Hier avocat célèbre,
maître Hector Loursat de Saint-Mars vit retiré dans sa vaste demeure et a
sombré dans l'alcoolisme. Abandonné par son épouse, il ne s'est pas occupé de
sa fille, Nicole. Une nuit, une détonation retentit dans la maison. Hector voit
une ombre s'enfuir et découvre le cadavre d'un homme dans son grenier. La
victime est un repris de justice du nom de Gros-Louis. Nicole et les jeunes
gens qu'elle fréquente sont interrogés par les enquêteurs...
Les Inconnus dans la
maison est l’œuvre qui permet à Henri Decoin de se réinventer dans un
registre plus sombre alors qu’on l’associait plus volontiers aux sautillantes
comédies signées avec son ex épouse Danielle Darrieux. Alfred Greven rachète
les droits du roman éponyme de Simenon (paru en 1938) pour la Continentale,
animé de motif douteux. L’issue du roman fait ainsi du coupable un juif,
Simenon par ce choix (mais sans sombrer dans l’abjection d’un Céline ou d’un
Rebatet auteurs de vrais pamphlet antisémite) rejoignant le zeitgeist de la société française d’alors.
Decoin se montre immédiatement intéressé par le projet mais va justement s’opposer
à Greven en voulant gommer la caractérisation juive du coupable. Il n’accomplira
qu’en partie ce souhait puisque le personnage à l’écran (dont nous tairons le
nom pour ceux n’ayant pas lu le livre) est suffisamment « typé » pour
permettre ce genre d’association douteuse, ce qui vaudra au film une brève
interdiction après-guerre (et des bidouillages où certaines scènes seront
redoublées pour définitivement effacer cet élément raciste) et quelques
complications pour Decoin.
Le scénario est un des premiers travaux réellement remarqué
d’Henri-George Clouzot qui accentue la critique de la bourgeoisie de Simenon,
préparant sans doute déjà Le Corbeau
(1943). La caméra survole la ville en ouverture, accompagnée d’une voix-off
caustique qui s’insère dans des foyers nantis pour une description acerbe. Parmi
eux celui de Loursat (Raimu), ancien ténor du barreau ayant sombré dans l’alcool
depuis qu’il a été quitté par sa femme. L’attitude d’ivrogne hébété n’a que
faire du regard désespéré de sa fille Nicole (Juliette Faber), de l’irrespect d’une
domestique méprisante ou de l’état de délabrement de la maison. Seul compte l’oubli
qu’apportera la griserie du prochain verre. Le monde se rappelle cependant à
lui quand un meurtre sera commis au sein de sa propre demeure. Si la charge de
Clouzot se porte sur la décadence des adultes, l’intérêt de Decoin va plutôt
sur le dépit des enfants.
Il s’attarde longuement sur les cadres familiaux
étouffant où les parents vous ignorent (Nicole et Loursat), vous étouffent
(Edmond (Marc Dolnitz) ou vous méprisent. Decoin qui s’est notamment épanouit
par le sport est très sensible à cette thématique d’une jeunesse livrée à
elle-même (c’est l’un des sujets de Battement de cœur (1940)) s’attarde ainsi longuement sur la dynamique entre le groupe
d’ami. La scène finale de procès approfondira sur quoi repose les maux intime
de chacun mais la caractérisation de Clouzot, même quand elle semble prendre
des atours légers, revêt cette idée d’un épanouissement raté qui a pu pousser
au crime : les penchants suicidaires de Manu (André Reybaz), la couardise
maladive de Destrivaux (Jacques Denoël), le bégaiement d’Amédée (Marcel Mouloudji). L’ambition et le souci de la réputation seuls guident les
adultes, élément parfaitement représenté par les deux figures de la justice que
sont le procureur Rogissart (Jacques Baumer) et le juge Ducup (Jean Tissier)
qui par leur faconde truculente accentue la virulence du propos.
Il s’agit pour
eux d’étouffer au plus vite l’affaire où le coupable ne peut être que le plus
modeste de la bande, et dont on regrettera le suicide raté qui « aurait
arrangé tout le monde ». Sous sa démarche hésitante et ses airs ahuris, c’est
bien Loursat le plus lucide sur la corruption du monde qui l’entoure, et en
particulier sur lui-même. Decoin développe une atmosphère étouffante ou tout le
récit se déroule en intérieur (ou extérieur factice comme la fameuse ouverture
sur la ville, l’entrevue entre Loursat et Manu dans une ruelle) représentant
une alcôve qui emprisonne les faibles et où se complaisent les forts. Loursat
est par ses attitudes et son franc-parler est le seul grain de sable de ce
cadre normé. Lorsqu’il retrouve ses habits d’avocat et l’espace oublié de la
cours d’assise, sa verve peut renaître tandis que la mise en scène de Decoin se
déploie dans toute son ampleur expiatoire. Les travellings arrière sur le
pupitre des témoins dominé par les juges, les plongées sur la cour et les gros
plans saisissant sur les spectateurs, tout cela semble mettre à nu l’hypocrisie
et sortir les protagonistes de leur entre soit. La magnifique plaidoirie de
Loursat explicitera par les mots ce que Decoin avait déjà traduit par l’image.
La critique s’avère universelle et toujours pertinente
aujourd’hui (sur une jeunesse sans but qui se perd dans le crime) mais s’avérera
irrecevable dans le contexte de l’époque. Tolérable pour de mauvaises raisons durant
l’Occupation car financé par une société allemande, le propos du film est
antifrançais de la même manière que Le
Corbeau durant l’épuration. Decoin mettra quelques mois à s’en remettre
après-guerre mais c’est clairement ce film qui amorce ses grandes réussites à
venir dans un registre bien plus sombre. Loin des passions d’alors, Les
Inconnus dans la maison reste l’une des adaptations les plus réussies de
Simenon.
Sorti en dvd et bluray chez Gaumont
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