Vicky, danseuse, et Julian, compositeur, sont engagés dans une troupe de ballet. Tyrannique, le directeur pousse Vicky à s'identifier à l'héroïne du ballet "Les Chaussons rouges". Elle y sacrifie tout, même son amour pour Julien.
Michael Powell et Emeric Pressburger semblaient avoir
relevés leur plus grand défi avec leur film précédent Le Narcisse Noir où ils
avaient intégralement reconstitués en studio une Inde de rêve et de cauchemar
théâtre des tumultes d’un couvent installé aux antipodes. Pourtant Les
Chaussons Rouges allaient être l'occasion de nouveaux prodiges illustrant
l’état de grâce créatif du duo. Les
Chaussons Rouges prolonge d’ailleurs la démarche du Narcisse Noir, à savoir s’éloigner des commandes de propagandes
(même si largement détourné de ce but premier notamment l’emblématique Colonel Blimp) réalisées en tant de
guerre pour produire de pur films d’évasion détachés de tout réalisme.
Emeric
Pressburger avait écrit dans les années 30 à la demande d’Alexander Korda une
adaptation du conte d’Andersen qui n’avait finalement jamais vu le jour. Pour
ce faire il avait baigné dans le milieu du ballet où il put constater la somme
d’efforts et de sacrifices consentis par ces danseurs pour la atteindre la perfection
de leur art. Ces observations nourriraient le script de la version revisitée et
modernisée du conte qu’il soumet à Powell pour le nouveau projet des Archers.
Les Chaussons Rouges
mêle ainsi description foisonnante du monde du ballet et grand mélodrame dans
lesquels s’articulent les mêmes enjeux que le conte d’Andersen. L’intrigue
croise les destins de trois personnages voués corps et âmes à l’accomplissement
artistique dans ce monde du spectacle. Le directeur de ballet Boris Lermontov
(Anton Wallbrook) symbolise l’intransigeance requise pour atteindre et se
maintenir dans ces sommets tandis que la jeune danseuse Vicky Page (Moira
Shearer) et le compositeur Julian Crasner (Marius Goring) seront eux confrontés
à la rigueur de ces choix ôtant tout espoir d’une vie hors de la scène.
C’est
par l’intermédiaire du regard novice des deux derniers que Powell et
Pressburger montrent l’effervescence d’une compagnie de danse à travers les caprices,
coup de sang et coup de cœur de chacun, du chorégraphe au chef d’orchestre en
passant par le directeur artistique tous se déchirant pour le meilleur
spectacle possible sous la supervision rigoureuse de Lermontov. En recrutant
des danseurs émérites pour les rôles clés, Powell parvint à retranscrire
idéalement à l’écran cette énergie notamment grâce à la rivalité entre Leonide
Massine vieillissant et le plus jeune Robert Helpmann tandis que Moira Shearer
longtemps hésitante à jouer Vicky (craignant que le rôle n’entrave sa carrière
de danseuse) gardait la tête froide encore et toujours obnubilée par la danse.
Le film est ainsi une lente montée en puissance vers la
plénitude que seront les 17 minutes de ballet filmé, véritable climax du film.
Entre-temps les signes avant-coureurs du
drame se dessine tel l’indifférence de Lermontov envers l’une de ses créatures
(Ludmila Tcherina) qui s’échappe pour une
sotte passion amoureuse mais c’est le bouillonnement créatif qui domine sous le
soleil de Monte Carlo où Vicky et Julian touchant au but donne le meilleur d’eux-mêmes
sous l’égide de leur mentor.
Arrivent donc les fameuses 17 minutes de ballet
des Chaussons Rouges pour une magie
et un enchantement inégalé. Powell aura confié le design des décors à Hein Heckroth, peintre novice au cinéma et qui
aura surtout contribué à la direction artistique d’opéra.
Avec une réflexion
articulée en termes picturaux et scéniques plus que cinématographiques,
Heckroth dessine des croquis inventifs et foisonnant qui inspireront grandement
l’équipe artistique (un bout à bout de dessin de Heckroth sur la musique déjà
composée de Brian Easdale servant même de bande-annonce pour vendre le projet
et guider les collaborateurs sur la direction voulue) dont un Jack Cardiff qui
délivrera une de ses photos les plus sublimes, féérique, inquiétante et
crépusculaire.
En mouvement, cela donne une des fusions les plus accomplies
entre le monde du cinéma et celui des spectacles vivant. Le rideau s’ouvre
laissant découvrir la scène où s’anime Vicky soudainement tentée par un étrange
cordonnier suscitant son envie pour de beaux souliers rouge.
Dans le conte comme dans le
monde réel, sa faiblesse bien humaine (son amour pour Julian) sera mise à mal
par le pouvoir des souliers (le monde de la danse) et les charmes du cordonnier
(Lermontov) dans une hésitation et un effort qu’elle ne pourra supporter. La
métaphore en partie sexuelle du conte est revisitée magistralement à l’aune du
monde du spectacle.
Le film ne peut bien évidemment pas retrouver une telle
hauteur après ce moment et la rancœur, la jalousie et le doute viendront briser
le rêve. Lermontov, figure du créateur démiurge tout puissant et détaché des plaisirs
futiles du monde (Alexander Korda aurait été le modèle de Powell et Pressbuger
pour le personnage) laisse se craqueler l’armure en étant soumis aux affres de
la jalousie (car après tout ne pourrait-il pas se rabattre sur une nouvelle
danseuse de talent comme il le fait avec Vicky au départ ?) lorsque Vicky
préfèrent Julian à sa carrière. Un bonheur de courte durée pour elle qui se
sent incomplète loin de la scène et de cette vision des Chaussons Rouges qu’elle
a contribué à façonner.
Julian lui-même fuira la première de son opéra pour la
rejoindre et faillira à son tour aux exigences du métier. L’interprétation habitée
et de plus en plus spectrale d’Anton Walbrook illustre mieux que tout le dévouement de l’Artiste
altéré physiquement lorsque les évènements ne tournent pas en sa faveur. Moira
Shearer s’avère tout aussi incandescente, livre ouvert d’émotions
contradictoires intenses exaltant sa beauté et sa chevelure rousses rendue
inoubliable par le technicolor de Cardiff.
Ainsi tourmenté par leurs amours et leurs passions, le trio
ne peut que finir brisé (l’annonce finale voix étouffée de Lermontov) et
consumé par ce choix impossible à l’image du sacrifice finale de Vicky.
Victoria: Julian?
Julian: Yes, my darling?
Victoria: Take off the red shoes.
L'inscription dans un mythe, conte ou plus globalement une force qui
nous dépasse et la soumission impossible à ceux-ci est au coeur des
thématique de Powell et Pressburger qui en donneront une variation tout
aussi puissante dans La Renarde où Jennifer Jones sera tiraillée entre sa nature sauvage et la civilisation. Un des chefs d’œuvres des Archers, dont l’influence
considérable s’étend de Scorsese à Gilliam (le final de Brazil doit tout à la s séquence de ballet) et dont nombres d’artistes
n’eurent de cesse de tutoyer la grâce à l’image des récents Moulin Rouge de Baz Luhrmann ou Black Swan de Darren Aronofsky.
Sorti en dvd zone 2 français aux Editions Lumière et chez Carlotta. L'image est meilleure pour le Carlotta mais les bonus sont bien plus intéressant aux Editions Lumière à vous de voir donc mais le maniaque de Powell et Pressburger ferait tout aussi bien d'avoir les deux !
Dommage que tous les "héritiers" en question soient si indignes du maître... "Black Swann", le plus ostensiblement référencé, est totalement indigeste.
RépondreSupprimerJack Cardiff était venu au Forum des Images de Paris, il y a un huitaine d'années, parler de son travail avec Powell, notamment sur le Narcisse Noir et Red Shoes. Etonnant à écouter.
Lisa Fremont.
En y regardant bien "Moulin Rouge" est aussi référencé si ce n'est plus que "Black Swan", l'histoire est identique(on remplace juste le conte d'Andersen par une fable Bollywood) et croisé à "La Dame aux Camélia" de Dumas.
RépondreSupprimerPas complètement d'accord pour y voir des héritiers, ils utilisent l'imagerie des Chaussons Rouges le temps d'un film mais pour exprimer des thèmes courant sur toutes leur oeuvre (la quête de perfection et plénitude pour Aronofsky, la célébration de l'amour et entertainment pour Luhrmann) mais on est loin de la copie même si l'influence est manifeste.
Les deux films ont des partis pris extrêmes qui peuvent rebuter c'est sûr (et les deux ne lésinent par sur leur effets)mais ce fut le cas de Powell aussi vu que le film fut sauvé par son succès aux USA après avoir reçu un accueil tiède en Angleterre.
"Moulin Rouge" dans le genre grand mélo hollywoodien too much c'est vraiment une des réussites des années 2000 et "Black Swan" en convoquant des influences horrifiques (Argento, De Palma ou Polanski) avec celle de Powell donne un résultat singulier. Dans les deux cas on aime ou rejette mais on s'en souvient donc le pari est (au moins à moitié) réussi et c'est le but vu l'outrance de ces oeuvres.