vie. 

Les raisons de la rupture, jamais vraiment expliquées, se devinent ainsi les non-dits divers les empêchant de se révéler et découvrir à nouveau l'un l'autre. Tout semble faussement joué dans leur décision de se quitter sans larmes et dans la fête. Les divers niveaux de lecture ne servent donc pas à nous perdre, mais à les rapprocher progressivement malgré eux, avec notamment cette poignante cette d'essai filmé où face à face ils n'arrivent pas à jouer la séparation sereine dont ils ont tant essayé de convaincre leur entourage. La scène sobre et poignante, martèle la dureté des mots en passant de la neutralité à une émotion palpable que les deux ne parviennent pas à dissimuler. C'est seulement là que les digues cèdent et que Trueba les films enfin sous un jour amoureux et sensuel. Le réalisateur équilibre brillamment son idée de conclusion et de renouveau, la répétition étant explicitement dépeinte comme un statut plus serein que le regret de la nostalgie de l'amour passé et la fébrilité de celui à venir. Une nouvelle merveille dans la filmographie décidément passionnante de Jonas Trueba.

En salle

mercredi 28 août 2024

En chair et en os - Carne trémula, Pedro Almodovar (1997)


 Victor, vingt ans à peine, rencontre Elena, avec qui il fait l'amour pour la première fois. Désireux de la revoir, il se présente chez elle. Mais Elena attend son dealer... L'arrivée inopportune de deux policiers tourne au drame : Victor est injustement accusé d'avoir tiré sur l'un d'eux le paralysant à vie. Libéré de prison bien plus tard, il décide de se venger...

En chair et en os est un exercice de trop-plein romanesque fascinant dont Pedro Almodovar a le secret, deux ans avant l’accomplissement de mélodrame que constituera Tout sur ma mère (1999). Almodovar adapte ici le roman L'Homme à la tortue de Ruth Rendell publié en 1986, ou du moins se l’approprie pour n’en garder que le synopsis expurgé de toute ses éléments criminels. Le personnage de Victor se voit ainsi délesté de ses caractéristiques les plus sombres (c’est un dangereux violeur dans le roman) pour devenir un jeune désaxé en quête d’amour, et marqué par le destin.

Il est justement question de destinée dans les trente premières minutes du film, qui enchevêtre de façon tortueuse les existences de Victor (Liberto Rabal), amoureux et insistant auprès de Helena (Francesca Neri) après une coucherie que cette dernière a oubliée, et auxquels vont s’ajouter le policier David (Javier Bardem), son collègue alcoolique Sancho (José Sancho), maladivement jaloux de son épouse Clara (Ángela Molina). La première rencontre tragique des protagonistes bouleverse le destin de certains, tandis qu’il se fige dramatiquement pour d’autres. En laissant un temps certaines zones d’ombres (qui est responsable du coup de feu fatal qui va tout déclencher), Almodovar développe une incertitude qui correspond également aux sentiments ambivalents des personnages. 

Helena est-elle désormais en couple avec Victor par culpabilité des conséquences de leur rencontre initiale, est-ce uniquement la peur ou malgré tout une forme d’attachement trouble pour son époux violent qui a maintenu Clara dans son couple instable ? Victor est tout aussi insaisissable, sur la corde raide entre le stalker inquiétant et l’éternel adolescent, amoureux éperdu de celle avec laquelle il a perdu son pucelage. Agit-il par volonté de vengeance ou par désir naïf et maladroit d’accomplissement romantique ? Comme souvent chez un Almodovar fuyant le manichéisme (même et surtout après le virage plus grand public de Attache-moi (1990), la porosité est grande entre le bien et le mal chez des personnages ambivalents.

Entre tromperies, vengeance, coucheries ou frustration, tous les couples du récit, légitimes ou non, sont le reflet des uns les autres. Parfois pathétiques dans leur dévotion amoureuse (Clara envers Victor, Sancho envers Clara), ou surprenant dans leurs volte-face (David et Héléna), les personnages par ces ruptures de ton expriment à la fois le socle des sentiments ou au contraire le détour que peut leur faire prendre l’existence. 

Cela est moins fluide que dans des réussites à venir d’Almodovar comme Tout sur ma mère, La piel que habito (2011) ou le plus récent Douleur et gloire (2019), mais le cinéaste demeure un narrateur hors-pair parvenant autant à surprendre que rendre tangible (dans la logique interne du récit et la caractérisation des personnages) ses rebondissements improbables. Dans cette idée, la très jolie fin et l’effet miroir inversé qu’elle forme avec l’ouverture est une merveille. A l’accouchement nocturne solitaire initial dans des ruelles désertes sous la terreur franquiste, en répond un autre à cette même période de noël, en couple et sur fond de tumulte urbain en période de démocratie. Tout comme le contexte de ces deux séquences, Almodovar semble nous dire que rien n’est figé et immuable. 

Sorti en bluray français chez TF1 Studio

dimanche 25 août 2024

Emilia Perez - Jacques Audiard (2024)


 Surqualifiée et surexploitée, Rita use de ses talents d’avocate au service d’un gros cabinet plus enclin à blanchir des criminels qu’à servir la justice. Mais une porte de sortie inespérée s’ouvre à elle, aider le chef de cartel Manitas à se retirer des affaires et réaliser le plan qu’il peaufine en secret depuis des années : devenir enfin la femme qu’il a toujours rêvé d’être.

A la vision de cet Emilia Perez, il convient de saluer le goût du risque et la constante volonté de réinvention de Jacques Audiard, cinéaste en constant quête de nouveau défi après l’accomplissement que fut Un Prophète (2009). Audiard sort de deux réussites l’ayant brillamment sorti de sa zone de confort avec le western Les Frères Sisters (2018) et le magnifique Les Olympiades (2021) film choral faisant office de capsule temporelle et géographique d’un quartier parisien par le marivaudage. Emilia Perez est un nouveau projet surprenant, inspiré du roman Ecoute de Boris Razon, dont Audiard emprunte le personnage secondaire d’un narco-trafiquant trans pour lui offrir une histoire à part entière dans son film. Durant les premières phases d’écriture, il constate que l’inspiration de ses premiers jets doit davantage aux livrets d’opéra qu’à un scénario classique, ce qui oriente le projet vers la comédie musicale, ou du moins un film où la musique jouera un rôle majeur pour transmettre l’émotion.

Le film emprunte donc un cadre et une imagerie que l’on a davantage l’habitude de voir dans des polars façon Sicario, avant de s’en délester pour embrasser le souffle du mélodrame. Le postulat très original mélangé à ce défi musical a donc tout pour offrir un résultat détonant et singulier. Le pari n’est pas réellement gagné pour une raison qui sera au premier abord subjective, à savoir la musique. La bande-originale signée Clément Ducol et Camille n’embrasse absolument pas la dimension mexicaine ou plus spécifiquement latino du cadre du récit, et plus embêtant encore, manque de mélodies et chansons marquantes susceptibles d’être retenues par le spectateur au-delà du visionnage. C’est en fait un ensemble, puisque la scénographie et les chorégraphies manquent de cette touche théâtrale et opératique susceptibles de susciter l’emphase formelle et émotionnelle attendue.

Il y a quelques réussites néanmoins comme la scène du restaurant accompagnant le personnage de Rita (Zoé Saldana) dans sa raillerie des invités corrompus du dîner de bienfaisance, la morgue corporelle de l’actrice et l’ironie des paroles forment un tout cohérent dans une danse lascive et guerrière. L’autre beau moment est le plus sobre, lorsque Emilia (Karla Sofía Gascón vraie actrice transgenre) dans l’intimité de la chambre de sa fille, est émue aux larmes quand cette dernière la reconnaît indirectement (« tu sens comme papa ») et entremêle sa voix et celle de l’enfant pour une berceuse poignante. Le reste du temps, cette facette musicale est assez vaine, faute de mélodie entêtante et de scène mémorable, les albums de Camille ayant davantage montré son travail sur le rythme et les voix que sur les hymnes pop. On peut se demander ce qu’aurait donné une bande-originale confiée à Rosalia, artiste pop métissée récente qui mariait avec talent sonorités urbaines et tradition latino.

Sur le fond le film est dans une certaine continuité du travail de Jacques Audiard. On lui a souvent reproché, parfois à tort, d’autres fois à raison, une vision schématique des rapports homme/femme et une certaine célébration du virilisme. Dans le meilleur des cas, cela donne Sur mes lèvres (2001) où le voyou mal dégrossi joué par Vincent Cassel est « apprivoisé » et « dompté » par la douceur et la détermination d’une femme fragile mais courageuse incarnée par Emmanuelle Devos. C’est un schéma repris de façon grossière dans le quasi-remake masqué que constitue De rouille et d’os (2012) où une nouvelle fois la Belle Marion Cotillard apprivoise la Bête Matthias Schoenaerts, mais sans le socle du polar qui transcendait les archétypes dans Sur mes lèvres, toute la finesse et l’émotion feutrée de ce dernier s’estompe. On constate donc chez Audiard une vision masculine primitive et sauvage ne pouvant évoluer qu’au contacte d’une féminité idéalisée, sacrificielle et bienveillante. Audiard fera pire avec la cellule familiale reconstituée du très mauvais Dheepan (2015), plutôt intéressant dans sa veine intimiste mais idéologiquement douteux quand le virilisme prend le pas en tant que mal nécessaire. Les Olympiades avait très joliment rafraîchi la formule, notamment dans la dynamique plus simple et naturelle du couple Samba/Emilie, où le marivaudage et la quête existentielle surmontait cette dynamique binaire entre homme et femme.

Emilia Perez penche du mauvais côté de ce corpus sous couvert de féminisme et de progressisme. Dans la première partie, la part fragile, vulnérable et supposée « féminine » du narco-trafiquant Juan « Manitas » del Monte ne se ressent pas dans la représentation du personnage, tour à tour trop mystérieux ou trop marqué dans sa latinité virile pour intriguer. Dès lors la bascule lorsqu’il devient physiologiquement une femme en Emilia après l’opération est trop brutale. Il n’y a plus aucun relents (ou tout juste une esquisse quand il disputera la garde de ses enfants à son épouse (Selena Gomez)) de son passé violent en endossant pleinement sa féminité, comme si dans l’esprit d’Audiard les deux étaient incompatibles. L’homme est une brute et la femme est une madone et une sainte. Audiard retombe dans son schématisme habituel, mais au lieu de l’articuler par une romance homme/femme, cela passe par la transition de genre qui absout le personnage. Des femmes chefs de cartel cruelles et sanguinaires existent pourtant bel et bien (comme la fameuse Griselda Blanco durant les années 80, à laquelle plusieurs fictions et documentaires furent consacrés) et amener cette transition (dans tous les sens du terme) de façon plus subtile ou du moins progressive aurait été plus judicieux. Certains éléments de l’intrigue même en deviennent discutable, notamment l’action caritative d’Emilia dont la médiatisation est pourtant susceptible de remettre en lumière ses anciens crimes – mais désormais elle est une femme, ce passé n’existe plus, la porosité entre ces deux existences n'existe pas sorti des liens filiaux. 

Si tout cela avait néanmoins pu former un tout emporté, outrancier et embrassant sans complexe le mélo, la télénovela et la comédie musicale, ces défauts auraient pu être noyé dans un ensemble fougueux. En l’état il ne reste finalement que les clichés et une tenue formelle tangente, notamment le sauvetage final assez laid – le film a presque entièrement été filmé en studio à Paris plutôt qu’au Mexique – et une interprétation inégale (Séléna Gomez prix d’interprétation à Cannes, vraiment ?). A défaut de réussite, respect tout de même à Audiard pour la tentative. 

En salle

vendredi 23 août 2024

Volavérunt - Bigas Luna (1999)

Le 23 juillet 1802, la duchesse d'Albe, la femme la plus riche et la plus libérée de son temps, offre un gala pour inaugurer son nouveau palais. Tout le gotha de l'époque se presse pour y participer : le Premier ministre Manuel Godoy, le peintre Goya et Pepita Tudó, la maîtresse de Godoy et le modèle de Goya pour son tableau le plus célèbre La Maja nue. Le lendemain matin, la duchesse d'Albe est retrouvée morte dans son lit. Elle avait quarante ans.

Volavérunt voit Bigas Luna s'essayer à la fresque historique prestigieuse avec cette adaptation du roman éponyme de 'Antonio Larreta, publié en 1980. Le titre du roman et du film reprend le nom d'une des gravures de Francisco Goya issue de sa série Los Caprichos constituant une satire de la société espagnole du 18e siècle, notamment la noblesse et le clergé. C'est justement sur ce registre satirique que joue une bonne partie du film, jouant notamment sur le mystère entourant l'identité du modèle féminin d'un des plus célèbres tableaux de Goya, La Maja nue. Cette énigme de l'histoire de la peinture avait déjà inspiré un film hollywoodien, La Maja nue de Henry Koster (1958) avec Ava Gardner dans le rôle de la duchesse d'Albe qui selon l'interprétation du film s'avérait être la jeune femme à la nudité offerte du tableau. Les spécialistes s'accordent cependant à dire que la véritable Maja nue était en fait Pepita Tudó, maîtresse du premier ministre Manuel Godoy. Bigas Luna s'amuse à broder entre les zones d'ombres et la grande Histoire pour livrer sa vision.

La première partie est une pure comédie de mœurs dans la cour espagnole où se jouent conjointement luttes de pouvoir et amoureuses. Chacun des personnages se montrent envieux les uns des autres sur ces axes où s'entremêlent les ambitions politiques, la possessions matérielles, l'amour et en définitive la vanité. La Duchesse d'Albe (Aitana Sánchez-Gijón) souffre ainsi de partager son amant Manuel Godoy (Jordi Mollà) avec la reine Marie-Louise de Bourbon (Stefania Sandrelli), cette dernière jalousant les biens et plus particulièrement les bijoux de la duchesse, femme la plus riche d'Espagne. Deux êtres souffrent de ce triangle, avec Francisco Goya (Jorge Perugorría) amoureux de la duchesse d'Albe dont il observe à distance sa passion avec Godoy, tandis que Pepita Tudó (Penelope Cruz), jeune maîtresse de ce dernier en fait de même. 

Certaines décisions politiques découlent de ces rivalités comme lorsque la reine Marie Louise forcera Godoy à faire un mariage d'intérêt afin de l'éloigner de ces maîtresses, et le contexte va aussi influencer l'inspiration de Goya. Le peintre en se rapprochant de la Duchesse va en faire une muse, mais de nouveau vampirisée par son rival puisque Godoy va lui commander le diptyque de tableaux que formeront La Maja vêtue et La Maja nue. La sournoiserie de la démarche consistera à s'inspirer du corps de Pepita Tudó pour La Maja Nue et d'y greffer le visage de la Duchesse. La révélation tardive de la démarche - qui est une manière pour Bigas Luna de jouer sur les deux théories - fait des deux jeunes femmes des objets sacrificiels et le jouet des hommes. La Duchesse toujours belle mais prenant de l'âge s'y voit substituer un corps plus voluptueux et juvénile, et Pepita Tudó, même dans un tableau lui semblant consacré est condamnée à être l'éternel substitut, la constante femme de l'ombre.

Bigas Luna jongle habilement entre ce registre de la satire et du drame. Certaines manœuvres s'avèrent d'une brillante cruauté comme lorsque la duchesse fera concevoir la tenue de ses suivantes sur le même tissu que la robe portée par la reine lors d'une réception, provocant la rage contenue de celle-ci. Le film en costume n'a pas assagi le réalisateur qui s'offre quelques moments érotiques certes moins outranciers et provocants que ses faits de gloires (Jambon Jambon (1992), Macho (1993), La lune et le téton (1994)) mais toujours aussi sensuel, inventifs et faisant sens au sein du récit - la "petite mort" de la duchesse lors de ses orgasmes, qui anticipe sa vraie disparition tragique. 

C'est formellement somptueux avec une reconstitution splendide, et une photo magnifique de Paco Femenia où l'on ressent toute l'inspiration picturale de Bigas Luna. L'esthétique purement chatoyante prend un tour plus oppressant lorsque la dernière partie du film vire au whodunit historique assez captivant. Les fameuses origines de la peinture La Maja nue se fondent dans un mystère plus grand, des enjeux plus vastes où toutes les possibilités sont ouvertes dans une narration à la Rashomon. Ces ruptures de ton forment un ensemble captivant pour une des belles réussites de Bigas Luna.

Sorti en dvd zone 2 espagnol

jeudi 22 août 2024

La Femme infidèle - Claude Chabrol (1969)

Charles est assureur, il a 40 ans et mène une existence bourgeoise avec son fils et sa femme Hélène. A 30 ans, Hélène est une belle femme qui ne travaille pas et semble s'ennuyer dans leur superbe villa. Bref, une vie de couple presque sans nuages. Un jour, Charles commence à avoir des doutes sur la fidélité de son épouse et engage un détective privé...

La Femme infidèle s’inscrit au sein de la filmographie de Claude Chabrol dans ce que l’on a appelé le cycle « pompidoliens » et comprenant Les Biches (1968), La Femme infidèle (1969), Que la bête meure (1969), Le Boucher (1970), La Rupture (1970), Juste avant la nuit (1971) et Les Noces rouges (1973). C’est à partir de ce cycle que le réalisateur développe son regard acéré et sa critique de la bourgeoisie, à ce moment-là plus spécifiquement associé à la France de Pompidou. Cette période est indissociable de la collaboration de Chabrol avec son épouse et muse Stéphane Audran qui joue dans tous les films à l’exception de Que la bête meure. La réussite mutuelle du couple se rejoint à ce moment là puisque cette série de films permet à Chabrol de renouer avec le succès commercial et critique après plusieurs échecs, tandis que Stéphane Audran, peu remarquée à ses débuts par son jeu d’une certaine spontanéité estampillé « Nouvelle Vague » va déployer à partir de là des interprétation plus froides et sophistiquées qui lui vaudront une vraie reconnaissance – tout en étant une véritable incarnation de cette femme « pompidolienne ».

Dans la première scène du film, lorsque Charles (Michel Bouquet) se voit conseiller par sa mère de perdre un peu de poids, il s’y refuse sous prétexte que le moindre changement dans son quotidien serait susceptible d’altérer son bonheur qu’il estime parfait. Toute la faillite future du personnage est résumée à ce moment-là. Une autre séquence s’avère déterminante lorsque le couple s’apprête à se coucher et que Hélène (Stéphane Audran), par son regard ardent et une pose alanguie dans sa nuisette sollicite implicitement Charles pour une relation sexuelle. Ce dernier ne le comprend pas et éteint la lumière, puis rate même une second fois le coche lorsque plus tard dans la nuit chacun comprend que l’autre est réveillé et que Charles passe à côté de l’attente de son épouse pour se rendormir. Chabrol laisse en tout cas bien voir la déception d’Hélène dans la pénombre de la chambre. Ce moment s’avérera déterminant lorsqu’on apprendra plus tard que la liaison adultère entamé par Hélène date des quinze derniers jours, et donc probablement de cette tranche de vie qui marque une rupture sourde dans le couple 

Davantage que la remarque sur sa ligne ou la frustration sexuelle, ces scènes nous font comprendre la satisfaction superficielle de Charles pour son bonheur bourgeois, une surface dont il se contente sans réellement se préoccuper des attentes d’autrui. Incapable d’empathie envers le dépit de son épouse, il ne découvre pas sa tromperie par l’observation d’Hélène mais par la suspicion progressive née d’éléments mineurs (un appel auquel elle ne répond pas, une réponse évasive sur le contenu de sa journée) qui grippent son tableau idyllique. Le constat d’adultère ne s’étant fait que par la surface et pas par l’intime, Charles ne cherche pas la confrontation avec Hélène et encore moins de reconstruire leur lien de manière commune. Non, l’idée est de rétablir l’image figée d’idéal familial bourgeois et pour cela, il faut éliminer l’importun qui brouille le tableau, à savoir l’amant. Chabrol marque la différence entre le mari et l'amant par le regard porté par chacun sur la sensualité de Stéphane Audran. Charles a d'elle la vision d'une beauté se fondant dans son idéal, mais pas ou plus comme une figure sexualisée. Dès lors Chabrol, dans l'espace de la chambre offre Hélène comme objet de désir au spectateur, mais hors du champs de vision de Charles. Au contraire, le réalisateur capture cette proximité charnelle et adopte le regard de Maurice Ronet qui lorgne avec envie la silhouette de Stéphane Audran en train de se rhabiller.

Il est intéressant d’observer que les seuls moments durant lesquels Charles joue le mari « moderne » et ouvert renforcent au contraire sa facette poussiéreuse et patriarcale. Lorsqu’il sort Hélène en boite de nuit, c’est une sorte de représentation de son ouverture d’esprit aux yeux de leurs amis, et lorsqu’ils rentrent chez eux, c’est lui qui sollicite et consomme ce rapport sexuel auquel il n’a pas su/voulu répondre quand il n’était pas de son fait. La confrontation avec Victor Pegala (Maurice Ronet), l’amant honni, est du même ordre puisqu’il se doit de faire croire qu’il a la main, qu’Hélène en voit un autre car il autorise une relation libre. La désinvolture de Victor va cependant lui faire perdre pied, Michel Bouquet jouant comme si les confidences goguenardes de l’amant ne l’atteignaient pas seulement moralement, mais physiologiquement, jusqu’à commettre l’irréparable. L’inspiration Hitchcockienne de Chabrol fait ensuite merveille pour accompagner tout le processus criminel de Charles, dans un registre froid et feutré des plus hypnotiques.

La pièce de puzzle manquante qui amènera une violente dispute familiale entre le couple et leur jeune fils est une véritable métaphore du vide de ce bonheur bourgeois et factice. Après la disparition de l’amant, il manque de nouveau quelque chose à Hélène, sombrant dans la dépression, mais aussi à Charles qui ne retrouve pas l’équilibre initial de son foyer. Cependant le drame criminel et le péril qu’il fait entrevoir par la présence insistante de la police va servir de pièce manquante pour exprimer implicitement ce que le couple n’a su se dire directement. 

Les dix dernières minutes, muettes, sont magistrales pour faire passer toutes cette gamme de sentiments. La découverte d’une photo révèle à Hélène que Charles demeure un époux ardent à sa manière, et Stéphane Audran exprime une satisfaction aussi ambiguë que vénéneuse dans son jeu froid tandis que la caméra de Chabrol accompagne ses pas. Enfin, Charles n’a jamais semblé aussi proche, aimant et en symbiose avec Hélène alors qu’un lent travelling arrière l’éloigne d’elle en caméra subjective, sans doute de manière définitive. Un exercice d’une subtilité et d’un brio rare, où Chabrol traverse tous les registres avec une grande réussite. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Opening