Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

Pages

mardi 2 décembre 2025

Bound - Lilly et Lana Wachowski (1996)

 Violet est la maîtresse de Caesar, un truand spécialisé dans le blanchiment d'argent pour la Mafia. Violemment attirée par Corky, en liberté provisoire après 5 ans de prison, elle décide de la séduire et d'utiliser son talent de braqueuse pour réussir le coup le plus risqué : détourner 2 millions de dollars.

Bound est en quelque sorte le ticket d’entrée hollywoodien des sœurs Wachowski, celui par lequel elles feront leurs preuves afin d’obtenir le feu vert afin de s’atteler à leur ambitieux projet SF Matrix (1999). Le duo s’était déjà forgé une solide réputation pour l’écriture de Assassins qui, bien que dénaturé par le film de Richard Donner, leur avait permit de faire la connaissance de Joel Silver, futur producteur de la saga Matrix. Le néo noir très en vogue en ce début des années 90 semble cocher les cases pour montrer son savoir-faire, sa capacité à gérer un plateau à une échelle relativement modeste. Bound sera ce projet, et parviendra à déboucher sur un résultat suffisamment singulier et réussi pour servir les ambitions futures des Watchowski. Le néo noir 90’s, dans ses réussites comme ses ratés, un souvent une reconduite (parfois rétro, parfois contemporaine) des codes et archétypes du genre, avec l’option de les accentuer sans le frein de la censure d’antan (Basic Instinct de Paul Verhoeven (1991) en tête). Bound semble au premier abord aller dans ce sens et il n’est pas étonnant que Dino de Laurentiis, friand de projet hors-norme, accepte de le produire tel quel alors que les Wachowski se heurtèrent à la frilosité d’autres mécènes souhaitant rendre hétérosexuelle la romance du film.

Même si la vie personnelle des Wachowski fera à postériori (souvent à juste titre, mais trop souvent réduit à ce seul angle) interpréter chacune de leurs œuvres à l’aune du questionnement autour de l’identité sexuelle, Bound malgré son argument s’avère plus complexe que cela. La première partie du film est volontairement pensée comme pouvant totalement fonctionner si le couple Violette (Jennifer Tilly) et Corky (Gina Gerson) était hétéro. Les personnages sont figés à la fois dans les archétypes d’un film noir classique, mais aussi de ceux du spectateur moyen alors peu coutumier des personnages lesbiens dans une œuvre grand public. Ainsi Violette arbore toute la sensualité outrée, attirante et dangereuse de la femme fatale, tandis que Corky dans sa caractérisation (reprise de justice réduite à des jobs modestes de réinsertion) et son style vestimentaire évoque le pauvre masculin prêt à être pris dans un piégé inextricable. Le male gaze très appuyé sur le sex-appeal affolant de Violette et l’excitation contenue dans les regards et attitudes nous confortent dans ces certitudes. Hormis la dimension lesbienne, le film est supposé suivre tous les schémas narratifs bien connus tout en sur stylisant l'esthétique néo noir en laissant déborder les influences comics comme Sin City de Frank Miller, que l'on retrouvera aussi dans le premier Matrix..

Le renversement n’opère pourtant pas sur l’orientation sexuelle des héroïnes, mais sur la notion de confiance. L’interprétation de Jennifer Tilly repose sur la manipulation et la trahison se dissimulant souvent sous la séduction de la femme fatale, notamment lors de la torride première scène de séduction. C’est cependant une exacerbation de sa féminité dans ce qu’elle a de plus superficiel et attendu par les hommes. C’est une protection qu’elle a posée pour s’éviter les foudres des individus violents du milieu mafieux dans lequel elle est piégée. Cette attitude, toute en pose lascive, regard aguicheur et voix douce, est dans un premier temps reproduite face à Corky, comme elle le ferait pour un homme afin de le séduire et le dominer. Mais justement, lorsque l’intimité s’installe, la confiance est exigée par l’intrigue pour la réussite du plan, mais aussi symboliquement afin de se libérer du joug des hommes et de leurs attentes quant à ce que doit représenter la femme. Gina Gershon qui sortait alors de l’incendiaire rôle de danseuse dans le Showgirls de Paul Verhoeven (1995), saisit toutes les nuances de Corky qui a le rôle actif dédié à l’action dans la trame de film noir, mais s’avère la plus vulnérable et sentimentale au niveau de la romance. Les Wachowski explicitent par l’image cette place de chacune lors de la belle et torride première scène de sexe en plan-séquence, celle s’abandonnant et se laissant prodiguer du plaisir étant bien Corky.

Cette ambivalence et quête d’identité des personnages féminins trouvent leur contrepoint dans l’uniformité brutale des hommes. Les Wachowski se montre subtils dans leur manière d’installer cela. Lorsque Ceasar (Joe Pantoliano) manque de surprendre Corky et Violette enlacée, il plonge justement dans les archétypes mis en place, piquant une colère quand la silhouette de Corky laisse supposer qu’elle est un homme, puis totalement rassuré en voyant qu’elle est une femme. Sa toute puissance masculine et son aveuglement phallocrate ne lui laisse pas envisager une seconde que Corky puisse être l’amante de Violette, qu’une femme puisse lui voler la sienne. Il tombera plus aisément dans le piège tendu plus tard, lui laissant penser que l’homme tournant autour de Corky puisse forcément aussi être celui qui a volé le magot qu’il doit blanchir. L’interprétation de Joe Pantoliano est excellente, dans le sens où à sa manière elle trompe aussi les attentes des héroïnes. En devenant un homme aux abois et menacés, ses réactions s’avèrent imprévisibles et déjouent en partie les plans de Violette et Corky.

Dans un décor quasi-unique, les Wachowski font déjà montre d’une virtuosité annonçant l’emphase des Matrix. La porosité topographique et sonore entre les appartements est un élément dramatique fondamental. Tant que la suspicion subsiste entre Corky et Violette, les bruits et voix dans l’un ou l’autre des domiciles est presque toujours observé selon un seul point de vue. Les Wachowski multiplient par les raccords formels et sonores la connexion entre les deux femmes, mettant en parallèle leurs solitudes et peurs. 

Ce raccord peut enfin être formel et émotionnel lorsque cette relation de confiance va exister, par ces mouvements de grue passant en plongée de l’un à l’autre des appartements, par le fait que Corky et Violette devinent la présence de l’autre derrière les murs à travers lesquels elle se « touchent ». Les Wachowski ont réussi à embaucher un collaborateur crucial pour jouer des émotions de manière virtuose et purement formelle avec Bill Pope, collaborateur régulier de Sam Raimi et habitué des mouvements d’appareils insensés livrant du sens. Il retrouvera également le duo sur la trilogie Matrix, tout comme d’ailleurs Don Davis dont les entêtantes dissonances du score portent déjà les germes de son grand œuvre à venir. Le film, sans être un grand succès commercial, marquera les esprits et se montrera vraiment précurseur dans le paysage du cinéma américain des années 90. Quant à Jennifer Tilly et Gina Gershon (qui se disputèrent initialement le rôle de Corky même s’il est difficile désormais de voir la situation inversée), elles y trouvent tout simplement leur meilleur rôle.

Sorti en  bluray français chez L'Atelier d'image