Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

Pages

lundi 22 août 2022

Le Messie sauvage - Savage Messiah, Ken Russell (1972)

La vie du sculpteur français Henri Gaudier-Brzeska.

Le Messie sauvage est pour Ken Russell une sorte d’aparté sobre entre ses œuvres fastueuses des années 70. Le film suit en effet une folle année 1971 l’ayant vu réaliser les provocateurs, luxuriants et grandiloquents The Music Lovers flamboyant biopic de Tchaïkovski, le brûlot Les Diables et la comédie musicale The Boy Friend. Il précède également Mahler (1974), Tommy (1975), Liztomania (1975) et Valentino (1978), autres projets monumentaux qui contribueront à la légende de Ken Russell. Que ce soit dans les documentaires qu’il signa à la télévision pour la BBC (Prokofiev (1961), Elgar (1962), Bartok (1965), The Debussy Film (1965), Isadora Duncan, the Biggest Dancer in the World (1966), Song of Summer (1968) sur Frederick Delius, Dance of the Seven Veils (1970) sur Richard Strauss) ou ses films cinéma (The Music Lovers, Mahler, Liztomania sur Franz Liszt, Valentino sur la star du cinéma muet Rudolph Valentino) le portrait d’artiste - et plus particulièrement de musicien - est un des thèmes de prédilection de Ken Russell. Ils lui inspirent ses écarts les plus fous comme l’association à l’imagerie nazie de Dance of the Seven Veils (les héritiers de Strauss outrés interdisant l’exploitation du film jusqu’aujourd’hui) et Mahler, l’homosexualité taboue en Russie mais explicite de Tchaïkovski avec The Music Lovers ou l’aura de rock star associée à Franz Liszt dans le bien nommé Lisztomania. On aurait donc pu s’attendre à un nouvel ovni chargé de démesure dans Le Messie sauvage consacré au peintre et sculpteur Henri Gaudier-Bzeska, mais ce ne sera pas tout à fait le cas. 

Le film est adapté du livre Savage Messiah (publié en 1931) de H.S. Ede, conservateur de la Tate Gallery à Londres. Ede fait acquisition en 1927 des biens de Sophie Brzeska, disparue en 1925 et qui fut l’amie et compagne d’Henri Gaudier-Brzeska. Dans le lot figurent des œuvres inachevées, dessins de d’Henri Gaudier-Bzeska, tragiquement disparu sur le front en 1915 durant la Première Guerre Mondiale, mais surtout son abondante et intense correspondance avec Sophie Brzeska. Ede en tire donc un ouvrage que lira plus tard un Ken Russell profondément touché. Henri Gaudier-Brzeska est l’artiste par excellence cherchant à aller contre les conventions, dans sa vie, ses mœurs et son art. Il va faire connaissance de Sophie Brzeska, aspirante écrivain de dix-ans son aînée et défier les réticences de sa famille pour poursuivre sa relation avec elle, qui restera cependant purement platonique. Russell lui-même en conflit avec un père distant, et qui aura vécu moult expériences de vie (membre de la Royal Air Force, fit partie de la marine marchande, photographe) se reconnaît totalement dans ce portrait Henri Gaudier-Brzeska. Il va financer le film sur ses deniers personnels, ce qui va logiquement atténuer le faste habituel de son œuvre. Cette retenue ne tient cependant pas uniquement au budget, mais à la nature de l’artiste dépeint.

La dimension « ouvrière » de Gaudier parle particulièrement à Russell qui caste d’ailleurs Scott Antony car ce dernier, en plus de son attrait juvénile, est le seul qui dégage selon lui le sentiment pour le spectateur de travailler de ses mains. Être un artiste et plus particulièrement sculpteur, c’est justement travailler, façonner et polir un ouvrage, accepter de vivoter pour pouvoir se consacrer à son art. Gaudier, jeune homme plein d’ambition, n’aspire cependant pas au jansénisme de l’artiste maudit mais espère au contraire voir son œuvre vue et admirée par le plus grand nombre, mais à ses conditions. Il a cette volonté de reconnaissance de celui parti d’en bas tout en ne se délestant pas d’une vision, d’un dessein plus vaste. Il se complète ainsi avec son aimée Sophie (Dorothy Tutin), femme mûre usée par les déceptions sentimentales et le machisme d’une époque qui empêche une femme de s’accomplir en tant qu’artiste. Sa carrière d’écrivain piétine à cause de ce contexte et de ses propres freins psychiques qui en font une vieille fille aigrie et finalement snob. Cette approche opposée et complémentaire fait tout le sel des rapports explosifs entre Henri et Sophie. 

Si Ken Russell montre plus de retenue dans les éclats formels, c’est justement pour reporter cet excès dans les interactions entre Henri et Sophie. Tout deux se séduisent, s’invectivent, se disputent et se réconcilient dans une sorte de perpétuelle joute verbale et physique. L’énergie et la fougue de l’un se heurtent à la retenue de l’autre, le pragmatisme de l’une face aux rêveries de l’autre, la passion et le désir d’Henri face à la « frigidité » de Sophie. Les tergiversations de Sophie trop cérébrale qui « pense » davantage son livre qu’elle ne l’écrit rencontre ainsi la pure instinctivité d’Henri qui s’attèle à sa première œuvre sculptée presque par défi en devant la réaliser dans l’urgence pour la mâtinée suivante après une soirée de beuverie. Leur rapport oscille entre amour chaste, relation fraternelle voire maternelle qui les amènent à chacun endosser le nom de famille pour brouiller les pistes aux yeux des autres.

Ken Russell se montre très fidèle aux évènements (la première et tapageuse rencontre à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, la réticence des parents de Gaudier, l’exil en Angleterre) en tentant avant tout de retranscrire l’intensité de cette relation et revenir ainsi à la source épistolaire enflammée du livre de H.S. Ede. C’est uniquement par ce prisme que l’on voit la personnalité artistique et les œuvres de Gaudier prendre forme. Le réalisateur ne prend pas la hauteur d’un contexte, d’un mouvement esthétique pour y situer Gaudier, c’est l’exubérance et l'observation de l’homme au travail qui va nous montrer plutôt qu'expliquer l'artiste qu'il est. On reconnaît là le talent de vulgarisateur de Russell capable d’initier le néophyte par son traitement, et aussi la volonté de toujours mettre en lumière la femme derrière la réussite de l’artiste – élément fondamental de The Music Lovers et Mahler notamment. 

L’autrement point important est de situer l’artiste face à son époque. Les différents « ateliers » de Gaudier sont souvent des mansardes ou caves ouvertes aux tumultes de la rue. Là encore c’est une souffrance pour Sophie qui finira par en partir alors que Gaudier s’en nourrit, que ce soient les corps imparfaits des prostituées qu’il dessine et sculpte, le sentiment belliciste grandissant parmi la population avec les nouvelles criées sur la guerre imminente qui guide la forme de canon d’une de ses œuvres. Les luttes sociales et l’hypocrisie du monde le guide également à travers la rencontre de la suffragette Gosh Boyle (Helen Mirren) dont les coups d’éclats publics résultent moins d’une vocation féministe que d’une quête de notoriété - le mimétisme entre ses poses de militante puis de modèle est parlant. Gosh est une aristocrate fille de militaire pour laquelle la cause est une source d’évasion avant tout, et un miroir déformé à l’authenticité de Gaudier qui sous les plaisirs éphémères vit son art comme un sacerdoce, mais aussi de Sophie figée dans son ambition par sa quête d’absolu. Quand Gaudier et Sophie représentent la volonté ET la frustration de l’artiste, Gosh et ses aspirations frivoles en est la négation. La chasteté de leur rapport en devient alors logique, c’est la tension de cet amour non consommé qui contribue également à nourrir ce qu’est leur art. 

Si Ken Russell dépeint son film comme "just two people talking", pourtant ce minimalisme du cadre, des personnages, cette austérité apparente porte en eux toute la fièvre et l’emphase dont il est capable. L’intensité des sentiments passe simplement cette fois par une confrontation/connexion des individus délestée des artifices à la fois recherchés, admirés et décriés habituellement chez Russell. Ce n’est qu’après avoir scruté tout le spectre de ce qu’était Gaudier que le réalisateur déploie pleinement la nature et la portée de son œuvre dans une magnifique séquence finale d’exposition. Le Messie sauvage est un des plus beaux films de Ken Russell, vivement recommandé à ceux plus réticents à sa veine plus outrancière. 


 Sorti en dvd zone  chez Warner

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire